Frédérik Detue
« Le montage est une politique et une morale. », Rithy Panh
Coproduit par The Kingdom et Territoires en marge en 2014, le film Les Messagers d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura se consacre aux migrations des Africains subsahariens vers l’Europe et, plus précisément, à l’expérience que font ces exilés du blocage à une frontière extérieure de l’Union européenne et de l’espace Schengen : la frontière euro-africaine à la fois terrestre et maritime autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc. Ce qu’il met en lumière, c’est une situation qui, bien que particulière, est exemplaire de ce que doivent endurer celles et ceux qui rêvent de l’Europe comme d’une terre de liberté et qui se voient contraints de s’exposer à la mort pour la rejoindre. Précisément, c’est sur les circonstances d’une mort de masse que le film enquête.
Écrivain rescapé de sa déportation au camp nazi de Mauthausen, Jean Cayrol a qualifié de « lazaréen » un art « romanesque » de représenter un monde quotidien « baign[é] dans la lumière concentrationnaire » 1. L’auteur concevait ainsi après 1945 une littérature de fiction qui ne vise pas à reconstituer le passé des camps, à la manière des romans réalistes de Robert Merle ou de Erich Maria Remarque qu’il trouvait abjects 2, mais qui adopte au présent le regard d’un rescapé hanté par son expérience et qui ce faisant « [met à jour] la corruption mystérieuse de notre monde par l’élément concentrationnaire ou lazaréen » 3. Cependant, l’art lazaréen de faire ressentir la mort « comme absence ou disparition » en montrant « ce qui survit » 4 n’a pas été depuis lors, loin s’en faut, le domaine réservé de la fiction. Les Messagers s’inscrit ainsi en 2014 dans une tradition du cinéma documentaire lazaréen dont Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, a pu constituer un modèle 5.
Dans Shoah, la dimension lazaréenne procédait pour partie du crime de génocide lui-même, qui faisait l’objet de la remémoration. De fait, comme tous les programmes d’extermination mis en œuvre dans l’histoire, celui-ci a visé à faire disparaître les victimes comme si elles n’avaient jamais existé. Le génocide est cependant un crime spécifique, du fait que les bourreaux destinent à l’anéantissement un groupe humain entier qu’ils ciblent de manière idéologique. Les crimes de masse qui s’accompagnent de l’effacement des victimes entrent plus généralement dans la catégorie du crime contre l’humanité. Le groupe des exilés n’étant pas désigné pour être anéanti de façon systématique, c’est cette dernière qualification juridique qui est en jeu dans Les Messagers. Le film atteste ainsi que l’acte européen d’« illégaliser » 6 les migrations fonde une politique sécuritaire de contrôle des frontières qui est, dans les faits, directement responsable d’une mort de masse vouée à l’invisibilité.
Démasquer la négation du crime à l’œuvre dans les mots
Vouloir rendre compte de ce qui arrive aux migrants d’Afrique subsaharienne qui tentent de passer les frontières européennes de Ceuta et Melilla, cela impose tout d’abord d’aller enquêter sur les lieux afin de comprendre les choses par soi-même, à leur contact. Quand Laetitia Tura et Hélène Crouzillat se sont rendues dans cette frontière euro-africaine pour la première fois en 2007, il n’était d’ailleurs pas encore question de réaliser un film. L’idée du film s’est imposée en même temps qu’une prise de conscience sensible et non plus seulement intellectuelle des réalités vécues dans cette frontière. Avoir connaissance des réalités seulement par l’intellect équivaut le plus souvent à de l’ignorance dans la mesure où l’intellect à lui seul ne permet pas de les imaginer. Au demeurant, bien qu’elle durât déjà à l’époque depuis une vingtaine d’années, la situation au nord du Maroc était déjà recouverte d’une chape de silence.
Cette prise de conscience est d’abord passée par des rencontres, par exemple avec Fabien Didier Yene, exilé camerounais à qui les réalisatrices rendent un hommage appuyé dans le générique de fin en tant que « passeur entre les mondes et fidèle pilier ». La réalité de la mort de masse dans la frontière, cela s’appréhende en premier lieu au contact des vivants. C’est ce qui ressort d’un dispositif cinématographique qui place au cœur du film l’enregistrement de la parole des vivants, le plus souvent face caméra.
