Débat au Palace à Brunoy
Ce débat a eu lieu le 11 avril, 1992, dans le cadre des journées « Mises en scène du réel » organisées par le cinéma Le Palace à Brunoy. La table ronde a été animée par François Niney, avec la participation de Pierre Oscar Levy, réalisateur du Premier convoi et de Premiers mètres, Mosco, réalisateur, et Jean-Jacques Henry, réalisateur et représentant de la SEPT. Anne-Marie Garat, du public est enseignante dans le programme du Baccalauréat du cinéma au lycée de Montgeron.
Premiers mètres est un film qui pastiche un certain nombre des « maîtres » du cinéma documentaire. Il était montré en avant programme au « Premier convoi ». Voici une partie du débat qu’il a soulevé.
Pierre Oscar Levy : Dans ce film, Premiers mètres, le commentaire occupe une place prépondérante: c’est la voix du Savoir. Le spectateur y croit automatiquement puisqu’il a été éduqué comme ça: les informations télévisées, les « docus », les magazines d’information, les films de propagande fonctionnent de cette façon. Pastiche global d’une émission de télévision, avec de fausses interviews, un faux commentaire, Premiers mètres confronte le spectateur à sa crédulité… Mais c’est d’abord un hommage à de vrais réalisateurs de documentaires tels Joris Ivens, Vertov, Rouch, Wiseman et Oshima et un film qui se veut, de bout en bout, humoristique.
François Niney : Les réalisateurs eux-mêmes réagissent comment ?
Pierre Oscar Levy : La première projection du film a été faite devant eux au Centre Georges Pompidou et tous ont apprécié la blague, à part Wiseman absent à ce moment. Oshima a même affirmé qu’il n’avait jamais vu un aussi bon film d’Oshima ! Bref, ce fut gai.
Montrer Premiers mètres avant Premier convoi, c’est simplement montrer qu’un documentaire, « c’est du cinéma », un film comme un autre, qui met en scène le réel, toujours selon un certain point de vue. Les pires films sont ceux qui n’avouent pas ce point de vue, n’annoncent pas qui parle et savent comment faire taire l’esprit critique.
Et c’est pourtant à cause de Premiers mètres que j’ai compris la logique des « négationistes ». Je connaissais le dessinateur Konk qui travaillait au journal Le Monde. Lorsqu’il a vu Premiers mètres, il m’a dit qu’il abordait ce même thème du faux dans une bande dessinée en cours d’achèvement. Rien de plus. Mais il s’est avéré que, dans cette bande dessinée, il remettait en cause l’existence des chambres à gaz. Et pour lui, mon film démontrait qu’on pouvait faire croire n’importe quoi à des spectateurs et donc manipuler n’importe quel réel. J’avais réalisé des faux documents « d’époque », il allait jusqu’à prétendre que les films de libération des camps étaient truqués… Évidemment, je n’avais jamais pensé recevoir un tel retour de bâton en mettant en scène Premiers mètres. Je me suis donc appliqué, par courrier, à convaincre Konk de son erreur. J’ai réalisé, ce faisant, qu’il était vain d’argumenter point par point avec ce type d’interlocuteur, car c’est s’enfermer dans leur propre logique, qui est totalement fermée et folle. Les discussions « techniques » sur la réalité des chambres à gaz tournent forcément en rond : les « négationistes » sélectionnent les sources et les données qui leur conviennent, réfutent par de rapides jugements de valeur les arguments qui les contrarient et donc, finalement, examinent avec attention les pattes de la fourmi, sans vouloir voir l’éléphant placé juste derrière elles. Dire que le Ziklon B n’a pas existé parce qu’il n’est pas orthographié de la même façon dans différents témoignages de rescapés relève par exemple de ce type de cécité. Je pense que si je n’avais pas participé à l’évolution de son opinion, j’aurai pu aisément renoncer à faire des films. Voilà quelques réflexions que j’ai pu avoir avant de réaliser Premier convoi , là-dessus la concordance des titres est encore une illusion cinématographique ! Premier convoi est un film d’artisan sur une réalité historique alors que Premiers mètres était comme un film de potache sur l’histoire du cinéma…
François Niney : En gros dans le documentaire aujourd’hui, il y a deux grandes idées: il y a le cinéma direct, qui tente de capter une réalité sur le vif, quelque chose en train de se faire au présent, et puis il y a les théâtres de la mémoire dont Pierre Oscar Lévy est un des protagonistes importants. Vous avez à faire à des événements passés, à des lieux qui ont changé et à des témoins. Alors comment est-ce que vous construisez une approche d’un sujet comme celui-là aussi difficile et en même temps aussi présent dans la mémoire des gens ? Comment as-tu choisi le sujet, trouvé les gens et pourquoi ?
