Les Films du Village

Yves Billon

Michael Hoare

Origines

Quelle passion t’a amené à être producteur ?

Très vite il m’est devenu indispensable pour réaliser mes projets de disposer d’un outil de production. À l’époque l’outil de production n’était pas tant un outil pour rechercher de l’argent, c’était plutôt un outil pour fabriquer. Ce dont on avait besoin, c’était d’une caméra pour tourner, un peu d’argent pour acheter de la pellicule et la développer, et puis d’une table de montage pour monter soi-même. À la fin on proposait la maquette à un diffuseur, et une fois qu’il avait compris l’intérêt de ce qu’on était en train de faire, il pouvait l’acheter et on pouvait finir le film.

Je suis photographe à l’origine. La photo est un travail très intéressant mais très solitaire. Très vite, j’ai eu envie de travailler en groupe. En plus à cette époque nous voulions faire des films sur les problèmes sociaux puisque la télévision n’abordait pas ces thèmes, ou toujours dans le même sens.

Tu parles de quelle époque précisément ?

Ça commence en 1967 avec une grande période active en 1968, quand j’étais à l’école de Vaugirard et j’ai eu la chance de côtoyer toute la profession du cinéma qui s’y réunissait. On a tourné en 1968 la grève à Renault Flins dans le cadre de la grève active et des États Généraux du Cinéma.

Sorti de là, je me suis investi dans des projets qui m’étaient propres comme la construction de la route transamazonienne en Amazonie. Pour moi, ça avait une relation très directe avec les problèmes sociaux en Europe ou en France. C’était une autre manière de montrer certains aspects de l’impérialisme culturel, c’est-à-dire tous les côtés très destructeurs et très puissants de la société technique et qui niait tous les aspects poétiques, artistiques de la vie, que ce soit des indigènes pour prendre un exemple très lointain, ou des travailleurs en France.

Puis j’avais d’autres projets comme celui de documenter l’expérience du socialisme en Tanzanie, une expérience très particulière. Tous ces projets étaient destinés au plus grand public souvent en diffusion parallèle, en location, en MJC. Tout le secteur associatif marchait très fort, ça permettait même de produire des films.

Autofinancement et diffusion parallèle

À cette période je ne produisais que mes propres films. C’était complètement de l’autoproduction, de l’autofinancement. Par contre on faisait de la prestation de services pour financer la maison qui s’appelait « Les Films du Village » déjà. On a même produit des films pour IBM, d’autres grandes compagnies. Le gain réalisé par ces productions servait à financer des films qu’on avait envie de produire à perte ou avec une rentabilité très étalée dans le temps.

Avant « les Films du Village », je travaillais dans le cadre de l’Unité de Production de Cinéma Bretagne créée par René Vautier. Je reconnais que René Vautier m’a appris ce qu’était une unité de production collective. Pour la production de La Guerre de pacification en Amazonie, il a strictement joué ce rôle sans me demander ce que je faisais, pourquoi etc. Le jour où j’ai eu ma propre unité de production, il m’a rendu tous mes droits. Sur le plan du principe c’est un idéal absolument merveilleux. Pour faire du cinéma on a besoin d’un outil qui s’appelle production, on n’a pas forcément tous besoin de fonder une société de production parce que ça en ferait vraiment trop, c’est un outil qui doit être collectif à condition que ceux qui le dirigent le conçoivent comme tel.

Donc comment s’est passé le passage entre l’autoproduction, la prestation de services, et le système d’aujourd’hui.

L’histoire de l’autoproduction liée à la diffusion parallèle a été longue. Elle a eu des apogées où on s’est associé avec Iskra, Grain de Sable. Elle a passé par une phase où on a essayé de travailler avec la télévision, mais la télévision n’acceptait que les scoops qu’on voulait bien lui proposer. On a commencé à tourner à l’autre bout de la planète, à mélanger ce que la télévision française ne pouvait pas faire – tourner longtemps, loin – avec nos aspirations politiques : documenter les luttes de libération dans le monde, le Polisario, l’Iran, la Colombie. De 70 à l’arrivée de la gauche en 80, pour financer ces choses qu’on voulait faire, on vendait du news aux télévisions y compris les télés étrangères. C’est avec cet élan-là, qu’on a commencé à connaître le marché de la télévision internationale, ce qui nous a beaucoup servi après. On autoproduisait par un news la production d’un film de fond sur une lutte de libération ou lutte sociale qui, lui, transformé en documentaire de 52 minutes ou une heure et demie ne trouvait pas de diffuseur télévisuel, mais qui avait un marché qui nous satisfaisait bien : le marché de la location associative et militante.

