L’émeute dans le système

Louis Henderson, Black Code/Code Noir : une stratigraphie numérique

Vincent Coupard

Au sein de la filmographie de Louis Henderson, Black Code/Code Noir représente le troisième volet d’une série consacrée à l’espace d’internet, en tant que produit d’une technologie imbriquée dans l’histoire du capitalisme et de ses logiques néocoloniales. Dans Lettre du Voyant, Henderson rencontrait les Sakawa boys, et leur manière d’articuler la tradition du Juju à leurs arnaques conduites sur le web dans le but de « reprendre l’or qui [leur] a été volé » 1. Dans All That is Solid, les néo-mineurs d’Agbogbloshie – ce quartier d’Accra où s’entassent les déchets électroniques du monde occidental, extrayant « l’or depuis l’internet » 2, désossaient les idéologies de la dématérialisation. Dans Black Code/Code Noir, enfin, il s’agit d’envisager l’appui qu’offrent les big data aux meurtres de Michael Brown et de Kajieme Powell par la police du Missouri : les règles algorithmiques des machines cristallisant des résurgences des « Codes Noirs » de l’ère coloniale.

Pour insérer le film dans une tradition, des commentateurs ont pu parler de « ciné-tract », cette forme de contre-information élaborée par une frange particulière du cinéma politique en 1968. S’il peut sembler abusif de parler de ciné-tract pour le travail d’Henderson, cet essai filmique relève autant du pamphlet visuel 3 que d’une « archéologie médiatique », hautement réflexive, qui emprunte à la théorie critique d’un Harun Farocki. Sa forme, entièrement déterminée par les technologies numériques, consiste en l’agencement de fragments glanés sur internet autour d’un squelette narratif. Le tout vise à construire l’analyse critique autant d’une série d’événements plus ou moins solidement liés les uns aux autres, que des modalités par lesquelles ces événements apparaissent.

Des sources hétérogènes mobilisées dans Black Code on peut établir le répertoire : citations littéraires ; photos de manuscrits ; photographies ; prises de vue ad hoc ; extraits de films (Simparele4 ; Handsworth Songs5) ; fragments sonores ; conférences filmées ; captures vidéo de pages web ; captures vidéo de logiciels ; conférences de presse ; discours officiels ; et, enfin, le matériau de base qui sert la construction de son discours : les vidéos publiées sur les réseaux sociaux par les témoins des assassinats de Michael Brown et Kajieme Powell ; les pages web d’hommage sur lesquelles celles-ci sont relayées ; des vidéos en lien avec les manifestations et les premières émeutes de Ferguson.

Au sein d’un univers clos que figure l’interface d’un logiciel de police prédictive, c’est en faisant jouer, d’une part, la plasticité de ce matériau numérique contre l’instrument d’un ordre totalitaire ayant « pour norme sa propre efficience sanguinaire 6 », et, d’autre part, la plasticité d’une histoire en strates, que dans Black Code se formule « plastiquement » la possibilité d’une résistance et d’un dépassement.

La perception informatique du monde

Si Black Code fait du fragment le matériau de base de son élaboration, sa forme générale est celle de la boucle. Les deux premiers et les deux derniers plans du film se font littéralement écho – les deux plans de fermeture consistent en une inversion rigoureuse des deux plans d’ouverture –, afin d’entrer en contradiction avec le principe de l’agencement central – le corps du film – dont ils constituent les bornes, pointant d’emblée un paradoxe du réseau. Medium (ou synthèse médiatique) par excellence de la multiplicité et de la prolifération, forme paradigmatique du rhizome, ces terminaisons ne s’enracinent pas moins dans ce même Être désolant : la société computationnelle, parangon de l’administration techno-scientifique du monde, matérialisation accomplie de la rationalité instrumentale ; bref, monde de la gouvernance et du contrôle ; « a rhizome gone bad » 7, dit Zach Blas, un rhizome qui aurait mal tourné, un rhizome-totalité.