Pierre Oscar Levy : Je n’ai pas choisi le sujet, je n’aurais pas eu le courage de me lancer dans un film comme ça. C’est Patrick Sobelman, d’Ex Nihilo, qui est venu me chercher. Ce n’est d’ailleurs pas, à proprement parler, un « sujet »… et j’ai accepté de faire ce film en répondant que c’était exactement le genre de film que je ne voulais pas réaliser… Car, comme une partie de ma famille est passée par Birkenau, je devais faire un travail de deuil personnel pour pouvoir commencer à travailler. Mais la question d’Auschwitz était bien entendu centrale pour moi. Ainsi, lorsque le film m’a été proposé, j’ai eu une idée presque immédiate de la méthode à utiliser: faire parler les témoins sur les lieux mêmes de leurs récits. Il y avait trois films de référence : Shoah de Lanzmann, évidemment ; Les Camps du silence de Bernard Mangiante et « Terroristes à la retraite » de Mosco, ici présent. Lanzmann force un coiffeur qui tondait dans la chambre à gaz à refaire le geste exact, et c’est la précision de ce mouvement qui fait basculer cet homme 50 ans en arrière et donne au témoignage une authenticité unique. Mosco, lui, fait revenir un « terroriste » résistant sur les lieux mêmes de l’attentat: là, l’émotion naît et du lieu et du geste. C’est précisément cette authenticité que je voulais retrouver en filmant les douze survivants du premier convoi à Auschwitz-Birkenau. Un petit détail, une odeur, un son, une craquelure dans un mur, qu’ils sont seuls à percevoir, font que, d’un coup, ils voyagent émotionnellement 50 ans en arrière. Mais c’est l’itinéraire complet de leur déportation qu’il a fallu refaire. Car, simplement aller à Auschwitz, c’était les définir comme « Juifs » , comme numéros, alors que ce sont des individus qui n’avaient rien à faire dans ce train… Il y avait des résistants, des politiques, un seul croyant et ces douze personnes ne se connaissaient pas.
Cela transparaît dans le film, qu’ils n’avaient rien de commun, ou pas plus que d’autres. Un film donc sur des hommes, non pas sur une communauté, ni sur une minorité.
Qu’il s’agisse du premier convoi, qu’ils soient douze à avoir survécu, que ce soient strictement des individus qui parlent, tout cela est spécifique à Premier convoi. Mais c’est parce que Shoah existe que j’ai pu réaliser un film aussi circonscrit. Et c’est formidable de se sentir porté par ces autres films, d’avoir l’impression de participer à un courant comme ça.
François Niney : Alors comme dans la psychanalyse, il faut choisir un dispositif. On ne part pas comme ça à l’aventure. On a des témoins, on sait en gros ce qui s’est passé. Dans un film qui se tient en général, il y a l’élaboration d’un dispositif de remémoration qui doit aussi être traduit par le mouvement du film. Alors comment as-tu vu ça ? Ce film c’est une progression constante, on refait vraiment le voyage.
Pierre Oscar Levy : C’est très simple: au début, il y avait Suzette Bloch, une journaliste, qui vivait sur le même palier que Joseph Rubinsztein, un ancien déporté. À partir de cette rencontre fortuite, un article pour l’A.F.P est né, peut-être l’idée de faire un film. Ils sont partis 1112, ils sont revenus 22 en 1945. Il y a chaque année un repas des rescapés du premier convoi, ils sont ainsi 6 à 8 à se réunir régulièrement. Pour la plupart, ils ne se connaissaient pas au camp et, une fois le film annoncé par voie de presse, Monsieur Zajdow a donné signe de vie d’Australie; Monsieur Rueff nous a écrit. Il était inconnu des autres et pour cause: il s’était évadé du train. Mais en fait chacun a accepté de témoigner parce que l’autre parlait… Ils ont puisé le courage nécessaire dans la mobilisation de tous.
