Marie-Christine Peyrière
Comment devient-on cinéphile du documentaire et quelle est cette expérience du spectateur ? Essai d’une représentation.
Sur la couverture jaune du roman, nulle trace d’ambiguïté. Au centre de la fiction vivrait Le Documentariste. Le personnage a pour mission de regarder la ville. On l’appelle le cinéaste des questions. Quant à nous, lecteurs, nous observons ses mots. Nous enquêtons sur l’imprévu de sa démarche. Nous pressentons l’image. Et nous devançons notre place de spectateurs, cinéphiles du documentaire.
On ressent quelque gêne à se définir comme cinéphile du documentaire. Être cinéphile renoue avec le sentiment du secret partagé par une communauté dans une salle de cinéma. Or ce secret garde une grande part de son opacité. L’aveu produirait-il une moindre reconnaissance ? Ou bien les films de faible légitimité décourageraient-ils l’écriture ? On objectera que le documentaire prit le train en marche avec les frères Lumière dès les débuts du septième art. Mais qui s’est vraiment intéressé à commenter ce défilement du cinéma ? Pourtant, je ne saurais faire fi de cette familiarité que j’entretiens depuis plusieurs années avec cette forme d’image ni de cette expérience de spectatrice au cinéma.
Inventons l’origine. La démarche documentaire contemporaine se situerait dans une histoire qui, sans être scientifique, prendrait pour date la fréquentation de l’underground international, la critique du récit classique « bourgeois », et pour espace de projection, la géographie méditerranéenne sécessionniste. À Digne, à Hyères, courant des années soixante-dix, les premiers Duras, le jeune cinéma allemand, les contemplatifs portugais, les mythes du cinéma novo, ont dessiné pour moi une équation: le cinéma se partage à l’ombre de la campagne dans un lieu clos où le communautaire fondé sur un retour à la nature impose une modernité obligatoire.
L’ancien serait rompu avec violence. Budget restreint, scénario terroriste dans le refus de faire de l’art, traque de la pose, radicalité de l’acte cinématographique, intransigeance du dispositif. Le cinéaste entraînait son « regardeur » dans un voyage inconfortable, l’intimait à suivre le degré zéro de ses histoires, à soutenir les attentes interminables de ces durées nocturnes qui vous plongeaient dans le demi-sommeil halluciné, brisé par des cadrages instables et des discussions interminables. Dans ces passages s’engouffrait la fiction. Le cinéma de ces années-là ignorait les limites, soucieux des conditions nouvelles de l’être ensemble.
Libérer le réel refoulé
On avait besoin de vérité. On avait besoin de libérer le réel refoulé. Le documentaire prit le relais. L’expérience cinéphilique documentaire est devenue le manifeste de cette communauté désacralisée, sans mythe, sans grand récit, sans père, subjective et fragmentée. Cette aventure rurale prit en France pour topos, l’Ardèche, le lieu commun des utopies naturalistes. Nous étions en 1989. Le peuple protestataire fomenterait le film résistant. À Lussas, je retrouvais ce mouvement d’arrachement des plans à l’ordre des choses, bousculant le savoir vers les failles des références, invitant le spectateur à s’engager hors de lui-même, parfois de façon conflictuelle.
Contrairement à la fiction, cette cinéphilie ne se voulait pas érudite. Elle s’affirma pratique. Cette exploration documentaire accompagna les migrations réelles vers l’ailleurs, autre continent, autre temporalité, parcours dans l’altérité. Aussi le monde prit pour moi la dimension de l’Afrique. Avec Ceddo de Sembene Ousmane et Les Écuelles d’Idrissa Ouedraogo dont j’aimais l’intégrité des plans et des gestes, les fictions documentées africaines montraient une zone aveugle. Cette cinéphilie élective, vécue à Bamako, à Ouagadougou, à Accra, se greffait au creux de l’opacité de mes liens avec des Africains, de ma peur à franchir le pas de l’amitié, de l’évitement du contact par risque d’éveiller une mémoire douloureuse, de provoquer un dénuement. La pénombre de la salle prédisposait à ne pas être désignée comme l’étrangère, voilait ce corps d’une lourde visibilité, offrait un masque sur la blessure de l’échange, campait la scène d’une métamorphose. Et pourtant très vite se matérialisaient un conflit, une appartenance contrariée, un collectif créé et fissuré. Dans la salle comme dans le film, les rires à contretemps témoignaient d’une distance affective. Évidemment, le fondement du réel ne se donnait pas d’emblée, fuyait les classifications, révélait un inconscient.
Quelle était donc cette réalité qui échappait au regard, défiait l’observation, mais nourrissait la vision ? La traversée des apparences ouvrit un dialogue avec l’art contemporain. Au Crédac, centre d’art contemporain d’Ivry installé dans une ancienne salle de cinéma de quartier, je m’absorbais dans les œuvres plasticiennes accrochées sur les murs blancs. Je guettais ces gestes qui défaisaient l’image afin de restituer par le fait pictural le plus abstrait la densité de la réalité. Je restais longtemps intriguée par le parcours d’Iris Sara Schiller. Cette photographe-sculpteur sondait le négatif pour donner forme à une matière mythologique lisse, principe épars archéologique. Par sensation tactile, la figuration primitive réinventée retrouvait le signe humain. Chez Suzanne Fritscher, de longues coulées grises dans le blanc laissait filtrer à l’arrière-plan de l’image une ombre à projeter.
