Les dockers de Liverpool de Ken Loach

Le témoignage d'une déconstruction identitaire


Erika Thomas

En 1996 Ken Loach réalise Flickering Flame (traduit en France par Les dockers de Liverpool) un documentaire engagé qui témoigne d’une réalité volontairement ignorée par les médias. Ce n’est pas la première fois que ce fils d’électricien, destiné à la profession d’avocat, plaide pour ceux qui se retrouvent sur le terrain des luttes sociales. Quelques années auparavant Loach s’était déjà heurté aux problèmes de censure en s’attaquant très explicitement au tatchérisme et ses nouvelles lois. Son documentaire sur le mouvement syndical, Question of leadership (1980), sera interdit de diffusion. Which side are you on ? abordant la terrible grève des mineurs de 1984 connaîtra le même sort.

Pour Flickering Flame, il s’agira de donner la parole aux oublies de Liverpool. Le point de départ de ce documentaire est une grève qui dure depuis le 25 septembre 1995. À cette date, cinq dockers employés de Torpside, sous contractant de Mersey Docks and Harbour Company sont abusivement licenciés sous prétexte de refus de travail supplémentaire. Ils forment alors un piquet de grève que refusent de franchir les cinq cent dockers de Mersey Docks and Harbour Company. Pour cet acte de solidarité ouvrière, ils seront tous licenciés à leur tour vingt-quatre heures plus tard. En 1996, moment du tournage, la lutte continue. Ce combat pour leur réintégration, soutenu au niveau international mais ignoré par leur propre syndicat, va durer jusqu’en janvier 1998. Il n’aboutira pas. Depuis la mise en place du régime tatchérien, les actes de solidarité ouvrière sont illégaux, et Ken Loach s’en émeut. En sous-titrant son film, A story of comtempory morality, il « choisit de faire porter le sens de ce combat sur le plan de la morale » (Rousselet, 2002, P. 86), mais il donne surtout et d’emblée le ton de sa vision du système : il s’agit là d’une histoire parmi d’autres, l’article indéfini souligne non pas le singulier mais le pluriel de ces histoires qui, jours après jours, deviennent des impasses à l’intérieur desquelles les plus faibles s’y trouvent condamnés. La caméra du citizen Ken Loach 1 va rompre le silence en s’attachant à construire un film didactique, historique et indispensable. Nous examinerons, dans le cadre de cet article, l’écriture adoptée par le réalisateur pour traiter de la complexité d’un mouvement de lutte emblématique de l’appel humain face au silence déraisonnable du monde. 2

Espaces cinématographiques et espaces topographiques : des archives aux reliques.

Les dockers de Liverpool s’ouvre sur un carton d’introduction : cinq cent dockers ont perdu leur travail, depuis ils luttent pour leur réintégration sans être soutenus par leur syndicat, le TGWU (Transport and General Workers Union). Des images de la manifestation dans la rue accompagnent la voix-off du narrateur qui rapporte que chaque jour les dockers se rassemblent devant l’entrée du port ; ces hommes ont refusé de franchir un piquet de grève, ils travaillaient depuis trente ou quarante ans et se retrouvent remplacés par une main d’œuvre précaire. Les images d’archives (une photographie, des enregistrements vidéo amateurs et des « vieux » films) et les fonds d’écran noirs (le « tableau didactique » et les lettres de correspondance) composent l’essentiel des espaces cinématographiques des dockers de Liverpool. Les lieux de travail (les quais), les lieux de négociations et de revendications (la rue, les assemblées générales et les congrès) ainsi que les lieux d’explicitation de la situation (salles de réunions, salles à manger et salon) constituent les espaces topiques du film. L’agencement de ces espaces est important : bien que Rousselet (2002, p. 85) souligne que Loach n’adopte, dans ce documentaire, point de mise en scène et que ce sont les dockers qui construisent leur scénario, il reste que l’art du montage — auquel participe activement Loach — permet de « repenser le découpage de la réalité, la relation sujet/objet qui en constitue le champ de signification, et le langage audiovisuel qui permet d’en exprimer et communiquer le sens : tel apparaît le pari réitéré de l’expérience documentaire chaque fois qu’elle tente d’arracher une projection du monde […] à la série des clichés […] » (Niney, 2002 p. 317) Observons alors l’agencement de ces espaces et le discours qu’ils élaborent.