Qu’on prête attention au premier plan du film (au sens d’unité sémantique de base, la notion de plan est ici peu appropriée), très justement intitulé « Préface ». Le motif qui ouvre le film, celui du globe terrestre en rotation, suspendu sur un fond noir, modélisé en trois dimensions, répond aux canons de l’esthétique Google Earth. Simulation de la Terre vue de l’espace, il est une projection de l’imaginaire technique. « Je monte au ciel avec un cœur simple, et grand […], et j’apporte avec moi la conscience d’un nouveau soleil », dit Youri Gagarine, symbole du sublunaire sécularisé, dans un monologue que fantasma Pasolini, en fermeture de La Rage8. S’adressant à Khrouchtchev, Pasolini/Gagarine poursuit : « De là-haut tous étaient mes frères », des « milliards de misérables accrochés à la Terre comme des insectes désespérés ». Conscient qu’il ne s’agissait là que d’un phénomène optique, qu’insondable était l’abîme qui le séparait de la Terre, il volait ainsi dans le cosmos. Point de Soleil cependant dans ce premier plan : le texte qui s’incruste dans la forme circulaire que dessine le périmètre du globe aplani, active ensuite une dialectique entre le jour et la nuit, la lumière et l’obscur, deux modèles de connaissance.

« Plus belle que le jour, / paisible en tout cas, / la nuit constellée, savante et douce, / est le meilleur modèle de connaissance / et un bien meilleur modèle de connaissance / que le jour solaire, cruel, unique, / blessant au regard, / idéologique et opiniâtre. »

Autour de l’orbe planétaire modélisé règne le noir total, l’absence d’espace, le fond comme « zéro métaphysique », vide de toute « constellation » qu’indique pourtant mystérieusement le texte. La seule constellation, en cette ouverture, est constituée des points lumineux qui tachettent le modèle de la terre lui-même, et allégorisent moins l’harmonie des sphères ou la combustion des étoiles que la civilisation électrique. Se déploient la manifestation historique et la figure métaphorique de l’Europe post-Lumières, sa contagion/construction du monde comme totalité formelle, tandis que l’Afrique et l’Amérique du Sud peinent à Sortir de la grande nuit9. Le jour en somme : cruauté, violence, unicité – le faux universalisme et la totalité trompeuse, la formalisation et l’idéologie, la calcification d’une pensée-système. Cette construction symbolique, c’est l’image du monde sur lequel règne la rationalité technique, c’est l’imagination technique elle-même.

À l’endroit où était inscrit le texte se plaque une nouvelle indication : « Le Code Noir / Saint Domingue / 1685 », puis par fondu enchaîné – les deux indications s’entremêlant quelques secondes – « The Black Codes / Southern United States / 1865 ». Ces dernières inscriptions, qui ne sont pas liées au texte introductif, nous conduisent à déceler dans la préface une indication relative aux formations de violence cristallisées dans les machines, comme les linéaments d’une « axiomatique de l’inégalité raciale », au principe des « codifications, des abstractions et des machines contemporaines », pour reprendre la thèse de Jonathan Beller 10. Dans ce contexte, les images numériques sont appréhendées en tant qu’elles sont, d’abord, les images du monde où s’interpénètrent informatique et perception : monde de la modélisation, de la production synthétique du réel, le globe annonçant, par un jeu d’échelle, la modélisation du social par le sécuritaire, cœur de l’entreprise critique que constitue Black Code.

