Les Films d’Ici

Yves Jeanneau

Michael Hoare

Comment devient-on producteur ?

Quelle est la passion d’être non pas réalisateur de documentaire mais producteur, l’homme qui crée des possibilités de création…

Ce n’est pas très différent. En fait, mon investissement dans le documentaire vient de trois causes : un, ma passion cinéphilique, j’ai toujours été particulièrement intéressé et attiré par les grands films documentaires, que ce soient les films d’Ivens, de Flaherty, le film d’Otzenberger sur la Chine. Je fréquentais à la fois la cinémathèque et les ciné-clubs, et donc très jeune, j’ai été amené à rencontrer ces cinéastes-là. La deuxième détermination est politique. J’ai été très tôt politisé et je me suis retrouvé très vite à faire du cinéma d’intervention sociale et politique, du cinéma militant comme on disait à l’époque, c’était du documentaire. J’avais mon propre groupe, l’Agave, qui était parallèle à Cinélutte. C’est à ce moment-là que j’ai connu Richard Copans. Et on faisait des montages et des films sur le Chili, sur les immigrés, sur les femmes…

Ma troisième détermination est plus en rapport avec ma formation en philo, j’ai été enseignant d’esthétique en fac; j’ai travaillé sur les images du réel. Il y a quelque chose de simple là-dedans, la cohérence d’une démarche personnelle par rapport au réel, par rapport au militantisme, et à la pensée du réel en philosophie.

Quand je suis devenu réalisateur de films d’intervention sociale, de films militants à l’époque, aller voir un producteur pour produire ce type de film n’avait pas de sens. Par nécessité, je me suis retrouvé à produire mes propres films parce qu’il n’y avait personne d’autre. Et à apprendre à produire le film que je faisais. Et de fil en aiguille, il y a des gens qui m’ont demandé de produire leurs films. À la suite de Cinélutte, les Films d’Ici se sont constitués en GIE de 81 à 84 dont le gérant était Richard Copans. J’y faisais mes propres productions. Et puis, le GIE qui avait des dettes, était en faillite.

Avec Richard on s’est dit « qu’est-ce qu’on fait ? » On avait une caméra, une salle de montage, des négatifs… et des dettes. Soit on fermait, et on perdait tout ; soit on continuait, on assumait les dettes, mais on gardait la caméra, la salle de montage et les négatifs. Alors on a continué et on a, à ce moment-là, monté les Films d’Ici, donc une vraie société avec 50 000 de capital au départ mais avec 500 000 francs de dettes ! Donc, voilà, comment on devient producteur. Je suis devenu producteur en ayant envie de faire ce type de cinéma, en en faisant et en étant amené à le produire moi-même.

Je n’ai pas du tout le sentiment d’être moins créatif que quand je réalise. C’est plus compliqué d’une certaine manière, moins gratifiant parce que c’est le réalisateur qui apparait comme celui qui a fait tel film. S’il s’agit d’un problème d’égo, il vaut mieux être réalisateur. Mais la production me convient mieux; j’ai l’impression d’avoir des contacts plus variés, un investissement plus diversifié que si je fais un film. En ce moment, je travaille sur dix productions en même temps, j’en vois dix autres qui viennent derrière, je travaille en distribution sur les productions que j’ai fait avant. Je m’occupe aussi bien du contenu, du style, de la technique que du financier et du juridique. J’essaie d’avoir une implication personnelle, philosophique, politique, esthétique dans ce que je produis.

Les Films d’Ici et leur image

Tu n’es pas sans savoir que dans les débats qui ont secoué le milieu de la production documentaire, d’une certaine manière, tu représentes une certaine figure dans la tête des gens, à tort ou à raison, qui est celle de l’industrialisation.

Je rigole…

Quand on discute avec les producteurs, un mot qui revient très souvent, c’est le mot artisanat, c’est l’idée du contact direct, main directe sur les choses, le cas par cas, et que les Films d’Ici sont souvent vus comme un exemple d’une ambition à vouloir aller au-delà de cela. Est-ce que c’est vrai ? Comment est-ce que vous réagissez par rapport à cela ?

D’abord, les termes « industrialisation », « gros », « ambitieux », « qui veut bouffer le marché » et tout ça, que j’entends aussi, je ne suis pas sourd, me font doucement rigoler. Parce que je sais comment on travaille ici, je sais les difficultés qu’on a et qu’on est tout à fait aussi « artisanal » que les autres.