On peut observer à cet égard que les réalisatrices des Messagers ont pris le parti de s’entretenir avec tous les acteurs concernés : les exilés bloqués aux frontières, les habitants de ces lieux frontières et la guardia civil espagnole affectée au contrôle de ces frontières 7. Cette observation doit être cependant immédiatement précisée, de façon à éclairer le genre auquel appartient le film. Celui-ci vise une vérité relativement aux réalités vécues dans la frontière ; une vérité qui n’est en aucun cas absolue, transcendantale et intemporelle, mais une vérité historique, observable et analysable par toute personne sincère se livrant à un travail d’investigation de la réalité et se donnant ainsi les moyens d’exercer sa faculté de juger en connaissance de cause. Cette recherche d’une vérité historique suppose pour commencer de reconnaître que, par rapport aux faits, chacun est à sa place. C’est pourquoi, dans Les Messagers, les trois parties mentionnées sont rigoureusement distinguées, de façon à bien montrer que leurs paroles respectives ont des statuts différents. Non seulement les différentes parties n’apparaissent jamais ensemble à l’image, mais le montage souligne en particulier la séparation radicale entre les exilés d’une part et la police de l’autre. Entre des séquences filmant les exilés et une séquence filmant le chargé de communication de la guardia civil, les réalisatrices ont introduit des plans photographiques de la barrière de Melilla, ce qui correspond à une réalité géographique (les séquences ont de fait été tournées d’un côté et de l’autre de celle-ci) mais ce qui montre aussi, sur un plan d’analyse du discours, le caractère irréconciliable de ces paroles recueillies et des expériences de la frontière qu’elles transmettent. Or un second commentaire s’impose, quant au but recherché d’énoncer une vérité. C’est qu’il ne s’agit en aucun cas ici de respecter servilement une quelconque « loi de l’équilibre » telle qu’on l’enseigne dans les écoles de journalisme. Contrairement à ce qui se passe dans les médias dédiés au journalisme déclaratif, les réalisatrices ne se contentent pas de faire entendre des versions contradictoires au sujet du contrôle des frontières. S’engager au service de la vérité historique, c’est aller au fond de la réalité de façon à démêler le vrai du faux, dans une telle contradiction. Ainsi le discours officiel de l’officier de la guardia civil est-il encadré par un faisceau de témoignages d’exilés qui, se corroborant les uns les autres, contribuent ensemble à démasquer le vernis que ce discours étend sur la réalité de la violence politique.
La séquence condensée dans le strip ci-dessus se caractérise par un montage disjonctif qui éclaire le projet des réalisatrices, en situation d’observation participante, de « nous faire voir le caché », suivant une tradition littéraire et artistique du reportage depuis plus d’un siècle 8. Il faut toujours être attentif aux conditions dans lesquelles les images sont produites. On ne peut pas manquer d’observer le contraste entre, d’une part, un homme blanc qui nous fait face assis confortablement à son poste de travail, dans un environnement bureaucratique riche en objets, et, d’autre part, un homme noir qui nous tourne le dos, debout face à un mur nu. Ce contraste accentue l’opposition entre une parole officielle et autorisée délivrée par le communicant d’une administration et la parole officieuse d’un homme anonyme qui n’est pas censé avoir voix au chapitre. Cependant, il faut encore ajouter à cela le fait que la parole du Camerounais est recueillie de façon clandestine par les réalisatrices. Elles tournent en effet les scènes de témoignage principalement en intérieur au nord du Maroc dans le souci à la fois de ne pas exposer les exilés au danger d’être arrêtés par la police auxiliaire marocaine et de ne pas risquer quant à elles un empêchement de leur projet filmique, par exemple du fait d’une interdiction de séjourner dans le pays.
Les deux paroles désaccordées font entendre une dissonance à la fois dans l’énonciation et dans l’énoncé. On peut remarquer qu’un principe de sobriété préside au travail de réalisation du film, y compris dans le recueil des témoignages. Le parti pris du plan fixe ou du panoramique vertical accompagne ainsi, par son absence de recherche d’effet, des propos recueillis qui se veulent mesurés. Cela vaut aussi bien pour le discours explicatif de l’officier que pour le récit d’expérience de l’exilé. Les deux locuteurs cherchent à être crédibles, dans une quête pour trouver les mots justes. Il importe de souligner que, bien que l’exilé livre une parole d’accusation, il recourt « au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur », à l’instar du témoin appelé à déposer en justice et qui désire « préparer le terrain aux juges » 9. Cependant, les corps et les voix parlent et, à cet égard, tout oppose les deux locuteurs. D’un côté, on a affaire à un homme qui fait corps avec sa fonction administrative et qui livre une parole entièrement impersonnelle et désincarnée. De l’autre, on a affaire à un homme qui fait corps quant à lui avec sa propre histoire en faisant un effort de remémoration. Malgré l’absence de recherche d’effet de l’un et l’autre locuteurs, tout oppose leurs deux paroles. Au discours privé d’affects d’un homme intact, s’oppose la parole chargée d’affects d’un homme blessé. Cette opposition est décisive pour démêler le vrai du faux dans le propos que tiennent l’un et l’autre, dès lors que la remémoration de l’exilé vient contester le discours de l’officier. C’est ce que Claude Lanzmann appelait, à propos des témoignages recueillis dans Shoah, « l’incarnation en vérité » 10, c’est-à-dire ce moment où, dans le témoignage de la victime, la distance entre le passé du souvenir et le présent de la remémoration tend à s’abolir de telle sorte que sa parole s’en trouve affectée, qu’elle se brise parfois, laissant paraître une forme de stupéfaction.