De l’édit à l’algorithme : un même continuum, une même axiomatique

L’articulation du Code Noir – édit royal de 1685, établissant le pouvoir du souverain sur les colonies ainsi que celui des maîtres sur les corps-esclaves –, et des Black Codes de 1865 – ceux établis après la guerre de Sécession et l’abolition formelle de l’esclavage qui limitaient les droits accordés aux esclaves juridiquement affranchis – est doublement surlignée : par une surimpression et par un jeu numérique. Le 1685 du Code Noir devient le 1865 des Black Codes : par un effet plastique, la codification comme architecture juridique devient opération mathématique, la Loi devient formule, l’édit devient algorithme. Dès lors, c’est l’algorithme qui réside aux fondements de la violence légitime, cette stratégie auto-conservatrice de la « raison universelle » qu’incarne l’État dans les vieilles théories de la souveraineté. Entre la codification (l’architecture juridique) et le codage (l’architecture numérique), il y a l’histoire de la modernité, ou « l’histoire de la pensée comme organe de domination » 11 : le développement qui mène de la constitution de l’État moderne à l’ordre totalitaire, à nos démocraties libérales, aux corps de nos smart cities pétris des excroissances technico-prothétiques du penser calculateur.

Si codification et codage partagent la même étymologie, c’est qu’ils constituent deux étapes au sein d’un même continuum : le second est la déclinaison de la première, comme lui il fixe la règle et dicte les modalités de son application. Une phrase de Jean Jaurès tirée de son Histoire socialiste de la Révolution française ponctue le second plan du film, un panoramique circulaire autour de la colonne de Juillet : « Quelle triste ironie dans l’histoire humaine ! Les fortunes créées à Bordeaux, à Nantes par le commerce des esclaves ont donné à la bourgeoisie cet orgueil qui a besoin de la liberté et a contribué à l’émancipation générale. » Cette réitération visuelle du plan d’ouverture de Trop tôt, trop tard12, s’articule au récit, en off, des rites précédant l’insurrection haïtienne du 22 août 1791, sous l’égide du houngan Dutty Boukman. C’est dans l’« histoire générale » et le destin collectif de l’« humanité » – ce Grand Être de la religion positiviste dont la société du calcul est le stade suprême –, que la citation de Jaurès inscrit l’esclavage, en plus d’offrir au récit de l’insurrection haïtienne et à l’histoire de l’émancipation, un judicieux contrepoint.

Plus loin, dans une séquence édifiante, le maire de New York Michael Bloomberg, accompagné du chef de la police et du vice-président de Microsoft, fait l’annonce d’un partenariat historique entre la police de New York et l’entreprise technologique, dans l’élaboration d’un nouveau logiciel de contrôle et de surveillance, saut technologique dans la science appliquée du traditionnel « maintien de l’ordre ». Écrasé visuellement par les écrans du logiciel, le politique – simple coordinateur des opérations techniques – s’y trouve pertinemment humilié. Par les chocs qui opposent l’assemblage des images aux voies du discours se condense un apport théorique dont on pourrait trouver une traduction dans le champ des études coloniales, chez Denise Ferreira da Silva 13 par exemple. La formulation de la différence, qui produit le sujet racial comme essentiellement violent, constitue d’une part le premier moment de la violence raciale, et d’autre part justifie simultanément l’architecture sécuritaire par laquelle l’État appréhende sa population, et l’état d’exception permanent que métonymisent, dans Black Code, les meurtres de Kajieme Powell et de Mike Brown.

L’autorité, résolument séparée de la légalité en régime d’exception, est ici à la fois produite par et cristallisée dans l’appareil instrumental chargé de la réaliser. Au niveau superficiel du logiciel, l’interface est la couche qui se superpose au double réifié de l’espace, ainsi formalisé par le code, qui tend à devenir calculable. Elle agit surtout comme un voile idéologique : naturalisant la suprématie du modèle statistique, dissimulant la complexité des phénomènes sociaux, elle annihile toute pensée par l’automation de la violence raciale, et conditionne le détachement du technicien ajustant sa mire sur l’interface-zone-de-tir – car c’est le code qui détermine le lieu, le moment, l’individu-problème et la « manière de tuer » 14.