Donc ta passion c’était le documentaire en liaison avec ce qu’on appellerait aujourd’hui le tiers-mondisme.

Oui parce qu’on a malheureusement très peu pu documenter la situation sociale française à cette époque. On l’a fait un peu, on a fait un film sur les mines qui s’appelle Mort à 100 %, j’ai fait une série de sept heures sur le monde rural français qui n’a jamais été diffusée nulle part.

La Gauche au pouvoir

Et puis on change de période.

Oui, en 1981 tout change. Tous les gens que l’on servait dans le secteur associatif, des responsables locaux en France, à partir de l’élection du PS, ont intégré l’État. Ils ont abandonné l’animation culturelle dans leurs villes pour devenir en gros des rouages de l’État, lesquels ont complètement commencé à modifier notre télévision. La télévision française a commencé pour la première fois à s’ouvrir sur les problèmes sociaux, il y avait une ouverture sur tout ce qui était fermé avant et, en même temps, un abandon total de l’animation culturelle, du marché hors télévision qui avait existé avant. Du coup, on avait de plus en plus de mal à louer nos films.

Et puis, là commençait un processus lent et long où on a cru que cette espèce de démission dans la location des films allait être remplacée par ce qu’on nous présentait à l’époque comme la merveille des merveilles, le devenir du secteur associatif, c’est-à-dire les réseaux câblés. La mission Schrener à peine mise en place, a commencé à faire des prospectives sur la rapidité d’installation du câble en France. Elle a commencé à dire : tous ces câbles seront gérés par les locaux. Ils feront une programmation qui bien sûr s’intéressera à ce que vous faites.

On a fait des préfigurations de programmation destinée aux câbles. Je me souviens de « l’île d’abo », ou « Mantes-la-Jolie », ou « Atomic café », un film diffusé par le Grain de Sable qui avait un grand succès. Les cablo-opérateurs locaux du moment disaient : « oui, c’est ça qu’on veut, c’est ça que notre public réclame ; on ne veut pas ce que nous donnent TF1, Antenne 2, etc., ce qu’on veut c’est une programmation locale choisie avec des gens comme vous et vous avez un grand avenir là-dedans. D’ailleurs, associez-vous et formez une régie câble ». C’est à cette époque qu’on a formé la Régie 3 I dont le but était de rassembler des programmes documentaires pour tous les câbles qui allaient se mettre en place. C’était en 1985.

Le problème c’est que ce marché n’a jamais abouti, et il n’a jamais suivi la rapidité d’installation prévue. En plus, à peine installé, il a été aussitôt phagocyté par des distributeurs parisiens. Pour aboutir au summum aujourd’hui où 90 % des câbles français sont programmés par Planète. Je ne suis pas contre Planète, sauf que ce n’est plus la programmation locale, c’est une programmation centrale qui est imposée aux SLECS, pour des raisons économiques et de facilité.

Après cette période il y a toute une série de mutations dont la dernière est l’avènement de la SEPT qui, elle, a permis le développement d’un type de production documentaire qui ne voyait pas le jour avant. Cela a eu une telle importance et une telle influence qu’on peut dire aujourd’hui que la SEPT influe sur la production documentaire de manière à exiger des producteurs qu’ils proposent ce dont elle a envie. Il y a une autocensure de ce qu’on propose à la SEPT absolument extraordinaire. On ne propose plus, quand on est un producteur documentaire intelligent qui veut être produit par la SEPT, que ce qu’elle a envie qu’on lui propose. C’est notoire, je crois que c’est une réalité et je ne crois pas être de parti pris en disant cela. C’est une évidence qu’on peut analyser, qui a peut-être eu d’ailleurs, il faut le souhaiter, une période plus aiguë. Aujourd’hui avec la naissance d’ARTE et l’obligation de diffuser sur un créneau avec des jours titres et des instruments divers de programmation, il semblerait que ce carcan s’ouvre, qu’il soit un peu moins intellectuel. On peut commencer à proposer des choses un peu plus diverses dans leur forme à la SEPT, enfin ARTE. Mais c’est très récent. Jusqu’à aujourd’hui, c’était très précis, orienté, et ça a conduit à une autocensure impressionnante de la création dans le domaine du documentaire en France.