Les différentes archives ponctuant le film donnent une valeur démonstrative indéniable et recherchée par le réalisateur. Les « vieux » films s’organisent en deux catégories : ceux d’avant 1967 d’une part ; ceux précédant de peu l’organisation du mouvement des dockers et se situant donc en 1989 et 1995. Ces « vieux » films ne racontent pas la même histoire. Les premiers nous racontent la vie des dockers qui se confond avec celle de leurs luttes pour s’arracher à la précarité et au vécu subjectif d’indignité — « on était parqués comme des animaux » — puis la création d’un statut. Les seconds témoignent de l’évidence de leur solitude : « tout le monde nous a lâché… on se bat tout seul… on est écœuré : le syndicat a jeté l’éponge… les employeurs nous affament ». Les enregistrements vidéo amateur dénoncent la langue de bois d’un des responsables syndicaux, Bill Morris : « notre enthousiasme restera intact… c’est notre lutte à tous… la solidarité est un devoir entre nous ». Quant à la photo, il s’agit de celle de Jack Dempsey, autre responsable syndical officiellement chargé du conflit qui, pour d’obscures raisons, ne transmet pas aux délégués la volonté de négocier du patronat prêt à réintégrer les camarades pour stopper la grève.

Ces archives, prises dans leur ensemble, d’une part, renseignent le spectateur sur l’historique du métier qui s’est construit au travers d’une lutte, d’autre part, mettent en accusation les responsables syndicaux, coupés de la base, incarnant le clivage entre la fonction et l’action syndicale, entre l’action et la parole donnée. Pourquoi les responsables syndicaux, non contents de ne pas assumer leurs fonctions sociales de défense du travailleur, n’ont, en plus, pas transmis la nouvelle de la réintégration des licenciés ? La question n’est pas traitée par le film. Elle reste ouverte et énonce en filigrane l’idée qui sera reprise par Loach dans un film ultérieur 3 selon laquelle l’organisation du travail dans la société néolibérale finit par corrompre le lien social. Elle se pose dans l’esprit du spectateur :

« Comment la plupart des sujets dotés d’un sens moral parviennent-ils à faire tenir le clivage de leur personnalité ? Clivage en vertu duquel ils conservent un sens moral dans le secteur qui n’entre pas en relation avec la perception de la souffrance infligée à autrui (espace privé) cependant qu’ils suspendent totalement leur sens moral dans le secteur qui les sollicite directement au spectacle de la souffrance ou de la collaboration à l’injustice (espace social de travail) ? » (Dejours, 1998, p.155).

A peine esquissée cette idée est compensée par la mise en images de la détermination des dockers et de la solidarité internationale et intergénérationnelle.

Le fond d’écran noir sur lequel apparaissent la correspondance échangée et les « cartons didactiques » 4 remplit la même fonction que les archives : témoigner du réel, de la véracité des propos tenus. Les lettres mettent en cause les responsables syndicaux qui se dégagent sans encombres de leurs responsabilités, en s’arrangeant discrètement entre eux : « la grève de Liverpool n’est pas officiellement reconnue… il ne m’appartient pas de m’en mêler » (Bill Morris) ou encore : « J’ai concédé à Jack Dempsey que, pour arrêter la grève j’allais réintégrer les cinq licenciés, Jack Dempsey a dit qu’il allait rejoindre les hommes dehors et voir ce qu’il pouvait faire » (lettre de Bernard Bradly, PDG de Torpside), et ainsi de suite… Les cartons didactiques se remplissent au fur et à mesure de données importantes : « 1947 : le statut national des dockers est instauré… 1967 : après une grève illimitée, le travail précaire fut enrayé pour de bon… 1989 : Margaret Tatcher abolit le statut des dockers… 1989-1991 : le travail précaire revient, pas de congés payés, pas d’assurance maladie… 1993 : les heures supplémentaires ne sont plus payées… ». Ces données sont mises en parallèle avec d’autres tout aussi indispensables : l’augmentation du profit, du salaire de Trevor Furlong, P.D.G de Mersey Docks and Harbour Company ou encore l’organisation de la solidarité internationale réunissant les dockers de vingt-deux pays qui décident de ralentir ce qui doit être livré à Liverpool ainsi que la conséquence économique de cette solidarité, à savoir, une baisse des profits atteignant 17%.