En nous donnant une image de ceux qui se souviennent Laetitia Tura et Hélène Crouzillat nous font reconnaître le point de vue qu’elles adoptent, « du côté de ceux qui souffrent » 11. L’officier attaché de communication ne connaît apparemment pas le cinéma. Il ne sait pas que l’on peut monter son discours contre lui-même, en révélant qu’il est un discours de négation de la vérité 12. Que le montage en miroir (autour des images de la barrière) d’un témoignage d’exilé camerounais, corroboré aussitôt par celui concordant d’un Nigérian, suffit à faire s’effondrer tout son plaidoyer visant à justifier un dispositif de sécurité « non préjudiciable ». Car ce que soutient le Camerounais, c’est que ce dispositif de sécurité participe au contraire d’une « guerre » contre les exilés, comme l’atteste l’assassinat par balle d’un Nigérian commis par la police auxiliaire marocaine lors d’un assaut collectif de migrants contre la barrière de Melilla.
Contre un crime voué à l’impunité, l’invocation des morts
Les réalisatrices construisent par la suite un faisceau de témoignages qui attestent d’autres homicides, d’autant plus meurtriers qu’ils sont commis lors de tentatives de passage de la frontière par voie maritime. Le film écarte ainsi la thèse de la bavure exceptionnelle, commise qui plus est par la police marocaine, quant à ce premier cas d’assassinat qui nous est rapporté. D’autres témoins mettent en cause directement l’action mortifère de la guardia civil, accréditant à l’inverse la thèse d’une politique européenne de contrôle des frontières structurellement criminelle. En outre, la négation de cette vérité criminelle apparaît encore à l’œuvre dans le modus operandi cynique de certains assassinats, quand par exemple, après avoir favorisé des noyades, on entreprend d’apporter les premiers secours ou de sauver au hasard quelques vies.
Au demeurant, pour revenir au cas du Nigérian tué par balle sur la barrière de Melilla, le Camerounais ouvre tout un champ de réflexion sur le crime et sa négation. Il évoque en effet la disparition du corps de la victime. Ni le Camerounais ni le Nigérian qui atteste également de cet homicide ne savent ce qu’est devenu le corps. Ce que suggère cette disparition et que corroborent les autres témoignages d’assassinats, c’est que le crime en question est voué à l’impunité. Or c’est relativement à cette injustice redoublée par l’opacité que le film prend une dimension lazaréenne.
Un pêcheur tunisien témoigne dès l’ouverture du film du choc que provoquent sur la population locale les nombreuses disparitions en mer : « Les gens qui sont partis et qui sont pas arrivés, ni là-bas ni ici, ils sont où ? Ils sont où, tous ces gens-là ? » Cette question concerne les morts, en l’occurrence, mais nous ne pouvons qu’inférer qu’elle concerne aussi les vivants. Plus le film progresse vers sa fin, plus la vie des exilés que nous voyons à l’écran – et qui sont filmés, je le rappelle, dans la clandestinité – paraît incertaine. Ils ont entrepris de se réapproprier leur vie en faisant un aller simple pour l’Europe, rêvée comme une terre de liberté. Bloqués au nord du Maroc contre toute attente, ils vivent dans un pays de transit où ils sont considérés comme des indésirables, de sorte qu’ils s’efforcent de devenir invisibles, retirés dans les forêts de Bel Younech et du Gourougou le plus souvent ou reclus en journée dans des appartements lorsqu’ils cherchent refuge en ville. Ils ont tous échoué dans leurs multiples tentatives de passer la frontière euro-africaine de l’une des enclaves et témoignent d’événements meurtriers dont ils sont les rescapés. Par crainte de paniquer leur famille, par honte aussi, ils ne la joignent pas ou font « comme si de rien n’était », de sorte que leurs proches ignorent ce qu’ils subissent. S’ils meurent enfin, il est possible et même probable qu’ils disparaissent comme s’ils n’avaient jamais existé : soit ils se noient et on ne retrouve pas leurs corps, soit on ne procède pas à l’identification de ces corps et on les enterre anonymement dans des fosses communes.