Un pacte troublant
Un pacte troublant était en jeu. Il invitait à travailler le point fictif du spectateur, celui où se mêlaient mon imaginaire, mes propres intuitions, le sens de l’illusion. Pouvait-on voir et croire encore aux images ? Le documentaire posait un problème à résoudre. Il réclamait un supplément de connaissance, de force, de liberté. Que de films sur la guerre, sur l’inceste, sur le crime, que de paroles en excès, que de silences sacrilèges dans le documentaire. Ces images viennent du vrai monde et remuent les cœurs et les corps. Elles affichent ostensiblement leur amour politique de la vérité. Mais ce risque exige du spectateur sa vigilance. Il suscite parfois son ennui. Dans le jeu de cache-cache avec la réalité, le déchiffrement implique une complexité non intellectualisée, une capacité à frôler l’ambiguïté, l’acuité de sa responsabilité. Que d’épreuves avant de trouver le chemin du sens dans cet acte de regarder.
Les philosophes nous avaient prévenus: la fiction n’est pas innocente car rien de redoutable ne se fait sans fiction. Les guerres ont montré combien elle pouvait être au service de la destruction juste. Le documentaire en perturbait le spectacle et les dérélictions fanatiques. L’étude de quelques documentaires de tournage célèbres m’avaient aidée à démasquer les pouvoirs dissimulés par l’énergie du rituel cinématographique scandé par le cérémoniel silence et l’électrique moteur. Je prenais soin tout particulièrement de ceux qui reflétaient le débordement. Ces sons volés, ces scènes inscrites au cœur du processus de création comme un défi à l’ordre préétabli incitaient le regard à la désobéissance. À la lisière du monde, ce cinéma pensait, réfléchissait le point de vue de la marginalité. Son refus de l’académique redonnait de la vigueur aux éternelles questions: quelle force d’ébranlement, quelle puissance de pénétration, quelle dynamique de changement, quelle ouverture du sens, social ou sentimental bouleverseraient nos sensations ?
D’ailleurs, dans cette recherche, des festivals établissaient un pont entre les territoires arbitrairement opposés. Citons en France, les Journées cinématographiques d’Orléans et les Rencontres européennes de Strasbourg. À Orléans, la musique dessina une trajectoire convergente reliant classique et moderne. Travelling sonore sur l’Europe contemporaine (Step Across the Border) puis plongée dans les mythologies lyriques des années soixante fondées sur le refus de la guerre du Vietnam (Hair de Milos Forman): une fois rassemblés sur le même plan d’écoute, la perspective du spectateur se dégageait des fermetures de notre espace. À Strasbourg la perception du monde refusa l’artifice de la séduction. Le même jury de critiques pour la fiction et le documentaire montra l’articulation esthétique de sa lecture : le montage douloureux de l’origine – dans Amour, Espoir et Foi, la conscience bloquée des nazillons, dans La Vache, le refus du poids du destin – laissait entrevoir l’inavouable de l’expérience communautaire. Les images venaient de l’Est, la part maudite et exilée de la modernité.
Nous nous approchions de l’événement. À la fin de l’été 1990, Victor Erice accompagna le peintre Antonio Lopez qui souhaitait dessiner le cognassier planté dans son jardin. Le cinéaste tenta d’ajuster sa vision à celle du peintre : cerner l’insaisissable dans cet essai de nature morte, les cognassiers sous le soleil fugace d’automne. Se détachant du parti-pris des choses, l’opérateur rendit visible le mouvement du monde, en plusieurs dimensions. La bande son ramenait les informations sur la guerre du Golfe et convoquait le souvenir de Franco. On trouvait les ouvriers polonais immigrés venus faire des travaux dans l’atelier, les enfants en visite, ce fait vécu en effraction, qui pèse et donne consistance. La pose délivrait des vérités, décapantes comme la prise sur le vif. Mais des vérités relatives, des histoires, comme les fruits mûrs de l’arbre, que l’on partageait dans la profondeur de ce jardin énigmatique. Filtré par le Songe de la Lumière, le va-et-vient faisait ballet, le thème prenait allure mythologique. Spectateurs attentifs de cet éclat du quotidien, tout au plaisir d’enchaîner, nous étions ramenés à la parole d’art, monologue collectif où apparaîtraient le vide et le plein des signes de notre réalité.
Références
- Crédac, Centre de recherche, d’échange et de diffusion pour l’Art Contemporain, Ivry-sur-Seine
- La musique fait du cinéma, novembre 1993. 15es Journées cinématographiques d’Orléans
- Passages, Rencontres européennes du cinéma à Strasbourg, 1994
- Le Documentariste de Jean-Pierre Ostende, édition Gallimard, Paris, 1994
- Une Fiction troublante de Fethi Benslama, édition de l’aube, Paris, 1994
- Photos de famille de Anne-Marie Garat, édition le Seuil, 1994
- Amour, Espoir et Foi (Glaube, Liebe, Hoffnung) | Andreas Voigt | 1994 | Allemagne | 1h28
- Ceddo | Ousmane Sembène | 1977 | Sénégal, France | 2h
- Hair | Miloš Forman | 1979 | États-Unis, Allemagne de l'Ouest | 2h01
- La Vache (Kráva) | Karel Kachyna | 1993 | Tchécoslovaquie | 1h30 | 35 mm
- Le Songe de la lumière (El Sol del membrillo) | Victor Erice | 1992 | Espagne | 2h14 | 35 mm
- Les Écuelles (The Bowls) | Idrissa Ouédraogo | 1983 | Burkina Faso | 11’
- Step Across the Border | Nicolas Humbert, Werner Penzel | 1990 | Suisse, Allemagne | 1h30 | 16 mm
Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 79, 3e trimestre 1994)