Interview de Ebrâhim Mokhtâri
Dana Farzanehpour, Michael Hoare
Safran est un film sur la paysannerie, la culture et la préparation du safran dans l’Iran. C’est un film commandité par une coopérative de distribution, donc quelque chose qu’on connaît bien en France, un film « d’entreprise » en quelque sorte qui traite en plus d’un aspect de la production paysanne. Si ce film nous a frappé c’est bien sûr parce que dès la première séquence nous entrons de plain-pied dans le cinéma, le grand. Dans l’interview, le lecteur sentira peut-être la manière dont le cinéaste déborde sa commande à la fois par le propos, par le sujet qu’il a voulu sinon traiter, du moins suggérer, et par le souci méticuleux de la mise en scène. Je voudrais juste dire que l’objet à l’écran est d’une telle beauté, est un tel bijou, que nous ne pouvons que souhaiter susciter une demande qui permettra au film d’être vu et étudié largement.
Est-ce un film de commande ?
Oui et non. Il y a une partie qui était une commande, où il fallait suivre une ligne. Une deuxième était plus préparée. Et là, on peut dire que ce n’est plus un film de commande.
Quel a été le travail pour arriver à cette esthétique très soignée, très découpée ?
Elle découle de la condition de vie des paysans en Iran. Comme la vie dans les villages se modernise, beaucoup de pratiques à l’ancienne sont en train de disparaître. Quand j’ai discuté avec les paysans, j’ai vu que beaucoup de choses n’existaient plus, qui jusque très récemment faisaient partie de leur façon de vivre. Un exemple : la scène de sacrifice du mouton. Quand j’ai discuté avec eux, ils étaient d’accord de la faire de façon documentaire, avec du cœur, mais depuis peu, ce sacrifice ne se fait plus. Ils ne sont pas très chauds pour le faire, pour des raisons de coût, et par perte des traditions.
Juste une remarque sur cette scène que j’ai trouvé assez remarquable. Dans les films où on sacrifie un animal, neuf fois sur dix on n’échappe pas au gros plan sadique sur le couteau, la gorge tranchée et le sang qui gicle. Or ici, le sacrifice sang qui s’y imbibe.
est vu de loin dans un cadre très large, suivi d’un plan fixe de la terre avec le Le découpage de cette séquence vient d’une discussion que j’ai eue avec eux, et la forme est fondée sur leur pensée sur cette tradition. Par exemple, avant de sacrifier le mouton, il leur faut faire le tour de la terre parce que le sacrifice la protège. Je n’ai pas montré la scène avec le sang et le couteau parce que la prise de vue aurait été très violente, et je le ne voulais pas. Par contre, en montrant le rapport entre l’animal, le sang, la terre et la fleur, j’ai obtenu le vrai sens de ce rite, et cela m’a suffi.
Un autre moment du film où il y a de la violence, c’est la chasse aux rats, au début.
J’ai tenté de montrer la situation et les faits, mais pas le massacre. J’ai essayé de faire comprendre les choses sans montrer le sang.
On entend quand même, le son est largement assez explicite. Combien de temps as-tu passé en préparation ?
Avant le repérage, j’ai lu tous les livres sur cette culture. Ensuite, j’ai passé dix jours sur les lieux de tournage. J’ai discuté avec les paysans et j’ai obtenu ce que je voulais. Le tournage a duré vingt jours.
On a l’impression d’un tournage plus long, puisqu’on suit tout le processus qui doit prendre trois, quatre mois au moins, non ?
Il y a plusieurs étapes, mais dans une seule région on peut trouver toutes les étapes réparties dans des champs différents. On peut filmer de l’irrigation à la récolte dans un temps assez ramassé.
Est-ce que le découpage de l’action, parce que c’est ça qui m’a beaucoup fasciné, a été préparé sur dessin ou storyboard ?
Non, c’est dans la tête que ça se passe.
Donc tout le film était monté dans la tête avant de tourner ?
A peu près. Le problème était que j’avais lu, j’avais quelques points de repère, mais je ne savais pas comment cela allait se passer au niveau visuel. J’ai donc assisté aux scènes au moment du tournage. Il n’y avait pas de découpage pré-établi.
Pourtant le film donne l’impression qu’il a été préparé plan par plan.