François Niney : Parce qu’il y a à la fois une difficulté et un besoin de dire.
Pierre Osar Levy : Le premier travail, c’était de faire connaissance avec ces hommes, qu’ils me fassent confiance. Chaque visite durait au minimum quatre heures. Ils avaient tant de choses à dire, comme si l’existence même du projet soulevait un couvercle. Ce fut sans doute le moment le plus pénible pour eux, parce que leur mémoire revenait à la surface de façon désordonnée et brutale. Je voulais, moi, leur rendre un cadre, une image, une dignité, tout ce qui leur avait été nié à Auschwitz. À l’issue de la préparation, ils savaient que personne ne les malmènerait dans une interview directive. Je leur ai proposé un choix à l’intérieur de leurs récits et ils sont partis avec une idée précise de ce dont ils allaient témoigner. Mais ils ignoraient ce que les autres allaient dire. Il ne s’agit pas d’une parole collective.
François Niney : Mais on voit aussi par exemple qu’il y a des récits qui sont faits en deux ou trois plans, surtout au début quand ils racontent leur arrestation. Il a bien fallu couper dans le récit pour raccorder en bas de l’escalier par exemple. Là, il y a quand même une mise-en-scène ou une répétition. Il y a d’autres moments au contraire, je suppose, où il a fallu avoir un premier jet.
Pierre Oscar Levy : Mon souci était de recevoir un témoignage humain, vrai et précis. Pour cela, je pensais qu’il ne fallait faire qu’une seule prise. Mais il y a un pas entre la théorie et la pratique ! Par exemple, je leur demandais de s’en tenir aux faits, rien que les faits. Parce que, à ce moment, la précision et leur émotion restaient intactes. C’était aussi le seul moyen pour eux, qui ne sont pas des professionnels de la parole, de s’exprimer dans leur propre langage. Tourner une seule prise, c’était aussi ne pas les martyriser, permettre que le film continue. En réalité, il a bien fallu parfois faire plusieurs prises. Les scènes d’arrestation, moins graves et moins douloureuses, avaient été prévues tout au début du plan de travail justement pour s’essayer à d’éventuelles répétitions. Globalement, les prises étaient d’une seule coulée et la structure du film était suffisamment élaborée pour que des travellings, des plans fixes, des éclairages, soient prévus à des moments précis du récit.
Ces choix décidés, nous avons eu une expérience incroyable: le dispositif a globalement fonctionné. Le but était clair. Les rapports de travail se sont faits dans une confiance totale, un amour certain. Tout le monde était tendu, ému. Ce qui a même permis, avec un tel sujet, de faire des pirouettes de cinéma.
François Niney : Si on parle à Mosco des personnages que tu as choisis de filmer, il y a peut-être une différence essentielle à mes yeux. Prenons l’exemple des résistants, ou quand tu fais Mémoires d’ex sur les « ex » du Parti Communiste, à l’inverse du film de Pierre Oscar, peut-être ces personnages réévaluent eux-mêmes leurs actions de l’époque à la lumière d’aujourd’hui et ça donne quelque chose d’un peu différent, non ?
Mosco : C’est vrai que quand les gens ont un passé politique, ou un passé qu’ils ont rejeté parce qu’ils ne sont plus du même milieu, c’est vrai qu’il y a un autre regard. Mais chez les déportés aussi, je crois qu’il y a aussi des silences. J’ai récemment lu un livre sur les camps qui s’appelle Le Monde de Pierre où on raconte des choses terrifiantes sur les rapports entre les déportés. Je pense qu’il y a des déportés aujourd’hui qui ne tiennent pas à se raconter.
François Niney : Pierre Oscar disait dans son film qu’il avait essayé de s’en tenir autant faire se peut aux faits, aux lieux etc. Est-ce que tu fais pareil, parce que dans le passé politique, il est évident que le commentaire, le jugement sont aussi très importants.