Les Films d’Ici, c’est la réunion de quatre producteurs qui ont réussi cette équation rare, puisqu’on était à peu près les seuls à le faire, de travailler ensemble dans une même structure. Il n’y a pas un de nous quatre, ni Richard Copans, ni Serge Lalou, ni Ruben Korenfeld, ni moi, qui commande les autres. Nous sommes quatre producteurs qui travaillons ensemble et qui produisons trente heures et qui brassons 40 MF par an. On ne fait au Films d’Ici aucun film industriel, aucun film de commande, aucun magazine, aucun reportage. Jamais. Alors ce genre de remarque, de réflexion ou de critique…

D’image, je crois…

Ou d’image… Cette image est fausse. Il suffit de regarder notre catalogue. Les Films d’Ici n’ont cessé de produire le même type de films depuis le début. Par contre, ils se sont donné les moyens de produire ce type de films, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Et c’est parce qu’on a fait, bien avant tout le monde, une analyse qui a été partagée, communiquée puisqu’on l’a même publiée, et qu’on a été à peu près les seuls à la mettre en pratique. On peut résumer cette analyse en deux mots très simples : professionnalisation, et internationalisation.

Professionnalisation, c’est à dire qu’il faut apprendre, y compris à monter un capital social, à trouver de l’argent pour constituer des fonds propres parce qu’on ne peut pas tenir une boite de production sans fonds propres, même si on est un artisan. Je n’y connaissais rien. Mais, on a appris à travailler avec des banquiers, avec des organismes de crédit, avec des investisseurs. Et les convaincre qu’il fallait mettre de l’argent dans ce type de production, ce qui n’était pas évident. Ce n’est pas industriel, c’est professionnel. On est de vrais producteurs, pas des bricoleurs.

Deuxième terme, internationalisation. La production de documentaires ne peut pas être pensée à l’étroit des frontières nationales. Si on pense la production de documentaires en termes franco-français, on va à l’échec. Les indicateurs économiques étaient clairs dès 85, et on a commencé à faire un gros travail sur les marchés internationaux pour tisser des relations avec toutes les télés, des producteurs, des réalisateurs, de manière à ne plus être enfermés dans les problèmes étriqués de la conjoncture française. Et si on a réussi à produire tout ce qu’on a produit, c’est bien parce qu’on était – là, j’y vais à la hache – capables sur une production ambitieuse de trouver 40 % de financement à l’étranger. Et si on n’avait pas fait ça, on serait morts depuis longtemps. Et quel est le problème de la production indépendante de documentaires français ? D’ailleurs c’est pareil pour les producteurs anglais qui ont été trop coconnés par Channel 4 qui payait cent, voire cent dix pour cent des budgets de films. Les producteurs n’avaient même pas besoin d’aller ni chercher de l’argent en amont, ni en aval puisque c’était Channel 4 International qui distribuait les films.

Alors, nous avons pu continuer. Qu’on vienne me dire que les films qu’on fait aujourd’hui sont différents des films qu’on a fait au début. Quand on fait Et la vie de Denis Gheerbrandt, quand on fait Rendez-vous à Tirana, quand on fait le film sur le Vietnam de Robert Kramer, et j’en passe… ce sont des films dont nous sommes fiers.

L’expérience de la distribution

Quelle est votre expérience et quel est votre bilan de l’exploitation plutôt systématique et plutôt travaillée que vous avez fait du « second marché », de la vente internationale, et de la distribution ?

Notre analyse nous a poussé à constituer Les Films d’Ici Distribution, une filiale chargée de vendre nos films et, progressivement, des documentaires produits par d’autres maisons de production, françaises et étrangères. La stratégie était, par ce biais, de répondre aux besoins de financement de nos productions car, comme chacun sait, « qui a vendu, pré-vendra, et qui pré-vendra, co-produira ! » Il s’agissait de créer et d’entretenir cette dynamique, de manière à pouvoir produire des films plus ambitieux, plus chers que la moyenne. Le genre de film pour lequel, sur le marché français, on ne peut trouver que 60-70% du financement et pour lequel il fallait chercher 30 à 40% ailleurs, c’est-à-dire sur le marché international.

Encore une fois à la hache parce que c’est plus compliqué que ça, on fait beaucoup plus d’argent en pré-ventes qu’en ventes pures. Mais c’est parce qu’on fait aussi de la vente pure que l’on fait des pré-ventes. Donc, c’est une conception globale de l’économie du secteur qui fait qu’on travaille avec des diffuseurs. Par contre, parce qu’on se fréquente beaucoup, parce qu’ils achètent des films, parce ce qu’ils savent ce qu’on fait, parce qu’on les tient au courant des projets, on arrive à créer cette dynamique.

