Marie-Christine Peyrière
« Il n’y a pas de guerre sans représentation. », Paul Virilio 1
Digressions sur la mémoire de guerre.
L’archive de guerre
La réflexion commence par une commande : chercher des images, des images « jamais vues » pour un livre document sur le Débarquement 2. Le projet du livre est de commémorer l’événement à l’aide de témoignages et d’archives sorties des fonds militaires, des musées spécialisés, ou des cartons de l’amateur (du tract à la photo d’identité conservés par les collectionneurs). Images documentaires si l’on prend soin de les regarder comme une image, avec ce que la distance révèle, démonte, défait des intentions. Images fictives, bien sûr, avec ses poses héroïques, et son imaginaire militaire qui rend le drame fragile comme le rêve.
Rassemblées, décadrées, juxtaposées, ces photos laissent apparaître une durée. De l’image à l’icône, affleurent des sentiments mêlés pour le soldat allemand dont la jeunesse nous émeut aujourd’hui. Pour la femme à la poussette d’enfant qui fuit la ville détruite. Pour le parachutiste américain libérateur sorti vivant de l’épreuve, le visage noirci par le feu. Pour le matériel militaire : le char, les bombardiers. Ce reliquaire produit un effet de mémoire apaisé, libéré de sa gravité.
Une vision de la réalité de guerre.
Mais la lecture ramène au plus près, sur le vif. Je vois ces images d’une autre époque regarder quelque chose qu’elles me cachent. Chaque image suppose l’arrêt, l’explication de l’ombre, au risque de porter un cercueil vide.
Qu’est-ce que se souvenir de la guerre ?
En elles, malgré moi, quelqu’un se souvient. Le vrac photographique de l’été 1944 révèle une série de personnages, de sensations violentes. Une guerre civile, des dénonciations, des exécutions sommaires dans la rue, des attentats ratés, des clichés américains montrant avant l’heure La Vache et le Prisonnier. Je découvre sans surprise le romantisme de la propagande allemande : soldats allemands en garnison réunis autour d’un piano dans le jardin normand d’une maison bourgeoise, les belles de Paris jouant aux courses en plein mois de juillet. Les images ne seront pas gardées. L’album de souvenirs organise la trace du témoignage comme une table rase.
Ce matériau trouble de la destruction, c’est évident, ne peut prétendre sans filtre à la visibilité. La saisie de l’immédiat dans l’image de guerre ne forme pas un point de vue intelligible sur cette condition humaine rendue à l’inhumain. L’image de guerre, même maquillée, témoigne d’un désarroi éthique. La mémoire n’occulte pas, elle fait son tri.
Ce tri, je le fais dans le présent de la guerre de Bosnie, inquiète par les reportages à la télévision sur Sarajevo. Témoignages de viols des femmes musulmanes. Fascination technologique pour l’arme – le sniper. Ni lisible, ni visible, anéantie par le flot des autres, l’image perd son contact avec le monde sensible. À nouveau des victimes, à nouveau des bourreaux, à nouveau des documentaires. La guerre que nous montre Marcel Ophüls dans son dernier film Veillées d’armes ne mettrait-elle pas à jour les images éconduites ?
Produire de la mémoire
Une fois le livre achevé, la mémoire est à quai, frustrée inappropriée : de quelle guerre, en fait, s’agit-il ? Le spectacle commence pour moi par cet impossible acte de dérivation. Je cherche la surprise, par rupture ou force de la tradition, qui pourrait produire de la mémoire, l’augmenter, s’en saisir.
Le geste artistique met en scène l’illusion du référent photographique. Feux, paysage de ruine, monument. Le plasticien Holger Trülzsch mine la séduction du désastre, le sublime de la catastrophe. Mirage des brasiers qui traités en photographie numérique deviennent virtuels. Simultanément il rend à son effacement l’image technologique de guerre. Des photos de presse sont projetées en diapositives sur une surface noire fragmentée peinte à la suie 3. L’empreinte réaliste disparaît. L’archive s’efface. Matière de cendres.
Le peintre colombien Arturo Denarvaez détourne l’attention du visuel. Dans ses tableaux figuratifs : un crâne, une agrafeuse. Un pistolet et un poisson crevé. L’objet, vivant pétrifié, avec au bout la mort, la nature morte. L’œil fait un parcours mental entre deux points, à distance du meurtre.
Dans le réel, la fiction
Je regarde la photo du grand-père prisonnier sur le front de l’Est. Un traîneau, de la neige, et, silhouettes minuscules, deux hommes avec une capote noire. C’est lui, sur la photo reçue par la poste, en 1944, de l’hiver de la guerre. La famille ne sait rien d’autre de cette existence. Ne voudra pas savoir. Mais elle aime la légende transmise de main en main aux témoins de la preuve. Sa petite-fille, photographe, développe, agrandit encore et encore le tirage talisman. Elle remue le passé, scrute les visages. Anonymes. La mise au net souligne le faux. Sur la photo, il n’y a pas de grand-père.
L’image de la guerre est une fiction nécessaire. La connaissance est destruction. 4
- Guerre et cinéma I, Logistique de la perception, Paul Virilio, Cahiers du cinéma, 1991.
- Le 6 juin 1944, le Débarquement par Jérôme Camilly. Recherche iconographique par Marie-Christine Peyrière. Le Cherche midi éditeur, 1993.
- Au Credac, centre d’art contemporain à Ivry-sur-Seine, 19 novembre 1993-9 janvier 1994, Galerie Michele Chomette à Paris, 23 novembre 1993 – 15 janvier 1994.
- Cioran
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Veillées d’armes : histoire du journalisme en temps de guerre
1994 | France | 3h50
Réalisation : Marcel Ophuls
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 129, 1er trimestre 1995)