Mosco : J’aurais aimé faire comme dans Premier convoi, faire un film sans commentaire, c’est vrai. Grossièrement dans un film on cherche un sujet, on cherche des gens, ça ce n’est pas très difficile. Il faut sélectionner des gens. Pierre Oscar a fait tous ceux qui existaient. Moi en général je cherche des gens et je vois comment ils vont ensemble, et comment je vis avec eux. J’essaie de vivre le film avant le film. Je passe beaucoup de temps avec les gens, je mange avec eux, je vis avec eux. Une fois qu’on a choisi, on sait écrire ce que va être l’histoire; on sait ce qu’ils ont à dire grossièrement. Moi j’essaie d’aller sur la trace d’une histoire. Je fais un premier film dans ma tête, et je vais après ça. Quand ils ont rétracté, je fais beaucoup de plans. Je reviens les voir trois jours après ou un mois après. J’essaie d’avoir quelque chose qui…
François Niney : Jusqu’à ce qu’ils disent ce que tu veux qu’ils disent ?
Mosco : Non, non, je ne veux pas leur faire dire ce que je veux qu’ils disent.
Je veux leur faire dire ce qu’ils m’ont dit et qu’ils ne veulent plus dire. En expliquant que c’est nécessaire de le dire. En disant qu’il y a prescription, et en disant qu’il faut aller le plus loin possible dans une certaine vérité.
Pierre Oscar Levy : Je voudrais préciser une chose: pour faire Premier convoi, c’était exactement pareil. Il y a eu un scénario écrit d’après les rencontres qui ont précédé le film. Cela a permis d’avoir une continuité, une trame, de savoir qu’un tel parlerait à tel endroit, donc d’avoir un découpage technique qui permettait de faire tous les choix « artistiques ». La différence avec Mémoires d’ex, c’est qu’il ne s’agit pas d’idéologie, donc je n’ai pas à craindre qu’ils se rétractent. Mon seul souci, c’était de préserver leur émotion et leur pudeur, de faire qu’ils se racontent au mieux.
Anne-Marie Garat : Je suis frappée du fait que ce film est proche du cinéma de Lanzmann et que c’est un cinéma du visage et de la voix. Tu parlais de faits tout à l’heure. D’actions ou de témoignages de choses concrètes. On ne voit pas de faits dans votre film. On est au spectacle de quelque chose d’extrêmement émouvant, c’est un mode dans un visage, dans un regard, dans une parole, un mode d’écouter la vérité, ce que tu appelles l’authenticité. C’est un mode qui projette tout ce que nous savons de ces murs, de ces lieux, etc. Je me demande si devant un cinéma comme ça – qu’aujourd’hui il est urgent d’enregistrer – il faut vite entendre tous ces gens, ces voix humaines, témoins encore de mémoire vivante. Ceci dit, dans tout ce que nous faisons, dans ce qui se dit et s’écrit de l’indicible, ou dans ce que vous montrez de l’inmontrable, ce que vous avez essayé de faire pendant ce voyage, je me demande s’il n’y a pas une impasse. J’ai toujours pensé qu’il y a dans l’accumulation une œuvre importante. Mais est-ce que vous voyez vous, quelque part, un moyen de dépasser le travail du visage et de la voix pour, je ne dirais pas éprouver, mais dépasser les moyens de l’émotion noble. Je ne parle pas simplement de l’affectif, de la sensibilité immédiate. Elle nous parle d’une voix humaine et dans un registre humain. Mais quand on voit les discours négationistes, comme tu disais tout à l’heure, certes l’argumentation logique ne marche pas. Qu’est-ce que nous avons en langage d’images et de sons pour répondre autrement que par l’émotion ? C’est pour ceux qui n’ont pas la mémoire, nous filmons les témoignages de la mémoire. Nous ne filmons pas les rêves. Nous filmons le récit des rêves. Ce film ne filme pas la mémoire, il filme les hommes vivants, des visages en train de témoigner de leur mémoire. Est-ce qu’on peut faire autre chose ?