Le Goulot

Vous avez parlé de l’évolution des choses sur le plan des débouchés, de la diffusion, mais en tant que producteur comment caractériseriez-vous le centre de votre intérêt aujourd’hui ?

Aujourd’hui il y a une nouveauté ; on s’est beaucoup développé, il y a dix fois plus de machines qu’avant. Une des caractéristiques des « Films du Village » a toujours été de compter sur ses propres forces en tant qu’outil. Aujourd’hui on a des machines extrêmement performantes, extrêmement coûteuses, on a des leasing, on a une économie beaucoup plus asphyxiante. Il faut produire avec une rentabilité suffisante pour payer les dix ou douze personnes qui travaillent ici. Il n’y a plus de possibilité d’arrêt dans la chaîne de production. On est contraint à une rentabilité de plus en plus grande qui fait de nous la proie, par exemple, de l’autocensure par rapport à la SEPT, dont je parlais. Et bien sûr, il n’y a pas que la SEPT, il y a un certain nombre de télévisions étrangères et même françaises qui peuvent recevoir nos projets, ce qui laissent une variété un peu plus grande de débouchés.

Seulement il y a aussi une autre contrainte. Aujourd’hui, on a vraiment choisi de ne plus faire que des films pour la télévision. Je crois que cette année on n’a fait aucun film qui ne soit pas directement destiné à la télévision, ce qui est nouveau. Avant on faisait un petit peu de prestation de services, un petit peu de commande. Maintenant notre caractéristique c’est le documentaire, et pour la télévision, ce qui nous pousse encore plus loin dans cette espèce de goulot d’étranglement qu’est l’impérialisme des programmateurs.

Mais toi, en tant que producteur, qu’est-ce que tu as envie de produire, qu’est-ce qui te pousse ou te stimule.

Je n’ai pas de choix. Je suis poussé dans ce goulot d’étranglement qui est qu’aujourd’hui je suis obligé plus qu’hier de produire ce qui va intéresser les chaînes. Alors qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ça laisse un libre choix à mes goûts, à mes envies. Bien sûr, un peu quand même. Tout d’un coup je me suis mis à produire de la musique, c’est par goût. Mais c’est aussi parce que j’avais un interlocuteur qui acceptait les projets musicaux que je lui présentais. Il y a les deux à la fois. Je ne me sens pas vraiment libre de produire ce que je veux.

Aujourd’hui on me propose de faire un film sur les femmes turques et les difficultés du travail dans les ateliers clandestins. Ça me passionne bien entendu. Mais j’ai assez peu de chances de trouver de l’argent dans une chaîne pour ce type de film. Je ne peux plus rêver de faire ce type de film que d’un point de vue soit militant, soit particulier. Moi ce que j’aurais envie de faire, c’est ça.

Les projets qui arrivent

Et par rapport aux jeunes qui vous font des propositions de films qui peuvent être passionnantes ou non, que faites-vous ?

Alors là, il y a effectivement une nouveauté, ce sont les projets qui arrivent. C’est vrai qu’avant les gens qui avaient un projet essayaient de le faire eux-mêmes ou alors on pouvait être au courant parce qu’on nous demandait de prêter une caméra. Aujourd’hui il y a une profusion totale de la créativité papier-crayon pour faire des films. Tout le monde sait que pour avoir un dossier à l’Aide à l’écriture, il faut arriver à 6 heures du matin, si tu arrives à 8 heures, tu es déjà le cinquantième. C’est totalement nouveau, de prendre une plume pour faire un film, c’est une nouveauté de notre siècle. Avant ça ne se faisait pas du tout. Et je crois que c’est la SEPT qui a beaucoup impulsé ça, je ne dis pas d’ailleurs que ce soit mauvais. Ca a des aspects très utiles. Mais je crois que c’est poussé à un stade paroxystique car si tu as une bonne idée, très visuelle et qui a du mal à trouver sa traduction écrite, ou si tu n’es pas un écrivain talentueux, tu as plus de mal à accéder à la production de ton film.