Ainsi dans Black Code, le jeune Kajieme Powell, pour avoir été porteur de certains signifiants de l’asocialité – du point de vue du logiciel – se trouve criblé de balles après qu’Angela Davis, dans un extrait de conférence mobilisé par Henderson, rappelle que les développements du capitalisme transnational « sont liés à […] l’histoire sédimentée de l’esclavage. ». L’intervention de la police ne fait qu’actualiser (matériellement) l’abstraction du modèle, de sorte que l’assassinat n’apparaît pas comme violence, mais comme simple procédure. De cette procédure un carton explicite la fonction : « L’algorithme est l’appareil qui organise et active la logique nécropolitique. » L’algorithme y est chargé de distribuer la mort, c’est-à-dire d’activer techniquement une violence héritée du Code Noir, et que la contemporanéité conserve en dépôt. La section XXXV du Code Noir affirme « qu’il est permis de tirer sur les esclaves marrons armés, ou sur ceux qui se refuseront de s’arrêter lorsqu’ils seront poursuivis » : voilà la surimpression qui flotte sur toute manifestation de l’indocilité. Elle flottera sur les images des premières émeutes. Sur les démonstrations publicitaires du logiciel, incrustées sur les images d’une interpellation violente par la police, un employé de Microsoft explique : « l’interface Omega est la pièce maîtresse à disposition de la police », elle « apporte des données pour la décision, qui permettent d’établir ce que nous appelons des mesures, cartes, et missions, qui dégagent des priorités et permettent de vraiment agir sur le terrain ».

Fort des possibilités techniques qu’offre la superposition 15 (condenser une pensée en une forme simple), un ensemble d’images vient à l’appui du texte, mêlant ces diverses couches : la diplomatie politicienne coordonnant le partenariat ; l’interface du logiciel ; l’ordre de la cartographie numérique/criminologique ; les résidus de la pensée analytique ; l’histoire de l’esclavage.

L’agencement critique au service d’une lecture plastique de l’Histoire

Si Black Code est avant tout un film de réemploi, l’usage du détournement n’y est pas de l’ordre de l’éloge du recyclage, encore moins de l’ordre du goût baroque pour l’éclectisme. L’objectif est moins celui de réaliser la douce harmonie des contraires que de construire et renforcer l’antagonisme. La plus grande partie du matériau employé est directement produit pour internet – c’est là son champ d’inscription naturel. Quant à ce qui ne l’est pas, il est facile d’en trouver des versions numériques – tout étant reterritorialisé, du manuscrit séculaire au film de cinéma. Henderson laisse souvent visible, même dans le cas de témoignages vidéo, les éléments extérieurs au cadre, non directement mimétiques, parfois jusqu’aux supports mêmes (un téléphone jouant la vidéo de la mort de Mike Brown) : l’image a autant d’importance que son contexte d’intelligibilité, ce qui n’est pas sans produire un sentiment d’étrangeté, le sujet se tient, résorbé, dans la sphère privée de la navigation.

Si la nuit est « constellée », cette constellation est ainsi celle des images-pauvres 16 – « lumpen-prolétariennes dans la société des apparences » et « incertitude digitale », haillons pixelisés du stream, elles s’offrent au chiffonnier 2.0 comme les détails signifiants d’une actualité de la domination. À partir des rebuts de l’observation et des détails du système s’élabore l’agencement qui vient réfuter l’ordre du monde, parce qu’il réfute la représentation que cet ordre fait voir, et les discours qu’il tient sur lui-même. Un exemple : la déclaration du maire de New York, isolée de son contexte d’énonciation, est confrontée à l’image d’une page web qui titre « la caméra de bord de la police dévoile en partie une interpellation contestée, jusqu’à ce qu’un agent de la police de St Louis la désactive ». L’agencement révèle la violence que constitue la déclaration rassurante du maire : « nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir la sécurité de la nation […] et que les droits des citoyens américains soient respectés ». Sur la vidéo la police interpelle un homme, et le montage produit de lui-même l’interpellation de la police comme incarnation de la mort. L’archive du discours de Malcolm X renforce cette interpellation (au sens d’Althusser) par une transvaluation des valeurs : « je suis un Nègre des champs » 17, et vous êtes scrutés 18.