François Niney : Je voudrais quand même soulever un point. Ce cinéma a volonté de non-archives, -de ne pas utiliser des images et des choses d’archives,- est quelque chose d’assez récent, une tendance nouvelle, qui a innové dans la manière de montrer, de faire des films documentaires. Il a été développé par Lanzmann et par quelques autres, donc dire que c’est une impasse, peut-être c’est aller un peu vite. Maintenant quelles sont les autres manières de faire ? On peut en compter une tout de suite, qui est l’opposé exact, ce sont les reconstitutions que font les télés, qui sont toujours « factices », dans la mesure où elles vous donnent à voir ce que personne n’a jamais pu filmer. Puisque personne, à la limite, n’a jamais vu. Donc on prend les deux extrêmes, et je te donne la parole.
Pierre Oscar Levy : Il y a dix réponses possibles à votre remarque. Moi, je pense que le cinéma est très modeste: un film ne peut dire que peu de choses à la fois. Premier convoi n’est qu’une petite pierre. Après ça, comme Konk, chacun fait sa cuisine… Mais je n’ai jamais pensé faire ce film en réponse aux « négationistes ». Il reste des centaines de films à tourner sur Auschwitz.
Il faut que j’explique pourquoi il n’y a pas d’images d’archives dans mon film. Si je prends l’exemple de Nuit et Brouillard, un film admirable d’Alain Resnais, sur le moment, c’est un choc, pas question de réfléchir. La seule réaction possible, c’est d’aller vomir. Au moment où ce film a été fait, il fallait ce choc sans doute. Mais il y a un plan dans ce film d’un bulldozer qui pousse des cadavres dans une fosse à la libération des camps. Sorti de son contexte, il est obscène, pornographique, monstrueux. Ce même plan, on le retrouve dans un autre documentaire, beaucoup plus récent : La mémoire meurtrie. Ce film raconte comment un film de propagande anti-allemand a été commencé, puis arrêté. Hitchcock participait de près à ce projet interrompu par le début de la guerre froide. Dans ce film, on comprend qu’à Bergen-Belsen, les Anglais n’ont utilisé le bulldozer qu’après huit jours de travail à ensevelir « décemment » les cadavres. Ce plan de bulldozer change donc de sens. L’horreur des images de camp ne produit en fait qu’un effet de choc, elle n’induit aucune réflexion. Et plus, comme personne n’a envie d’y revenir, on cherche à oublier… Lorsque j’ai rendu visite aux rescapés du premier convoi, presque tous disaient « À quoi bon faire ce film ? Personne ne pourra jamais comprendre ». Et c’est vrai qu’ils ne racontent dans le film qu’une infime partie de ce qu’ils ont vécu. Mais la façon personnelle et factuelle dont ils le racontent nous permet de percevoir au moins une partie de ces réalités. C’est là le projet du film : faire réfléchir.
Anne-Marie Garat : Loin de moi l’idée de diminuer votre travail. Je ne défends pas du tout le document d’archives. Quand je pense à ce que vous suggérez à cet instant, cette manipulation qui consiste à utiliser un extrait, à ne pas dire lequel, si c’est un extrait ou un plan. Je pense à Rossif dans De Nüremburg à Nüremburg qui a fait ça de manière systématique et sans dire au générique, ni avant ni à la fin, d’où viennent les documents, de la Croix Rouge, des armées russes, des nazis, ou d’un amateur qui filme dans la rue à la libération ? Tout est mélangé, tout est comprimé comme dans un film de fiction. Et il y a crapulerie à utiliser des archives à des fins comme vous décrivez, leur utilisation chez Resnais. Ce que je veux dire c’est que ça s’éduque, le rapport scientifique vis-à-vis d’un document, l’exigence vis-à-vis d’un document, s’interroger d’où ça vient, quel est son sens d’origine, etc. Mais c’est une démarche totalement inverse de la vôtre qui est une démarche d’empathie ou de cheminement parallèle qui suppose du temps, de l’écoute, de revenir, et même vous avez dit de bricoler, et ça n’a rien de péjoratif quand ça réfère à la démarche du cinéaste qui va recomposer, mettre en scène ce qui ne peut pas se scénariser etc. Je ne voulais pas du tout désigner votre démarche comme une démarche à un film.