Ce processus, Fabien Didier Yene l’appelle à la fin du film « chosification », en précisant : « Si déjà les migrants, ils sont vivants et traités comme ça, là, s’il est mort, imaginez ! » De fait, comme le remarque Carolina Kobelinsky, on observe un contraste saisissant dans la politique de l’Union européenne entre sa façon de traiter les personnes qui parviennent à gagner l’espace Schengen et sa façon de traiter ceux qui meurent à ses frontières extérieures. D’une part, on ne cesse de perfectionner les technologies de façon à identifier et à « garantir la traçabilité des nouveaux arrivants », d’autre part, « le silence et l’anonymat », étant donné que, « jusqu’à présent et malgré l’ampleur actuelle du phénomène, il n’existe aucun protocole commun européen d’identification et de prise en charge des corps » 13. Les Messagers documente les effets de cette politique de contrôle des frontières qui, non seulement, fait mourir mais fait disparaître. À cet égard, c’est le rôle informel de la tierce partie, à savoir les habitants de cette région frontalière, qui est souligné : celui du Père Joseph Lépine, d’un gardien de cimetière, de fossoyeurs. Or ce que fait ressortir le tableau de ces plus ou moins bonnes volontés individuelles, c’est une extrême précarité de la mémoire des morts. Au mieux, on enterre les exilés dans une tombe qui « résiste » et « leur donn[e] une certaine visibilité ». Mais, comme le remarque l’une des réalisatrices, on n’est pas allé jusqu’au bout de l’habillement de la tombe, de sorte qu’« il n’y a pas de noms ». C’est une prise de conscience que la caméra enregistre : on n’a pas pensé « au cas où la famille viendrait ». Déjà exceptionnelle, la visibilité demeure ainsi toute relative.
Dans l’ensemble, la hantise de tous ces morts « étrangers » qui n’ont pas bénéficié du rituel pourtant au fondement anthropologique de nos sociétés gagne peu à peu tous les paysages filmés par les réalisatrices. Comme dans Shoah, l’impression de paysage hanté est produite par le montage d’une image de paysage avec une voix invoquant les disparus. Or cette vibration dans l’image est encore accentuée dans Les Messagers par le montage de photographies et d’images filmiques, l’incertitude dans la perception du récepteur redoublant l’effet d’hallucination. Au final, du désert qui apparaît avant le générique à la mer Méditerranée présente jusque sur l’affiche, l’espace de la frontière semble s’étendre indéfiniment comme un vaste sépulcre.
De cette façon, le film fonctionne comme un dispositif d’alerte à notre intention. C’est nous, Européens, qui sommes appelés à juger ce crime contre l’humanité qui se commet dans cette frontière en notre nom. La hantise des morts qui nous est transmise se destine à transformer nos consciences. Si, comme le soutient Fabien Didier Yene à la toute fin du film, les exilés sont « les messagers de notre époque », c’est en ce sens qu’ils interrogent – à leur corps défendant – l’attachement de nos sociétés européennes aux valeurs universelles qu’elles proclamaient pourtant haut et fort au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Car le cas des frontières euro-africaines de Ceuta et Melilla est exemplaire d’une politique migratoire européenne qui bafoue au quotidien les droits fondamentaux des personnes, à commencer par celui de la libre circulation inscrit dans l’article 13 de la Déclaration universelle de 1948. Le film met ainsi au jour le caractère intolérable d’une telle thanatopolitique, qui, provoquant une mort de masse, signe de facto la défaite des valeurs que l’Union européenne est censée incarner. Espérons cependant qu’en montrant la stupéfaction des migrants qui désirent précisément gagner l’Europe en raison de ces valeurs, il nous réveille pour de bon du rêve que nous faisons sur nous-mêmes.
Fiche technique
Création sonore musicale : Martin Wheeler
Montage son et mixage : Delphine Ameil, Pierre Carrasco
Grandes lignes de l’intrigue
Des migrants meurent tous les jours, en des lieux éparpillés, sans que l’on ne puisse en garder la trace. Ils disparaissent dans la frontière. Où sont les corps ? Les Messagers, ce sont ces premiers témoins, ils nomment la mort, s’organisent pour retrouver un nom, un corps ou bâtir une sépulture. Dépositaires de la mémoire des disparus, ils résistent à la disparition de l’humain.
