Le massacre des illusions

Conterrâneos Velhos de Guerra de Vladimir Carvalho

Jean-Paul Roig

« L’une des particularités du régime socialiste est de reposer sur une profonde confiance en l’espérance d’un changement. Et cela est essentiel. », Ernest Bloch

« Le peuple c’est de la merde dans ce pays ! » explique Oscar Niemeyer, l’architecte de Brasilia, dans Conterrâneos Velhos de Guerra. L’an passé, le Cinéma du Réel avait consacré sa rétrospective au cinéma latino-américain, et permis au public français de découvrir un important mouvement culturel. Cette année, l’Amérique latine n’était représentée que par ce film brésilien, dernier long-métrage de Vladimir Carvalho, sélectionné hors compétition.

Vladimir Carvalho, issu de l’École du Paraïba (État pauvre du Nordeste), est un des rares cinéastes brésiliens dont l’œuvre est exclusivement documentaire. En 1959, il est l’assistant de Linduarte Noronha, sur le célèbre film Aruanda, décrivant la vie misérable des descendants d’esclaves dans un quilombo 1. Ce film qui, réalisé avec peu de moyens, prenait enfin en compte la réalité brésilienne, suscita la réflexion de L’esthétique de la faim et de la violence de Glauber Rocha, et annonça le Cinéma Nôvo. Lors de la rétrospective du Cinéma du Réel de 1992, deux de ses films étaient présentés: Brasilia Segundo Feldman (1980) qui, à partir d’images d’archives, montrait déjà le lourd tribut payé par les travailleurs nordestins à la construction de Brasilia, et A Pedra da Riqueza (1976) qui traitait des conditions de travail horribles des ouvriers dans les mines de sheelite du Nordeste.

La traduction littérale de Conterrâneos Velhos de Guerra est Vieux compatriotes de guerre. Dans la tragédie qui est représentée dans ce film, Brasilia n’est pas la protagoniste. Ce sont les ouvriers, nordestins comme le réalisateur, qui intéressent ce dernier dans la « guerre » qu’ils mènent ensemble.

En 1956, le président Juscelino Kubitschek décide de fixer la nouvelle capitale, en remplacement de Rio de Janeiro, à plus de 1000 km à l’intérieur des terres, et de réaliser, en quatre ans, une ville entièrement nouvelle. Brasilia est inaugurée solennellement le 21 avril 1960.

Aujourd’hui, avec son architecture aux formes symboliques au milieu de vastes espaces verts, Brasilia fait figure de ville moderne. Le pari pourrait sembler gagné. Mais il faudrait n’estimer Brasilia que dans les limites du district fédéral, et pouvoir oublier tous les ouvriers qui ont participé à son édification.

Dès 1957, l’immense chantier que représente la construction de cette ville nécessite une abondante main-d’œuvre. C’est du Nordeste, des États de Paraiba et de Pernambuc, que vont arriver la majorité des ouvriers. Pour la plupart des petits paysans que la misère et des promesses attirent par milliers et qui, avec un enthousiasme étonnant, s’improvisent maçons ou. charpentiers, Brasilia devient la terre promise. La construction d’une ville, dont ils seront les pionniers, leur donne espoir et confiance. « Au nom de Brasilia », ils supporteront tout. Les pires conditions de vie comme les innombrables accidents, et même une tuerie (Le massacre de Pacheco) dont on n’a jamais retrouvé les corps et que les dirigeants se sont empressés d’oublier. « Quelle tuerie ?… je n’étais pas au courant de cet incident. Et puis c’est d’abord un problème sociologique » répond Oscar Niemeyer. Il y a même la « tombe de l’ouvrier inconnu ». Par dignité, et pour ne pas salir le nom de Brasilia et gâter l’espoir que cette ville représentait pour eux, les familles d’ouvriers allaient jusqu’à cacher les morts.

« Le jour de l’inauguration, je ne sais pas où j’étais. Je devais travailler » dit un ouvrier. Brasilia est inaugurée avec pompes et solennités, et le film nous montre le « rituel du pouvoir » dans toute sa splendeur, tel que la télévision nous a habitué à le voir. Mais, précédé des témoignages des ouvriers, il n’est que mascarade et Brasilia perd tout son éclat.

« Il construit mais n’a pas où habiter » dit la chanson. Les ouvriers comprennent rapidement qu’ils ont construit une ville qui ne leur est pas destinée. Sans se décourager, « avec l’aide de Dieu », beaucoup tentent de se lancer dans leur propre construction. Mais le salaire qui ne suffit pas à les nourrir ne leur permettra pas d’acheter les matériaux, et leur maison restera en chantier voire seulement sur les plans.

Composition lyrique

Dans sa volonté de dénoncer une injustice mais aussi d’alimenter une réflexion, Conterrâneos Velhos de Guerra est présenté comme une tragédie. Polyphonique, le film commence par une multiplicité de témoignages, principalement d’ouvriers nordestins, mais aussi de l’urbaniste Lucio Costa et de l’architecte Oscar Niemeyer. Des témoignages qui se complètent ou se contredisent pour exposer les circonstances du drame. Tourné sur une vingtaine d’années, d’une durée de près de trois heures, dans un style épique, ce film fait l’effet d’une vaste composition lyrique. Une grande variété et un mélange d’images et de sons, à la mesure de la complexité culturelle et sociale du Brésil. Images en couleur et en noir et blanc, de style et de procédés de mise en scène qui permettraient de reconstituer toute l’histoire du cinéma documentaire brésilien. Sons directs, commentaires off, interviews, poèmes déclamés ou chantés, chansons populaires, musiques rock, musiques dramatiques de Wagner et de Verdi. Un métissage et un synchrétisme à l’instar du Brésil.