François Niney : Il y a eu des histoires de faux souvenirs.
Pierre Oscar Levy : C’est vrai par exemple que Monsieur Pressman était persuadé que c’est lui, au moment de l’arrestation, qui était allé chercher son frère. Pendant cinquante ans, il s’est cru responsable de la mort de ce frère. Pour les besoins du film, il a sorti d’une valise des cartes postales écrites à sa mère depuis Drancy, les a relues et s’est aperçu que c’était le contraire… Sa « culpabilité » de survivant l’avait poussé à fabriquer un faux souvenir. Mais, dans l’ensemble, leur mémoire était tout à fait précise. Aller sur les lieux, c’était modifier non leurs témoignages, mais leur façon de les exprimer. La mémoire gagnait en netteté.
François Niney : Je pense qu’il faut poser la question à Mosco, c’est-à-dire comment faire si vous, vous jugez que c’est une impasse le visage et la voix.
Mosco : Chaque film a sa voie. Je viens de voir le film de Pierre Oscar, j’ai vu aussi La Guerre sans nom et aussi le film Les Frères des Frères sur les porteurs de valises, c’est un peu le même principe. Parce qu’il a décidé dans sa conscience de faire un film droit, austère sans apporter d’éléments hétéroclites. Ca dépend de la sensibilité des gens. Moi je sais que par nature, j’aime bien avoir beaucoup d’éléments. J’aime bien avoir des photos, j’aime bien chercher des choses quand je veux approcher la réalité. Quand je veux raconter les cas d’autres, je me sers de ce qui m’a ému et je le donne à d’autres. Pierre Oscar n’utilise pas de musique. Il n’y a pas de musique sauf celle que fait le monsieur. Il n’y a pas de photos d’autrefois, il n’y a pas d’archives etc. C’est une voie cinématographique, mais quelqu’un d’autre pourrait faire le même film avec les mêmes gens, il le ferait différemment. Je pense que c’est ça qui est extraordinaire. Mais je ne crois pas que c’est une impasse, c’est une voie. Il se peut que, mais il faut alors que vous vous parliez, vous pourriez dire que c’est peut-être un peu austère. Vous pouvez le dire si vous le sentez. Moi je pense qu’il a son rythme, il a son honnêteté de le faire comme ça.
Public : J’ai quand même suivi quand ils parlaient de l’évolution de leurs visages; j’ai trouvé ça intéressant. Parce que pour un peu, ils se creusaient comme avec la souffrance, les privations, parce qu’avant ils étaient bien replets. Et puis au fur et mesure qu’ils parlaient, ils se creusaient.
Jean Jacques Henry : Il y a eu une vraie révolution de technique dans le documentaire, c’est d’une part la télévision, mais peut-être encore plus, la possibilité de faire du cinéma sonore synchrone avec du matériel léger. Ca c’était 1963. C’est vraiment une date aussi importante que l’avènement du sonore en 27-28. Et à partir de là, le documentaire s’est fait très différemment. Ca a été une ouverture gigantesque sur les possibilités. En plus le développement de la télévision a fait que la parole des gens est devenue une chose extrêmement utilisée, extrêmement glorifiée, et extrêmement galvaudée. Tout ça à la fois.
Il suffit d’ouvrir son poste sur n’importe quelle chaîne sauf la SEPT pour s’apercevoir que la parole des gens, on en fait tout et n’importe quoi. C’est à la fois le robinet, et le robinet qu’on ne cesse d’arrêter, de dévier, de faire gicler, et d’éclabousser, mais le respect de la parole c’est une chose extrêmement rare. Ce qui fait qu’à la SEPT, parce que je suis là pour un temps il faut le dire, on est très sensible aux projets qui s’intéressent à la parole des gens, mais dans le respect de cette parole. Et beaucoup des films qu’on a produits, ceux auxquels on fait allusion en ce moment en font totalement partis, donnent à la parole un statut formidable de respect et de témoignage véritable des personnes et même des personnages.