Si je formule autrement, ça ne vous gêne pas qu’une télévision vous paie dix mille francs ou cinq mille francs pour un film si c’est un contact qui peut investir beaucoup plus dans une production suivante ?

J’essayerais évidemment d’avoir plus, mais il n’y a pas de petites ventes. Des fois des gens me disent : non je ne vends pas parce que ça ne vaut pas le coup; moi, je vends. D’abord parce qu’il y aura des gens qui verront le film. Ça ne veut pas dire que j’accepte n’importe quel prix. Mais, la RTBF par exemple achète très peu cher, 15 000 francs il y a dix ans, 25 000 francs de l’heure maintenant. Sauf qu’à la fin de l’année la RTBF nous a acheté vingt films. Ça commence à faire 500 000 francs. Et puis ces 500 000 francs, comme par hasard, ce sont des pré-achats pour la plupart. Et puis, au bout de trois ans, quatre ans, je trouve avec la RTBF l’occasion de faire une vraie co-production où là, leur apport va être de l’ordre de 500 à 600 000 francs. Donc, j’ai eu raison de commencer à vendre à RTBF à 15 000 francs de l’heure. Parce que depuis 1985 j’ai des rapports réguliers de respect mutuel avec cette chaîne-là.

Les quotas

Certains de nos interlocuteurs arguent que la seule chose qui pourrait éventuellement créer une meilleure situation de la production du documentaire serait des réglementations, une sorte d’imposition aux chaînes de programmer plus, et mieux, les documentaires de création.

Je hausse les épaules. J’ai toujours été contre les mesures protectionnistes de quelque ordre que ce soit. Elles n’ont jamais rien solutionné dans l’histoire économique, sociale et politique d’aucun pays. Jamais..

Il y a encore peu de temps, j’ai eu ces discussions-là avec des réalisateurs, et des producteurs, qui me disaient: il faut exiger la reconstitution du Fonds de création audiovisuelle. Le Fonds de création audiovisuelle dans les années 80, 85, donnait de l’argent – et en général 400 000 francs – à des projets avant même d’avoir une chaîne de télé.

Des quotas de diffusion n’ont pas de sens. On est, qu’on le veuille ou non, dans un circuit économique. Ça veut dire que notre activité est une activité de production, c’est-à-dire économique, qu’on doit faire de manière responsable – même si le documentaire est une niche, et le documentaire d’auteur, le documentaire politique encore d’autres niches. On est dans des niches de niches de niches… mais on n’est pas de purs esprits. Et la solution n’est pas de nous donner des subventions en disant: ça va coûter un million, et bien tenez voilà un million et faites-le. On va épuiser cette masse de subventions en faisant des films sans contraintes, sans économie réelle et qui seront des fantômes. Je n’y crois absolument pas. Je crois que le fait de créer des choses, des films qui soient réellement forts, ça fait partie du réel. On ne peut pas faire des films sur le réel en s’abstrayant du réel.

Oui, j’essaie d’entendre ce que tu dis comme la voix de quelqu’un qui parle de la nécessaire rigueur d’être une vraie société de production. Il y a aussi sur le plan culturel la nécessité que le documentaire d’auteur continue d’exister, le fait que si le nombre d’heures produites, diffusées, tombent en dessous d’un certain niveau, c’est le point de vue de la Scam par exemple, la survie du genre est menacée.

Ce discours-là n’a pas varié d’un iota depuis que je suis producteur, c’est à dire depuis 1980. La Sept n’existait pas à l’époque. Ça n’a jamais été facile. Quand TF1 public commandait des documentaires, c’était l’âge d’or, peut-être ? Ils commandaient pour la plupart à des réalisateurs qui avaient leur carte de l’ORTF et qui étaient à l’intérieur ! Ils ne commandaient rien aux indépendants ! On crevait encore plus ! Il y en avait encore moins de nos films qui pouvaient se faire ! Donc, ce n’est pas nouveau ! Le conflit entre la production indépendante, émanation des auteurs-réalisateurs-producteurs que nous étions à l’époque est en conflit naturel, en contradiction avec le diffuseur qui était, lui avant tout, un producteur, qui ne l’est plus et qui l’a en travers de la gorge.

La question est de savoir si nous avons raison de dire: la télévision a besoin d’images du réel autres que celles de l’info et c’est nous qui apportons les meilleures images du réel. La télévision en aura toujours besoin et on trouvera toujours le moyen de forcer la porte en sachant que la porte est toujours à forcer.