Le noyau de l’art

Ce qui me plaît c’est le réel dans toute sa spontanéité. Il y a une chose qui me fascine, c’est le potentiel créateur qu’on a quand on a tourné un film et qu’on est dans une salle de montage. C’est un potentiel complètement réservé au documentaire. Tu n’as, je crois, pas ça quand tu fais une fiction. Quand tu fais une fiction, tu as un texte écrit, un scénar, tu as tourné le plan un, deux ou trois prises et quand tu montes, c’est quasiment de l’assemblage. L’espace de la création au montage est extrêmement réduit. Nous on a une chance extraordinaire dans le documentaire, c’est qu’une fois qu’on a tourné un film, tout reste à faire. C’est ça qui me plaît, moi. C’est assembler des sons et des images de manière à avoir un discours cohérent ou sensible. C’est un art qui me paraît extrêmement fort et extrêmement passionnant, c’est aussi simple que ça, et c’est un art avec un potentiel absolument énorme où tu peux tout faire, tout inventer chaque fois. Jamais tu n’as une recette, tout est possible, c’est merveilleux. Et c’est réservé au documentaire.

Brassage de papier

Les difficultés que tu rencontres aujourd’hui dans la production du documentaire, comment tu les caractérises, d’où viennent-elles ?

Il y a un truc absolument significatif. Tu rentres aux « Films du Village » et tu vois beaucoup de gens, tu vois huit ordinateurs, une montagne de papiers, la plus belle photocopieuse du douzième arrondissement, tu ne vois pas un centimètre de pellicule. C’est à peine si tu vois quelques cassettes qui traînent sur des bureaux. En fait tu ne vois que du papier et des ordinateurs. À 80 % nous sommes des brasseurs de papier avant d’être des brasseurs de pellicule. C’est dramatique. Mon emploi du temps est de plus en plus accroché au téléphone, j’ai de plus en plus de mal de descendre dans ma salle de montage. C’est ça la difficulté d’être producteur actif aujourd’hui. J’appelle producteur actif de documentaire de création quelqu’un qui réalise certains films qu’il produit. Un producteur actif, il faut qu’il sache et qu’il touche, je crois. C’est l’opposition que je fais entre les producteurs de mon type et les producteurs que j’appelle « papier-crayon ». Eux c’est encore pire, ils sont complètement dans le papier et le crayon, ils n’ont pas d’outils à eux. Moi j’ai la chance d’avoir un outil, mais néanmoins, j’ai énormément de mal d’accéder aux outils car c’est le dernier stade d’un processus de plus en plus rapide. Quand tu accèdes aux outils, c’est que tu as trouvé tout l’argent pour le faire, et tu as intérêt à produire ton film le plus rapidement possible pour que le CNC te paie, la SEPT et les ministères versent leurs parts et que tu puisses passer au suivant. Car il faut une chaîne ininterrompue et de plus en plus rapide.

Est-ce que les Films du Village s’en sortent, et s’ils s’en sortent comment lu analyses ça par rapport aux difficultés rencontrées par d’autres maisons dans la période ?

Oui, les Films du Village s’en sortent jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi ? D’abord parce qu’ils ont une stratégie insubmersible qui est de posséder et de connaître leurs outils de production. Pour moi c’est absolument la base. Quand tu possèdes tes outils de production et tu sais t’en servir, tu as des coûts de fabrication tellement plus bas que les autres que, si tu n’es pas trop nulle, tu t’en sors. Les budgets sont strictement les mêmes, mais la réalité des coûts est plus basse.