Dans Black Code, la forme est radicale car l’agencement est à charge. Quoiqu’il se trace au gré des hyperliens, de ce système de renvois exclusif à la structure particulière du réseau, l’itinéraire par lequel s’élabore son argumentaire tient moins de la flânerie – cette stratégie de l’éparpillement –, que de la tentative d’établir un diagramme à partir du foisonnement des images. Par des liens et des nœuds se ménage alors une contre-architecture du web, un contre-ordre dans l’espace duquel se terre ce qui, hors du réseau, conspire à « faire œuvre de désorganisation » 19.

C’est du mélange des niveaux que sourd la puissance de dérèglement, cette superposition non seulement des images mais des couches historiques, qui n’est pas un nivellement. Ses effets ne sont pas seulement esthétiques : la connaissance qu’elle produit est une connaissance historique, connaissance qui, selon Carlo Ginzburg, « comme celle du médecin, […] est indirecte, indiciaire et conjecturale » 20. D’expérience de navigateur Black Code devient expérience de pensée. Contre la conception de l’histoire comme continuité, dont le progrès technique serait le critère d’évaluation, et contre l’idéologie, surannée mais lancinante, de la fin de l’histoire, non seulement il faut excaver, dans la roche des vieilles mutilations, les formes qui les reconduisent actuellement, mais surtout il faut puiser dans l’épaisseur historique l’expérience qui nourrit la révolte. De celle des esclaves haïtiens insurgés en 1791, telle que la rapporte C. L. R. James 21, à celle des émeutiers de 1848 et de 1871 sur les cadavres desquels se tient la colonne de Juillet ; de la Révolution française aux Black Panthers puisant dans l’expérience de Malcolm X ; de la Révolution haïtienne aux morts du Missouri, des émeutiers de Ferguson à ceux d’Handsworth et de Londres, trente ans plus tôt ; partout où se manifeste l’« image des ancêtres asservis » 22 se régénèrent ensemble « la haine et l’esprit de sacrifice » 23. Qu’en est-il de cette « image dialectique » dans l’espace balisé du réseau des réseaux ? Comme toutes les choses elle circule, sous la forme d’une vidéo amateur ou d’une image de cinéma, rendue disponible, fût-ce sous la forme diluée de l’image pauvre, par le procès de numérisation du monde. Au confluent de deux cours souterrains, de l’histoire haïtienne et des émeutes anglaises – leur réécriture filmique –, se rejoignent la voix de la chanteuse Martha Jean-Claude et celles des émeutiers « qui clament dans l’ombre des technologies mourantes ». Se réalise dans la rencontre le « processus par lequel les vivants transforment les morts en partenaires de lutte » 24, ces « légions mortes », dit Blanqui, « qui se heurtent pour ressaisir la vie » 25.

L’épanchement du code dans la vie réelle

La démocratisation des outils de (re)production et de diffusion de l’image, conjointe à celle de l’accès au réseau, loin d’offrir un quelconque salut aux classes subalternes, autorisa au moins des agencements énonciatifs inédits. L’espace virtuel du réseau, d’un côté forme par excellence du penser calculateur et du contrôle social, semble resté chargé, de l’autre, d’un potentiel émancipatoire, pour peu qu’on tende à le refinaliser. Il ne s’agit plus de penser ici l’agencement comme œuvre, mais la circulation de l’image en tant que creuset par lequel en viennent à se concrétiser des agencements politiques, de la rue au réseau et du réseau à la rue. Les réseaux d’images pauvres, qui brisent les cadres convenus de la socialisation traditionnelle, organisent et tissent des liens (visuels) entre des sujets disparates, rassemblent les conditions de possibilité d’une histoire commune, constituent dès lors autant de bases à partir desquelles peut se construire l’antagonisme. La réponse d’Henderson à cette injonction de s’approprier la technique est assez radicale : réconciliant le matérialisme, la technologie et l’animisme, il tente, par les moyens du film, non seulement d’activer la plasticité de l’écriture historique, mais également de réorganiser le partage conventionnel entre corps et machines.