Structuration du marché

Peut-être tu peux dire ce que tu voulais dire par structuration du marché…

Je maintiens que si on veut continuer à produire des films en améliorant la qualité, il faut être lucide et se donner les moyens de sa politique. Dans la bouche de certaines personnes, j’ai peur que le mot « artisan » renvoie au concept du métier noble qui serait limité à son seul aspect de création. Ce marché étant particulièrement hostile à nos objectifs et à notre culture, il faut qu’on fasse nous-mêmes ce travail de structuration du marché. Il ne suffit pas de le considérer comme un ogre, un monstre lointain et fantomatique. Il faut aller le voir de près. Il faut connaître son ennemi. Il n’est pas forcément aussi stupide qu’on voudrait qu’il soit.

Au niveau international j’ai en face de moi dans les chaînes de télévision du monde, des interlocuteurs qui sont loin d’être des cons. Il y a des gens qui n’ont rien compris. OK très bien, cette porte-la est fermée. Mais il y aussi des gens dans les chaînes de télé qui ont envie de faire des choses bien et on y arrive des fois. Et c’est une bagarre, mais on y arrive. Et pour aider que les gens qui ont envie de faire des choses comme nous avons envie de les faire, se rencontrent, échangent leurs expériences, leurs intérêts, etc. il faut apprendre à travailler les uns avec les autres. D’où la création du marché de Marseille en disant : réunissons dans un même lieu, dans un même temps tous les gens qui veulent faire du documentaire plutôt qu’ils soient noyés dans la masse du MIP TV. C’est important que les gens se rencontrent.

L’idée de Marseille, c’est exactement ça, un effort de structuration du marché.

Les banques

Pour reprendre la question un peu par un autre angle : le problème de l’endettement.. On parle d’un sondage fait par l’INA qui dit si j’ai bien compris que de toutes façons, les documentaires quand ils se font perdent dix pour cent par film en moyenne, que plus on fait des documentaires, plus on perd d’argent. Ce qui fait que les structures de production, je pense à Meli Mélo puisqu’ils ont récemment fait faillite, s’engloutissent dans un processus d’endettement progressif et perdent pied.

Alors, quel est votre stratégie vis à vis de ce problème-là, le problème de finances…

D’abord, je suis très triste qu’une boîte comme Méli Mélo ou quelque autre boîte disparaisse. Parce que la production est un tissu, et c’est dommageable pour tout le monde. Maintenant, il y a six ou sept problèmes qu’il faut prendre en compte : Je vais être un peu économiste, mais même s’il y a d’autres raisons, la faillite d’une société pose un problème économique : insuffisance de fonds propres, insuffisance du financement des chaînes françaises sur les programmes commandés, pré-achetés ou co-produits, délais de paiement trop longs, délais de paiement des subventions trop longs, augmentation des coûts de production et faiblesse de l’accès au marché international. Et septièmement, et là je reviens à la professionnalisation, insuffisance de structuration interne des boîtes sur les problèmes de gestion. Parce qu’on n’a pas les moyens de payer les gestionnaires qu’il faudrait pour nous aider. Et on n’est toujours pas de bons gestionnaires.

Donc ces sept éléments-là font que si une maison a le moindre accident de parcours en production, elle est exposée et si elle a un deuxième accident de parcours, elle est coulée. C’est vrai pour les petites boîtes, c’est vrai pour des grosses boîtes, parce que les risques sont proportionnels.

Et vous, votre solution a été de faire rentrer les gens dans votre capital ?

Il ne faudrait surtout pas croire que nous, aux Films d’Ici, ne sommes pas en danger. Nous avons perdu de l’argent. Et surement même beaucoup plus que les petites boîtes. Mais, effectivement : un, nous avions pris la précaution de créer des fonds propres en cédant des parts de notre société à des investisseurs. C’est pourquoi nous sommes encore là. Donc, on a effectivement fait ce travail à temps parce qu’aujourd’hui ce n’est plus possible de le faire, ce travail de conviction et d’alliance avec des investisseurs qui ne sont pas non plus des gens comme nous. Ce sont des gens différents, qui n’ont pas les mêmes intérêts, qui n’ont pas la même culture mais avec qui on s’est alliés pour pouvoir faire ce qu’on voulait. Donc, création de fonds propres devrais-je dire puisqu’on n’en avait pas, création d’un catalogue qui nous permet d’avoir une activité de distribution qui fait rentrer de l’argent. Création d’un réseau international de co-production, de pré-achat qui nous permet de financer des choses, qui nous permet aussi de rentrer, nous, dans des co-productions qui viennent de l’extérieur; c’est à dire d’être dans un jeu à l’échelle internationale parce que la production de documentaire française, ça ne m’intéresse plus. Je ne me sens pas français; à la limite européen, et peut-être plus. Ca ne me dérange pas de produire un cinéaste yougoslave, américain, russe, africain. Et demain, s’il faut que je produise un film avec de l’argent américain et pas d’argent français, et bien je le ferai.