- Jean Cayrol, Lazare parmi nous, dans Œuvre lazaréenne, Paris, Le Seuil, coll. « Opus Seuil », 2007, p. 803.
- Cayrol développe en 1953 une analyse analogue à celle que Jacques Rivette proposera dans son fameux article des Cahiers du cinéma en 1961 : voir « Témoignage et littérature », Esprit, 21eannée, n° 4, avril 1953, p. 575.
- Cayrol, Lazare parmi nous, dans Œuvre lazaréenne, op. cit., p. 766.
- Jean Cayrol, Claude Durand, Le Droit de regard, Paris, Le Seuil, coll. « Pierres vives », 1963, p. 70.
- Shoah est l’exemple du d’enquête criminelle qui explore le passé en partant du principe que ce passé ne passe pas. En allant examiner les lieux de l’extermination des Juifs d’Europe, en allant recueillir la parole des témoins, Claude Lanzmann n’a eu d’autre projet que de « rev[ivre] cette histoire au présent » (Marc Chevrie, Hervé Le Roux, Le lieu et la parole. Entretien avec Claude Lanzmann, Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, coll. « L’Extrême contemporain », 1990, p. 301) ; non pas d’adopter face à elle une attitude recueillie de « terreur sacrée », mais au contraire de la recueillir en soi en retraversant avec obstination le processus de bout en bout. C’est ce qui fait que le film donne à voir un temps halluciné, qui invite à voir avec les yeux de l’imagination le passé de l’extermination qui revient.
- Voir Charles Heller, Lorenzo Pezzani, Traces liquides : enquête sur la mort de migrants dans la zone-frontière maritime de l’Union européenne, Revue européens des migrations internationales, 2014, vol. 30, n°3 et 4, p. 72.
- Pour des raisons que l’on peut deviner, les seuls acteurs qui n’apparaissent pas dans le film sont les policiers marocains qui secondent la guardia civil dans ses opérations de contrôle de la frontière.
- Voir Géraldine Muhlmann, Une Histoire politique du journalisme. xixe-xxe siècles, Paris, PUF, coll. « Partage du savoir », 2004, p. 62.
- Primo Levi, Appendice (1976), Si c’est un homme, trad. de l’italien par M. Schruoffeneger, Paris, Pocket, coll. « Presses Pocket », 2003, p. 278.
- Chevrie, H. Le Roux, Le lieu et la parole. Entretien avec Claude Lanzmann, Au sujet de Shoah, op. cit., p. 298.
- Voir Joe Sacco, « Un manifeste, quelqu’un ? », Reportages : Palestine, Irak, Kushinagar, femmes tchétchènes, crimes de guerre, immigrants africains, trad. de l’américain par S. Van den Dries et O. Ragasol, Futuropolis, 2011, p. 5 : « Pour moi, le grand journaliste britannique Robert Fisk cerne assez bien le problème lorsqu’il affirme : “Je dis toujours que les reporters devraient être neutres et impartiaux], du côté de ceux qui souffrent.” »
- Cette méconnaissance du cinéma était la « faiblesse » que Rithy Panh avait reconnue chez Duch, directeur du centre de torture et d’exécution S21 à l’époque des Khmers rouges. Voir R. Panh (avec Christophe Bataille), L’Élimination, Paris, Grasset, 2011 [DL 2012], p. 314-315 : « Duch a une faiblesse : il ne connaît pas le cinéma. Il ne croit pas au jeu des répétitions, des croisements, des échos. Il ne sait pas que le montage est une politique et une morale. Et dans le temps, il n’y a qu’une vérité. » C’est cette faiblesse qui a permis au réalisateur, bien que Duch mente tout le temps, de monter son film Duch, le maître des forges de l’enfer (2011) contre le bourreau.
- Carolina Kobelinsky, « Les vies des morts de la migration », Plein droit. Homicides aux frontières, juin 2016, n° 109, p. 6-7.
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Les Messagers
2014 | France | 1h10
Réalisation : Hélène Crouzillat, Laetitia Tura
Production : Marie-Odile Gazin/The Kingdom en association avec Périphérie
Diffusion : Laetitia Jourdan, Prima Luce
Image : Hélène Crouzillat et Laetitia Tura
Son : Hélène Crouzillat et Laetitia Tura
Montage : Agnès Mouchel et Marie Tavernier
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 25, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0025, accès libre)