Le rite du vaudou haïtien, que les récits de C. L. R. James placent aux fondements de l’insurrection de 1791, doit être réactivé, pour ouvrir une brèche salutaire dans la forme close du logiciel ennemi. En début de film, l’image de Simparele – film de Solas articulant la lutte politique à sa force magico-religieuse – s’élargissait progressivement, incrustée sur des prises de vues de danseurs et danseuses dans la nuit, résonnant avec le récit de la cérémonie dirigée par Boukman. Dans la danse ou le rite, chaque « moi » disparaît dans la masse corporelle des danseurs. Le rituel dansé, occurrence de fête – « cet entracte d’universelle confusion », « durée de la suspension de l’ordre du monde » 26 – constitue l’antithèse de l’organisation hiérarchique, il tient en échec la discipline des corps, ouvre ses participants à l’expérience du dérèglement, en même temps qu’à celle d’un autre agencement collectif. « Les excès sont alors permis » 27 : la danse, la fête, annoncent l’émeute en passe d’advenir.

« Haïti est le premier pays à avoir obtenu son indépendance », dit Martha Jean-Claude. Compte tenu de l’articulation opérée jusqu’ici entre le Code Noir et l’algorithme, la Révolution haïtienne est bien la première instance du hacking – littéralement. Dutty Boukman en serait l’instigateur : ses incantations galvanisèrent les esclaves le soir du 14 août 1791, qui découpèrent – littéralement – les anciens maîtres blancs, leurs femmes et leurs enfants. L’insurrection pénétra jusqu’aux architectures juridico-politiques du Code Noir, retournant la violence qui jusqu’ici devait les diriger. Le hacking s’attaque aux barrières, aux délimitations, aux enclosures. To hack, c’est d’abord faire éclater les démarcations et les hiérarchies que la force institue.

De même que « la société d’abondance trouve sa réponse naturelle dans le pillage », écrivait Debord à la suite des émeutes de Watts 28, la société computationnelle trouverait sa réponse (c’est-à-dire sa forme de lutte négative) la plus salutaire dans le hacking. Hacking aux sens conjoints d’exigence à l’expérimentation en ce qui concerne les dispositifs techniques (comprendre et prolonger un dispositif, le refinaliser), et de restauration d’une puissance d’agir dans un système apparemment fermé (computationnel ; social). L’émeute-hacking est une émeute du chiffre, loin de l’irrationnel déchaînement que veut y voir l’imaginaire collectif.

La flamme du hacking primitif est entretenue par l’image des corps dansants, et c’est sur elle que viennent se plaquer, par surcadrages accumulés, les premières images des émeutes d’abord, puis une voiture en flamme par surimpression. Un extrait sonore de Handsworth Songs, s’ajoutant aux chants et aux percussions, confirme : « Il n’y a pas d’histoire dans les émeutes, seulement les fantômes d’autres histoires. » Les cinq dernières minutes sont le temps de la fête – à Ferguson la première vague dura plus de deux semaines –, et la forme du film se radicalise, sur le modèle de cette turbulence collective. La page Facebook « Justice for Mike Brown » défile en négatif, et dans un éclair disparaît sous son code source – le véritable négatif – qui grossit sur les visages de jeunes femmes venues rendre hommage à leurs morts. Si la ritualisation du deuil, et la « digestion » de l’émotion passait sur le réseau par la prolifération des images, ici l’instance magico-technique du hacking « vaudou » fait extravaser les corps qui résident en l’image par la propagation de l’émeute. Une forme de rage semble s’intégrer au code, il entre en transe, il pulse. À l’image, le code, son signifiant graphique, s’étend jusqu’à recouvrir les corps. Si la protestation répond à une logique discursive, l’émeute s’inscrit dans une logique plus incarnée : Black Lives Matter est un « mouvement politique », il exprime une revendication de manière discursive ; Black Lives Matter est une matière, une substance inassimilable, hypothétique. On comprend que la solution « figurative » envisagée par Henderson pour travailler l’émeute consiste en l’activation, dans la représentation numérique, d’une plasticité qui échappe à la formalisation. L’émeute s’y compose de formes et de matière, de codes et de corps.