Vous dites que ce n’est pas la seule solution. Ça on en est totalement convaincu, mais vous avez aussi employé le mot « émotion », et l’émotion vraie, c’est une chose bien rare. Quand elle est vraie, quand on y accède, et je dirais presque quels que soient les moyens, et c’est aussi pour ça que je trouve intéressant qu’on ait tiré des fils à la fois de la fiction et du documentaire, si l’émotion est vraie au bout du compte, je dirais presque que la fin justifie les moyens. Et l’émotion en termes d’impact, en termes d’acte politique ou moral, quand l’émotion vraie est atteinte, il y a quelque chose d’incontournable qui arrive.
Alors que tout ce qui relève du dévoilement d’archives, est utile aussi, mais est très vite ambiguë, très vite susceptible de tous les détournements. Je trouve qu’il est très bien, évident et obligatoire qu’immédiatement après la guerre, on montre les choses, on montre le moment de captation, on montre toutes les horreurs qu’on a vues. Mais très vite il y a le risque de tomber dans quelque chose de malsain qui se retournera très vite contre, justement, ce qu’on voudra en faire.
Il y a encore d’autres voies. En particulier pendant que vous parliez, je pensais à Godard qui, il y a très longtemps, disait que la seule façon cinématographique de faire quelque chose sur les camps de concentration, ce n’est pas du tout de se placer du côté des victimes, mais de se placer du côté des acteurs, non pas dans ce que ça peut avoir d’extraordinaire, mais dans ce que ça pouvait avoir d’ordinaire. Selon Godard, c’était la seule façon de comprendre pourquoi ça a pu arriver. Par exemple la vie quotidienne d’un responsable de camp, c’est aux yeux de Godard la façon la plus forte de comprendre. Donc on voit bien qu’il y a plusieurs voies, plusieurs formes de travail possible.
Anne-Marie Garat : On voit bien que quand on parle de ces films de la mémoire, on revient à ce sujet presque unique de la Shoah, de l’extermination. C’est dans notre siècle comme un trou noir, un inmontrable et indicible que nous nous épuisons à essayer de montrer. Il ne s’agit pas de prouver scientifiquement, il s’agit d’atteindre cette authenticité humaine, et qu’au-delà de ça notre imagination, notre cœur, notre intelligence vont sauter le pas et nous faire comprendre quelque chose, entrevoir quelque chose qui nous fera devenir un petit peu plus humain, un petit peu plus fort devant l’avenir.
Public : C’est toujours pour éviter que ça recommence.
Public : On n’est plus du tout tourné vers la mémoire, on est tourné vers quelque chose de pédagogique.
François Niney : C’est lié, le présent est toujours agi par un passé qui l’habite.
Anne-Marie Garat : Je ne pense pas qu’il y a seulement l’émotion pour ça. L’émotion vraie mais de qui ? Du visage à l’écran ou l’émotion vraie du spectateur. On peut faire naître des émotions vraies avec des choses fausses. Vous savez bien, tout le cinéma de fiction et toute la littérature n’est que ça. L’émotion vraie est un concept qu’on peut tirer dans tous les sens.
Pierre Oscar Levy : Moi ce qui m’intéresse, c’est que le spectateur vive une expérience: va-t-il sortir changé, au moins un tout petit peu, de la salle de projection ? Pour la manipulation des images et des sons, elle est aussi vraie dans un documentaire que dans une fiction. Les seules questions sont celles de la sincérité, de l’honnêteté et de la conscience du cinéaste. Chacun peut utiliser un caméscope : est-ce que c’est du cinéma ? Est-ce plus vrai ? Pour ce qui est de Premier convoi, c’est un film qui est fait maintenant, en fonction des conditions politiques concrètes d’aujourd’hui. L’idéologie, la « langue de bois », le discours Sciences Po, ça ne passe plus. Là il s’agit d’une parole, vécue en son direct, avec un corps, de l’émotion. Elle touche à la fois l’intelligence et les sentiments.