Ton plus grand souhait ?

Je crois que les producteurs de documentaires ont depuis dix ans appris beaucoup de choses. Il y a eu une réelle professionnalisation, une nouvelle génération de producteurs qui a émergé et donc aussi de réalisateurs. Parce que le couple est réel. Et une amélioration de la qualité des films. Je connais bien la production depuis quinze ans, c’est vrai que la crème de la production de documentaire est meilleure que ce qui se faisait il y a cinq ans ou dix ans. Cette amélioration se traduit d’ailleurs immédiatement par une amélioration des ventes à l’étranger. Ce n’est pas parce qu’on fait des films plus commerciaux, c’est parce qu’ils sont mieux faits.

Nonobstant, il y a ce problème récurrent de l’économie du secteur. Je pense qu’effectivement le verrou sur lequel on butte c’est le prix payé par les chaînes de télé. Au départ, dans les années 80, elles finançaient 70% d’un budget, des fois avec des moyens techniques internes, et on allait chercher le reste au Fonds de création audiovisuelle. Petit à petit, on a commencé à aller chercher de l’argent à l’étranger pour boucler les budgets, 10%, 15% du financement à l’étranger, en Suisse, en Belgique et puis au Canada.

Et puis les chaînes se sont dit: en leur donnant un peu moins d’argent, ils font les mêmes films et ils trouvent de l’argent ailleurs. Puisque c’est incitatif, on va encore réduire, et ainsi de suite. C’est comme ça qu’on est passés d’un financement de 60/70% dans les années 80 à un financement à l’heure actuelle qui est de 25%, La Sept plus mais France 3 moins. Donc en moyenne on est dans une fourchette qui va de 25 à 30% maximum. Il suffit de regarder les chiffres du Cosip.

Parce qu’on a prouvé qu’on était capables d’aller chercher 10 %, 20 %, 30 %, puis 40 % à l’étranger, on se retrouve maintenant dans une situation où finalement on est obligés de consommer en pré-ventes quasiment tout le marché pour pouvoir faire une production. Et là on est morts, parce que le problème est qu’on arrive à financer la production mais on n’arrive pas à financer les fonds propres. C’est un problème de gestion économique élémentaire. Comme il y a plus d’offres que de demandes, les chaînes peuvent prendre le meilleur de l’offre et baisser les prix. Et nous, pour pouvoir vendre, on est quand même obligés de produire au même niveau de qualité. Et heureusement. Mais il y a une contradiction énorme, et là je pense qu’il y a une responsabilité pratiquement civique des télévisions françaises. Il faut qu’elles arrêtent de nous étrangler avec des délais de paiement anormaux et il faut qu’elles remontent leurs prix pour être en rapport avec les coûts de production. Quand une chaîne dit : sur un film de 2 MF elle met 500.000 francs, vous vous rendez compte, c’est tout juste si je ne devrais pas être à genoux, alors qu’elle ne met que 25 % du budget ! Moi, je dois aller trouver 75% du budget.

Donc à l’heure actuelle, il y aurait plein de choses à améliorer. Le système des aides européennes est confus, pas efficace. Mais c’est secondaire. Le cœur est quand même le premier diffuseur. Quand on monte une affaire avec Channel 4, ou avec la BBC on n’a pas les mêmes rapports. Quand John Willis dit qu’il s’engage dans un projet, il donne aussi en fonction du budget, en fonction du film qui va se faire, en fonction du projet. Il ne répond pas 200 000 francs à chaque coup. Parfois il met 200 000, parfois 500 000.

C’est cette souplesse-là, cette intelligence-là qui manque. Il faudrait qu’il y ait une prise en compte par les chaînes françaises de l’objet qu’on va faire dans tous ses termes, artistique, économique, et financier. Et que la chaîne détermine son investissement en fonction de ça.

En fait, c’est simple, je voudrais que le documentaire soit respecté et que les programmateurs s’en servent mieux pour faire une télévision plus intelligente. Tu vois, je suis encore du côté de l’utopie !

Propos recueillis par Michael Hoare


Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 69, 1993)