Peut-être parce que je tourne des documentaires depuis vingt ans, ce qui m’a appris à pouvoir être spontané, à savoir instinctivement où il faut mettre la caméra.
Le choix du style par rapport à d’autres choix comme le reportage ou le direct, comment s’est-il fait ?
C’est très lié aux paysans, à leur façon de vivre et de travailler. Ce qu’ils font prend souvent la forme du rite. Ils croient à ce qu’ils font. Faire chaque chose aun sens propre. Il y a un côté métaphysique derrière chaque acte. Je n’ai pas utilisé le style du reportage parce que je voulais communiquer le côté rituel de chaque acte dans la culture du safran. C’est pour cela aussi que nous avons travaillé avec l’opérateur pour faire des couleurs très denses, des compositions très peintes.
Dans votre passé, avez-vous utilisé d’autres styles ?
J’ai fait un autre film qui s’appelle Le locataire, un sujet sociologique, mais cette fois-là je n’ai pas utilisé une seule fois le trépied. La caméra bouge tout le temps. J’ai beaucoup travaillé pour la télévision, mais les films que je revendique peuvent se compter facilement : cinq ou six, Pain du Balouchistan, Caviar, Jockey, Les Fermiers, Un voyage des marins, quelques autres.
Comment le film va-t-il être vu ?
Nous sommes en train de discuter avec la télé pour qu’elle l’achète. La télé veut l’acheter, mais elle ne veut pas payer très cher ; le producteur n’est donc pas très chaud pour le vendre. Au début, le producteur voulait faire un film publicitaire, et il demandait en plus un côté culturel, des informations, culturelles. J’ai essayé d’accentuer le côté culturel. Pour avoir une meilleure publicité, un meilleur impact, j’ai dit au producteur qu’il fallait mettre plus de poids sur le culturel, afin que le film puisse se voir partout.
Pour les gens qui font du documentaire en Iran, quelles sont les difficultés, les possibilités de la situation actuelle ?
Malheureusement, en Iran, la production documentaire n’est pas très forte. La télévision est dirigée par l’État, et la concurrence entre les chaînes n’existe pas. Il y a un problème de rentabilité économique, les producteurs privés ne sont donc pas très chauds pour dépenser de l’argent dans ce genre de projet.
Y a-t-il des tabous, est-il facile ou difficile de faire des documentaires dits sociaux ?
Quand on parle de films qui touchent à la sociologie, il faut voir les télés, et les télés s’intéressent soit à des sujets du jour, soit à des cas très particuliers. Il n’est guère possible de faire ce qu’on veut. Et la vidéo est interdite en Iran.
Interdite ?
Utiliser un caméscope est interdit. Seule la télé a le droit de l’utiliser. Ils sont en train de discuter pour libéraliser l’utilisation de la vidéo. Quand son usage sera libre, la vidéo pourra beaucoup aider le documentaire et faire avancer les choses. Pour l’instant le marché du film documentaire est très limité, et reste dans un circuit très fermé. Mais maintenant il y a des ouvertures vers l’étranger, comme ce Festival, et cette ouverture pourra nous aider sur le plan économique.
Quels sont les films iraniens qui vous servent de référence ?
Une femme-poète, Furug Farokzad, a fait un très beau documentaire La Maison est noire. Toujours en documentaire iranien, j’ai eu un maître qui s’appelle Fereidun Rahnama, et maintenant il y a des cinéastes modernes, assez nombreux : Ebrahim Golestan, Parviz Kimiavi, et bien sûr Abbas Kiarostami qui travaille entre fiction et documentaire. Ce dernier est important parce qu’il utilise les vrais lieux, les vrais gens, et comme il est aussi intéressé par le court ou le moyen métrage, il peut ainsi plus facilement trouver de l’argent auprès des producteurs. Cela lui donne une plus grande souplesse de production. Quant à mes cinéastes de référence de par l’école, je parlerais d’Eisenstein, Dovjenko, Bresson, et Tarkovski.
Propos traduits par Dana Farzanehpour, recueillis par Michael Hoare
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Safran (Za’feran)
1992 | Iran | 40’ | 16 mm
Réalisation : Ebrâhim Mokhtâri
Production : Rassaneh Pouya, Saffron Cooperative of Khorasan
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 95, 1er trimestre 1994)