Anne-Marie Garat : Quand je parlais tout à l’heure d’émotion irréfutable, c’était dans le sens où Oscar le disait: il y a une force de parole qui est telle qu’elle vous atteint et elle vous change. Et je crois que c’est vrai dans le film qu’on vient de voir. C’est vrai dans un certain nombre de films. C’est complètement faux du discours politique, c’est complètement faux de toutes les langues de bois dont on est totalement envahi aujourd’hui. Et je trouve intéressant que très souvent sur des expériences aussi violentes que celle d’être passé par les camps de concentration, le fait de redécrire précisément aux gens, qui a l’air de rien, c’est souvent ça qui fabrique la vraie émotion.
François Niney : Je crois que la grande différence avec la télévision: quand on voit beaucoup de documentaires, c’est que dans les documentaires d’auteur, le film cherche quelque chose. Il cherche une forme adéquate au sujet qu’il a repéré, recherché, développé. Ça ne passe pas par un look préalable. Alors que justement dans les dispositifs télévisés, sur « 52 sur la Une », etc., on passe par une moulinette, parce que c’est toujours la même. Tu peux prendre 10 cassettes de « 52 sur la Une », c’est tout monté de la même façon, tout fait de la même manière, que le sujet soit les geishas, les eunuques ou les femmes seules. Et effectivement la télévision fait une machine à émotion, mais l’émotion coule à part. Il y a un robinet avec des formules prédéterminées, on va vous provoquer de l’émotion, du kitsch, en faisant comme ça, comme ça dans des cases horaires bien programmées. Évidemment le propos du cinéaste, documentariste ou pas – une différence qui n’est pas importante à mon avis – est différent. Vous avez aussi dans des fictions quelque chose qui se joue devant la caméra, entre les acteurs, même si tout le monde a répété la nuit avant. Il y a quelque chose qui va se passer ou qui va ne pas se passer. Toute la nouvelle vague et tout le cinéma moderne se sont alimentés de ça depuis Rossellini.
Anne-Marie Garat : Le cinéma d’auteur veut dire une vraie relation. Je pense à nos élèves, je pense à notre culture, je pense que plus on va vers une culture de l’image, vers une culture de l’histoire de l’image, plus on a d’exigences vis-à-vis du documentaire d’auteur dont vous parlez. Cette qualité d’émotion dont vous parlez, on ne sait plus si ça se joue dans l’objet qui est filmé, dans le visage, dans le grain d’une voix par rapport à notre habitude des voix, parce que notre oreille est usée par les autres voix. C’est aussi une question de distance, de manière de filmer. Et on se dit qu’on n’est pas naïf, on n’est pas innocent vis-à-vis de l’image et qu’il y a un vrai travail d’éducation à faire pour que le public ne soit plus livré pieds et poings liés devant ces manipulations, ces crapuleries dont il a été question tout à l’heure.
- Des « terroristes » à la retraite | Mosco Levi Boucault | 1985 | France | 81 | 16 mm
- La Guerre sans nom | Bertrand Tavernier | 1991 | France | 3h55 | 35 mm
- La Mémoire meurtrie (Memory of The Camps) | Sidney Bernstein | 1945 | Royaume-Uni, États-Unis | 56’
- Les Camps du silence | Bernard Mangiante | 1988 | Allemagne, France | 1h44 | 16 mm
- Les Frères des frères | Richard Copans | 1992 | France | 1h38 | 16 mm
- Mémoires d’ex – épisode 1. Debout les damnés (1920-1940) | Mosco Levi Boucault | 1990 | France | 55’ | Vidéo
- Mémoires d’ex – épisode 2. Suicide au Comité central (1945-1953) | Mosco Levi Boucault | 1990 | 1h05 | Vidéo
- Mémoires d’ex – épisode 3. Du passé, faisons table rase (1956-1989) | Mosco Levi Boucault | 1990 | France | 1h10 | Vidéo
- Nuit et Brouillard | Alain Resnais | 1956 | France | 32’
- Premier Convoi | Pierre Oscar Lévy | 1992 | France | 1h42 | 16 mm
- Premiers Mètres – Fragments perdus – Images oubliées | Pierre Oscar Lévy | 1984 | France | 13’ | 35 mm
- Shoah | Claude Lanzmann | 1985 | France | 9h30
Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 32, 1992)