  1. Louis Henderson, Lettre du Voyant, France, 2013. Le terme Sakawa renvoie à la méthode employée par de jeunes Ghanéens – les Sakawaboys – pour mener des fraudes sur internet – particulièrement des « abus de confiance » consistant à détourner l’argent d’interlocuteurs occidentaux. Ce phénomène, qui relève autant de la contre-culture que de la « cyber-criminalité », est appréhendé par Henderson à travers le prisme du néocolonialisme.
  2. Louis Henderson, All That is Solid, France, 2014.
  3. Forme dont Nicole Brenez a établi une typologie. Voir : Nicole Brenez « Formes du pamphlet cinématographique, panorama autour de Mai 68 », in Mai 1968, Tactiques politiques et esthétiques du documentaire, La Revue Documentaires n°22/23, pp.111-128.
  4. Humberto Solas, Simparele, Cuba,1974.
  5. John Akomfrah (Black Audio Film Collective), Handsworth Songs, Royaume-Uni, 1986.
  6. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison, fragments philosophiques, trad. Éliane Kaufholz, Gallimard, Paris, 1974. p.134.
  7. Zach Blas, « Contra-Internet », e-flux Journal, n°74, juin 2016.
  8. Pier Paolo Pasolini, La Rabbia, Italie, 1963.
  9. Pour reprendre à Achille Mbembe le titre d’un de ses ouvrages.
    Voir : Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, Paris, 2013.
  10. Jonathan Beller, The message is Murder : Substrates of Computational Capital, Pluto Press, Londres, 2018.
  11. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op. cit., p.176.
  12. Jean-Marie Straub, Danièle Huillet, Trop tôt, trop tard, France, 1980.
  13. Voir : Denise Ferreira da Silva, « No-bodies : Law, Raciality and Violence », Meritum – Belo Horizonte, vol.9, n°1, janvier-juin 2014, pp.119-162.
  14. Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, n° 21, 2006/1, p.32.
  15. Dans la culture informatique, le raccord est aboli au profit de la superposition. Voir : Lev Manovich, The Language of New Media, MIT Press, Cambridge, 2001.
  16. Conformément à la terminologie d’Hito Steyerl, « In Defense of the Poor Image », e-flux Journal, n°10, novembre 2009.
  17. « I’m a field Negro », dit Malcolm X à la Michigan State University le 23 janvier 1963.
  18. « We are red right now », s’affole un des policiers, « nous sommes filmés ».
  19. Cette tâche que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy attribuent aux romantiques d’Iéna. L’Absolu littéraire, Seuil, Paris, 1978.
  20. Carlo Ginzburg, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire » (1979), Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire (1961-1984), Verdier, Lagrasse, p. 252.
  21. Cyril Lionel Robert James, The Black Jacobins (1963), Vintage Books Edition, New York, 1989. p. 87. Le texte, dicté par une femme, qui ouvre Black Code est tiré de cet ouvrage.
  22. Walter Benjamin, « Thèses sur le concept d’Histoire », op. cit., p. 438 (§XII).
  23. Ibid.
  24. Le texte de conclusion d’Handsworth Song est également celui de la conclusion de Black Code.
  25. Auguste Blanqui, « L’Éternité par les astres » (1872), Maintenant il faut des armes, La Fabrique, Paris, 2006, p. 344.
  26. Roger Caillois, « Fonction de la débauche », L’homme et le sacré (1950), Gallimard, Paris, 1988.
  27. Ibid.
  28. Guy Debord, « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande » (1965), reproduit in Œuvres, Gallimard, Paris, 2006, p. 705.

  • Black code / Code noir
    2015 | France | 21’
    Réalisation : Louis Henderson
    Production : Spectre productions

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 107, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0107, accès libre)