Les espaces topographiques font entrer véritablement le spectateur dans le vécu des dockers : en partageant les quais, cet espace de travail présenté comme un lieu d’affrontement et de solidarité internationale ; en suivant ce qui se déroule dans d’autres lieux de revendications comme la rue — espace qui ouvre et clôt le film — les assemblées générales où l’on rit parfois, où l’on s’entraide, où l’on décide d’actions internationales bref, où se construit « l’illusion groupale » réparatrice (Anzieu, 1981), l’illusion d’une volonté et d’une solidarité à toute épreuve ; en observant les congrès des responsables syndicaux et politiques qui investissent de moins en moins les fonctions pour lesquelles ils ont été élus. Ces différents lieux témoignent de la détermination des dockers et de leurs femmes qui y prennent régulièrement la parole. Les lieux d’explicitation se divisent en deux espaces précis : le formel (la salle de réunion) et l’informel (le « chez-soi » d’anciens dockers retraités et des femmes des dockers licenciés). La salle de réunion est le lieu de la plainte et de la conscience éclairée débarrassée de ses illusions, donc quelque peu douloureuse : « si on perd le contrat de travail au profit des agents d’intérim, c’est foutu… si on perd, on n’a plus d’avenir et nos enfants non plus… les patrons disaient “on n’a pas de problème avec les syndicats, c’est les délégués à la base qui gênent”… Le travail précaire a recommencé, c’était dur, fallait résister aux employeurs… ». Le « chez-soi » des retraités et des femmes de dockers racontent l’émotion : le manque d’argent, les larmes, la honte : « je n’ai rien fait pour Noël, c’est dur… » ; « dans le parc, il faut se battre pour l’embauche… c’était une honte ce mode d’embauche… t’es là dans un hangar, un gars vient te taper sur l’épaule… ». C’est la voix-off d’un de ces retraités qui commente les images finales du film : « pourquoi se débarrasser des dockers de Liverpool ? C’est le dernier bastion syndical… À force d’être piétiné on finit par se battre… ceux qui regardent de l’extérieur, ça finira par leur arriver »

La solitude des dockers : « n’insultez pas l’intelligence de la classe ouvrière »

Le combat des dockers de Liverpool, nous l’avons dit, n’est pas véritablement relayé par les médias. L’importance de ce qu’ils ont à dire et la nécessité qu’il y a à les entendre se traduit cinématographiquement par la façon dont Loach les filme. Ainsi, tels qu’ils nous sont présentés dans le documentaire, les dockers sont d’abord des voix avant d’incarner, à l’intérieur d’un plan serré, un visage sur lequel apparaît en surimpression, un nom et un statut. Notons que le nom de chacun n’apparaît qu’une unique fois (la première fois que le docker apparaît à l’écran) et force est de constater la difficulté qu’a le spectateur, face à la multitude de personnes interviewées qui reviennent à l’image, à retenir l’identité de chacun : Kevin Blesborough, Bobby Morton, Jimmy Davis, Jimmy Nolan, Gerry McDonough, Larry Fogarty et tant d’autres… Là encore, ce choix s’avère efficace : les dockers sont perçus comme un groupe, celui des dockers. Chacun d’eux est unique et possède une identité propre certes, mais l’individualité se dissout dans le corps professionnel en lutte. Cette façon de les percevoir n’est pas sans évoquer ce que Durkheim résume dans la notion de solidarité mécanique, à savoir la fusion des individus dans un « nous » communautaire emblématique de la similitude des sentiments et des expériences vécues. Observons de plus près ce groupe : 1l se compose donc des cinq dockers licenciés ; d’autres dockers britanniques dont les délégués syndicaux ; des dockers d’autres nationalités ; des dockers retraités. À la périphérie de ce groupe se trouvent les femmes de dockers. Face à ce groupe se trouve le groupe adverse, un groupe hétérogène dirons-nous car composé tout à la fois des patrons, des représentants syndicaux coupés de la base et des politiciens déconnectés du terrain. Unis en frères, ils ignorent le désarroi des dockers. Il est intéressant de relever le dénominateur commun de chacun de ces deux groupes : celui des dockers, tel qu’il nous est donné à voir, est représentatif de l’idée de solidarité s’exprimant à travers le temps (par la parole des dockers d’hier, les retraités d’aujourd’hui) et à travers l’espace (par la parole des dockers d’ailleurs — Canada, Suède, France… — se sentant tous concernés par la lutte). Comment fonctionne cette solidarité ? Reprenons la synthèse qu’en fait Xiberras dans son ouvrage traitant des théories de l’exclusion (1996, p. 136) : « la solidarité décrit toujours […] une force maximale du lien social. La nature du lien social se construit sur la coopération et l’entraide par opposition à des attitudes de rejet et de défiance ». Et c’est précisément l’attitude de rejet, de défiance et d’indifférence qui caractérise le groupe adverse : « S’ils souhaitent revenir travailler avec nous qu’ils remplissent les formulaire » va dire Bernard Cliff, un des PDG interviewé, feignant d’ignorer le cynisme qu’il y a à faire signer des contrats de tra-vall devenus des contrats de travail précaire. « Ceux qui refusent de signer, c’est leur affaire » ajoute Trevor Furlong. Face à ces attitudes, l’identité professionnelle des dockers se construit dans la nécessité de revendiquer, de consolider et de conserver ses acquis. Les femmes de dockers vont prendre en charge la dominante affective de l’exclusion subie à plusieurs reprises. D’abord en revendiquant un droit de parole lors d’un congrès : « Personne n’a le droit de prendre la parole à notre place » va dire l’une d’entre-elles, revenue des promesses non tenues et des représentants syndicaux et des représentants politiques. C’est en ces termes que Doren Mac Nally, une femme de docker, s’adresse à Peter Haim du parti Travailliste :

« – Vous dites que c’est un scandale, on vote tous travailliste et on est déçu, aucun d’entre vous ne s’est levé pour dire « nous représentons les ouvriers et nous n’acceptons pas ça ; la société portuaire doit réintégrer ces gens » aucun de vous ne l’a fait !