Il y a un autre aspect fondamental, les Films du Village ont une économie de paysan. Ils n’empruntent pas d’argent, ou très peu, ou le moins possible. Et ça limite les risques. Car bien entendu les productions papier-crayon dont je parlais tout à l’heure qui passent leur vie à comptabiliser le moindre centime en papier sur leur bureau, ils sont beaucoup plus la proie d’une économie instable. Le moindre trou dans la chaîne est catastrophique, le banquier se réveille et comme c’est lui qui a le pouvoir parce que c’est lui qui prête l’argent, ces producteurs-là sont sous la coupe des banquiers. Alors que moi pas du tout. Je peux me fâcher avec mon banquier, je peux changer de banque. C’est un privilège très rare dans la production documentaire aujourd’hui. Et encore de moins en moins. Car il m’arrive d’emprunter de l’argent quand ça traine trop. Et je sens bien tout le risque, tout l’engrenage qu’il y a derrière quand je demande à l’IFCIC de prêter tant sur tel projet parce que j’ai investi telle somme et je n’ai pas encore touché l’argent de la production. Tout de suite je sens les risques. C’est clair. Je te dis c’est l’économie de paysan. Tu demandes à un paysan qui a de grosses machines, soit il est complètement endetté au Crédit Agricole et il risque la faillite, soit il a une vraie économie paysanne et il a moins de machines mais il s’en sort, parce que chaque chose qu’il travaille vient dans sa poche. Il a une vision beaucoup plus claire de sa situation.

Là on rentre dans une autre problématique qui est très intéressante. Cette économie de paysan empêche un développement trop rapide. Avec une économie de ce type tu ne peux pas exploser, passer en un jour de deux films pour en faire le lendemain vingt. C’est forcément progressif. Et ça a quand même un certain avantage. Parce que dans une vision purement économiste de la production documentaire en France, il y a des gens qui ont fait des études comme à l’INA et qui te disent : quand on produit un documentaire on perd 10%. Produire un documentaire égale perdre 10%. Produire cent documentaires entraine la perte de beaucoup plus d’argent que d’en produire un. Ce n’est pas bien sûr complètement vrai, c’est une vision globale. Mais, ce qui est vrai, c’est que ce n’est pas un secteur juteux, lucratif. Il y a une constatation : plus tu fais de films, plus tu risques et plus c’est difficile. Je crois qu’aujourd’hui les producteurs de documentaires qui font un ou deux documentaires par an s’ils gèrent à peu près bien leurs un ou deux documentaires, ils ont une vie beaucoup moins dangereuse que ceux qui en font 10, 20, 30, 40. Bien que ceux-ci aient tendance à vouloir en faire cent. Et là ça devient de l’industrie, ce n’est plus de l’artisanat. Nous, on est resté strictement dans le cadre de l’artisanat, jusqu’à aujourd’hui. Et ça limite les risques.

Pourquoi certaines maisons de production sont en difficulté aujourd’hui. Je ne connais pas le détail des problèmes mais je les subodore : ce sont des difficultés bancaires, strictement bancaires et de pouvoir d’argent. Il est bien évident qu’une société étant une production sérieuse, gérant bien ses films et ayant un gros volume de production, s’ils n’avaient pas besoin d’emprunter de l’argent et de faire entrer dans leur capital tous les gens qu’ils ont fait entrer, ils n’auraient strictement aucun problème. Sauf que certaines sociétés ont eu un développement trop rapide qui les a contraint de faire entrer les banques dans leur capital. Et ça c’est toujours dangereux car les banques ont un point de vue strictement économiste. Si tu n’as pas fait tant de bénéfices, tu ne les intéresses pas.

La situation d’ensemble

Globalement on constate quand même un développement fort de la production du documentaire en France. Si tu compares année par année, il y a de plus en plus de maisons de production. Il y a ce phénomène des boites éphémères qui ne vivent que pour faire un ou deux films. Mais globalement en tant que producteurs de documentaires, on est de plus en plus nombreux et de plus en plus significatifs dans le panorama économique de l’audiovisuel. Je juge la situation relativement positive même si elle est extrêmement instable, elle dépend pour un trop fort pourcentage du volume de production de la SEPT ou d’ARTE. C’est un risque qu’on connaît depuis qu’ARTE se développe.

Quelles mesures imaginerais-tu pour stimuler de façon cohérente la production ? Au niveau des subventions par exemple, ou la gestion du compte de soutien.