Dans une perspective historique destinée à éclairer le présent, le film se développe selon un enchaînement de faits, présentés dans leurs causes et leurs suites, et une charge dramatique croissante. Le film montre comment se creuse progressivement le fossé entre ouvriers et dirigeants. Comment la destruction graduelle de l’enthousiasme conduit à la religion, au retour aux traditions populaires et au football, comme formes de sublimation. « Pour moi ce qu’il y a de plus important, c’est le club de foot Flamingo et la fête du boeuf ». Oublier, le temps d’une fête, les injustices et la misère.

Quand, en 1976, avec la mort du président Juscelino Kubitschek, victime d’un accident, s’éteint le dernier représentant de l’espoir qu’avait symbolisé Brasilia, alors que le régime militaire prévoyait des funérailles discrètes, le peuple s’exalte. Le dernier soupir d’une espérance qui a vécu et qui s’éteint.

À partir de là, le film communique la résignation, l’absence de rêves et la perte d’espérance d’un peuple, et plus généralement de notre époque. On ne peut s’empêcher de penser alors au film militant, mais comme à un genre d’un autre temps. Le fond de l’air est rouge (1977) de Chris Marker, l’un des derniers films militants français, qui avait toutefois su prendre la distance nécessaire par rapport au genre, parlait de « la lutte persistante contre les pouvoirs » comme une conduite toujours de mise. Propagande vient de « propaganda fide », propagation de la foi, et peut-être que c’est cette absence de foi, d’aspirations, des ouvriers comme du réalisateur, comme de nous tous, aujourd’hui, qui ne permet plus ce genre de film. Conterrâneos Velhos de Guerra est dans la tradition du cinéma documentaire militant latino-américain, dans la suite de La Hora de los Hornos (1968) de l’Argentin Fernando Solanas, mais bien d’aujourd’hui, d’une époque sans rêves collectifs. Davantage un miroir tendu à notre conscience que l’espérance d’un renouveau. Dans son dernier film, El viaje (1992), une fiction, Fernando Solanas, montre sous forme de métaphore, « comment les gens s’habituent à vivre avec de l’eau jusqu’au cou ».

Alors que les pauvres ont été repoussés dans les villes satellites, à plusieurs dizaines de kilomètres de Brasilia, le film décrit comment, de nouveau, au début des années 80, des bidonvilles réussissent à se constituer dans la zone protégée du district fédéral. En effet, la ville a besoin d’une main-d’œuvre bon marché qui lui évite tous problèmes de logement et de transport, et nous sommes en période pré-électorale. Mais la ségrégation sociale est inhérente à Brasilia et l’histoire se répète. A la première occasion la population pauvre est expulsée vers les agglomérations comme on avait expulsé les parents. On retrouve les familles pleurant, à côté des bulldozers qui démolissent leurs cabanes, sans vergogne, encadrés par l’armée. Des pauvres, qui s’accrochent à la vie, qui ont foi en la religion mais aussi en la société « qui devra de toute manière s’occuper de nous », dit une vieille dame. La lutte ne se fait plus contre le pouvoir, mais désormais pour survivre, en prenant ce que la société abandonne ou veut bien concéder.

Le spectacle tragique des pauvres qui courent derrière les camions à ordures ou celui des bulldozers qui officient dans le bidonville, avec un hélicoptère survolant le massacre, est accompagné de la musique dramatique de Wagner ou de Verdi. Ardente et despotique comme le pouvoir qui agit sur les pauvres, cette musique, que le réalisateur aurait choisie parce qu’il ne pouvait pas payer une composition originale, affirme la tragédie comme le registre dans lequel est résolument placé ce film.

Enfin l’action de cette tragédie est donnée par les événements de 1986. Subitement le film va passer de la soumission à la violence du peuple. Une violence qui libère le spectateur, comme un ressort qui se tend pendant plus de deux heures et enfin se détend dans la dernière partie. La révolte apparaît alors comme une conséquence normale. Le film cherche à éclairer un point de vue sur la situation sociale actuelle de Brasilia. Si trois heures peut constituer une épreuve pour le spectateur, c’est certainement le temps nécessaire pour mettre en perspective tous ces espoirs déçus et voir aujourd’hui les pauvres qui envahissent Brasilia, non pas seulement comme des migrants attirés par la lumière de la ville, mais comme des hommes et leur famille que la ville a appelés à une certaine époque et qui en font partie. C’est aussi pour montrer ces dernières émeutes comme un avertissement, qui pourraient en laisser présager d’autres, venant d’un peuple, sans intentions révolutionnaires particulières, qui revendique seulement le droit de vivre.

Conterrâneos Velhos de Guerra est aussi un film sur la mémoire des ouvriers qui ont participé à la construction de Brasilia. Le film dégage de l’ombre de la ville futuriste, derrière la distinction et l’élégance de son architecture, la mémoire des ouvriers nordestins. Une partie de la mémoire de Brasilia qui, occultée et jetée dans l’oubli, pourrait faciliter certaines révisions de l’histoire 2.

Film de courage, de résistance et d’obstination, Conterrâneos Velhos de Guerra, est un constat bouleversant, branché sur l’avenir d’une ville, d’un pays, mais aussi du monde, sous la forme d’une tragédie, dont le dénouement est laissé à l’imagination du spectateur et à la responsabilité de chacun.

Jean-Paul Roig (octobre 1993)


  1. Village d’esclaves libérés.
  2. Lire « Paroles pour oublier l’oubli » de Edouardo Galeano, Le Monde Diplomatique, Juin 1993.

  • Conterrâneos Velhos de Guerra
    1992 | Brésil | 2h48 | 16 mm
    Réalisation : Vladimir Carvalho
    Production : Vladimir Carvalho
    Diffusion : Rio Filmes Voir en ligne

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 85, 1er trimestre 1994)