– Quand nous serons au pouvoir… je sais que ça ne vous sert à rien maintenant mais je ne peux faire que des promesses, une fois au pou-voir, nous empêcherons ce genre de conflit.

– Pourquoi n’abrogez-vous pas la loi ?

– J’ai dit…

– Tony Blair a dit qu’il ne changerait pas la loi

– Non…

– Il l’a dit à Hong-Kong […] N’insultez pas l’intelligence de la classe ouvrière. »

Ailleurs, d’autres femmes vont parler du sentiment de honte qu’elles ressentent : d’abord l’angoisse (« comment s’en sortir ? »), puis la confusion conséquente de la perte des repères (le sac d’une des femmes est perdu puis retrouvé) confusion qui est en même temps un rempart contre le sentiment d’anéantissement (on se concentre quelques instants sur un objet égaré qui sera finalement retrouvé pour échapper au sentiment d’être soi-même perdu). Enfin, la honte massive de se retrouver dans le besoin. Honte exprimée par des larmes pudiques (« on ne fera rien pour Noël ») et par le ressentiment aisément repérable dans leurs discours. D’autres discours sont éclairants sur le vécu du drame : le discours des dockers retraités insiste sur le fait que nous sommes tous concernés par des dispositifs de précarisation en mettant en perspective une dimension historique, ils témoignent du temps : hier, c’était comme ça, demain, ça peut le redevenir. C’est leur parole qui ouvre et qui ferme le documentaire. Le discours des dockers en grève insiste sur la nécessité de la lutte et sur la trahison des syndicats coupés de la base. Ils illustrent un sentiment de solitude dévastateur. Au creux de ces discours, celui de Ken Loach se manifeste au travers de la voix-off du narrateur qui se confond parfois avec celles des dockers. Voix-off qui prend le spectateur par la main pour approfondir la connaissance historique et qui le prend à témoin face au silence insondable des responsables syndicaux. Au final, la construction du film met en évidence le fait que presque tous les protagonistes tiennent les rôles attendus dans cette histoire de morale contemporaine : les politiciens font des promesses et les patrons font des profits. Seuls les responsables syndicaux ne remplissent pas leur fonction. Les dockers de Liverpool est un film qui veut aller au-delà de l’indignation suscitée par le vécu des dockers en grève depuis plus d’un an. Il veut croire à la puissance de la solidarité y compris de celle que manifeste le cinéaste en réalisant son film, pourtant l’Histoire va confirmer le noyau central du film et noyer dans la marée irrésistible de l’oubli, la résistance et la solidarité : car nous assistons bel et bien à l’agonie d’une identité professionnelle, une déconstruction en règle légitimée par les représentants politiques et sociaux britanniques.


  1. Titre du film réalisé par Karim Dridi sur Loach en 1996 alors que celui-ci tourne Les dockers de Liverpool.
  2. En référence à « l’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (Mythe de Sisyphe, 1942)
  3. The Navigators (2000) film de fiction racontant le devenir des cheminots des chemins de fer britannique privatisé.
  4. Nous avons baptisé « carton didactique » ce procédé consistant a expliciter différentes données énoncées en voix-off et relayées par l’apparition progressive – comme sur un tableau d’écolier – de textes, chiffres et autres données.

Références bibliographiques

  • Didier Anzieu, « L’illusion groupale : un moi idéal commun » in Le groupe et l’inconscient, Dunod, Paris, 1981, p. 67-86.
  • Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Edition du Seuil, Paris, 1998.
  • François Niney, L’épreuve du réel à l’écran, Deboeck, Bruxelles, 2002. Francis Rousselet, Ken Loach, un rebelle, Edition du Cerf-Corlet, Paris, 2002.
  • Martine Xiberras, Les théories de l’exclusion, Armand Colin, 1996.

  • Les Dockers de Liverpool
    1996 | Royaume-Uni, France | 52’ | Vidéo Réalisation : Ken Loach
    Production : Rebecca O'Brien, Xavier Carniaux, Parallax, BBC, Arte
    Image : Roger Chapman, Barry Ackroyd
    Montage : Tony Pound

Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 105, 3e trimestre 2006)