Je vais te répondre à vif, peut-être pas de manière très réfléchie. Je pense qu’il serait extrêmement sain de supprimer totalement tous les mécanismes d’aide. Je pense que le documentaire, il en faut. Les gens en ont besoin. C’est comme boire, manger etc. Donc il faut en fabriquer. Il y a une situation complètement factice qui est celle du soutien, lequel soutien est lié depuis de nombreuses années à l’impérialisme des programmateurs de chaîne. Tu ne peux être soutenu en gros que si un programmateur de chaîne a dit d’accord, ton programme m’intéresse. C’est une situation absurde. Si on acceptait mon scénario, il n’y a plus aucun soutien, ça voudrait dire quoi. Ca voudrait dire qu’il y aurait une vraie économie de marché. Et qu’on payerait dans les chaînes ou là où tu vends tes films le prix qu’ils valent. J’ai toujours trouvé complètement absurde que tu sois contraint de trouver l’argent de la production en amont et pas en aval. Quel est le risque d’un programmateur de chaîne qui te reçoit dans son bureau et qui dit : « montre-moi ta cassette, monsieur. Ah oui votre film est beau; non, votre film n’est pas beau ». Il ne prend aucun risque. Pourquoi ne payerait-il pas le prix que vaut ce film. Or ce n’est pas ça qui se passe. Si tu n’as pas trouvé de co-producteur avant de faire ton film, tu le vendras dix fois moins cher que ce que tu trouverais en amont. Il y a une situation instable, absurde et moi je suis pour tout bouleverser. Un pâtissier fait un gâteau, tu l’achètes si tu le trouves beau, tu peux le trouver beau et pas bon après. Ca c’est le marché.

À un moment donné j’ai le souvenir que tu as proposé de réinstaurer un système d’aide ou un guichet de soutien qui ne soit pas lié aux décisions des programmateurs. Tu penses que c’est nécessaire ou non ?

Au fond, je ne peux pas être contre le soutien parce que j’en profite largement. Je le trouve injuste et pas forcément gratifiant pour les gens qui font des choses intéressantes. Je ne suis pas contre le soutien, je rêve d’un soutien mieux approprié, plus égalitaire.

Ça serait quoi ?

Alors là c’est compliqué. Déjà je te dis : supprimons l’impérialisme des chaînes. Demandons au CNC, qui sait très bien le faire, de créer une commission pour juger la valeur de ton projet en tant que projet. Ca serait déjà un progrès.

Et un autre objection serait que les chaînes avec les budgets qu’elles ont n’ont pas les moyens de payer les programmes à leur valeur coûtante.

Mais si, ils ont les moyens, bien sûr ils ont les moyens. Sauf qu’ils ne le font pas parce qu’ils méprisent le documentaire, parce qu’ils sont rentrés dans une lutte de compétition sur les bizarreries des gens, les jeux. Les gens sont complètement perturbés, ils ne savent plus ce qu’ils aiment, on ne sait plus mesurer ce qu’ils aiment, c’est un système complètement chaotique.

Mais pourquoi est-ce que la BBC qui paie à 100% ses productions, aurait les moyens et pas TF1. C’est absurde. TF1 et la BBC ont les mêmes moyens.

Pourquoi est-ce que la BBC a je ne sais combien d’heures de documentaire de création et TF1 zéro. Non, TF1 aurait les moyens, si c’était leur politique, de payer à leur juste prix les meilleurs documentaires de France et du monde, et Dieu sait s’il y en a de bons et d’intéressants et qui intéressent les gens.

Pour finir, ton plus grand souhait pour le documentaire aujourd’hui ?

Je souhaite ardemment l’arrivée de cette grande chaîne culturelle qu’on nous promet et qui soit une vraie chaîne culturelle et pas ces espèces de bidouillages franco-allemands auxquels personne ne comprend rien avec des impératifs auxquels personne ne comprend rien, et qu’on n’arrive même plus à apprécier parce que c’est tellement différent de l’univers glauque que les autres chaînes diffusent. Tout ça brouille trop les cartes. Mettons-nous une vraie chaîne culturelle dont la vocation est de produire, promouvoir et diffuser la culture qui est complètement liée au documentaire de création, parce que le culturel est vraiment le secteur roi du documentaire de création. Et le jour où on aura ça avec les moyens suffisants, ça fera progresser beaucoup le documentaire.

Propos recueillis par Michael Hoare


  • La Guerre de pacification en Amazonie
    1973 | France | 1h20 | 16 mm
    Réalisation : Yves Billon

Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 56, 1993)