Gérard Leblanc
Il y a des images dans les mots et des mots dans les images. L’aspect visuel du langage est nié par les modèles dominants d’écriture scénarique qui exigent un langage transparent à la description des images. Le langage devrait s’abolir en tant que tel pour donner lieu à un visuel considéré comme filmable. Or, la productivité imageante d’un texte de poésie est étroitement liée à sa densité d’écriture. Un texte de poésie est d’autant plus riche en images que son écriture l’éloigne de toute transparence possible. Si l’écriture poétique nous rapproche de la réalité, s’il lui arrive même de nous la faire toucher, il s’agit d’une réalité recomposée, démultipliée, inédite, une réalité qu’aucune caméra lancée dans la saisie du visible ne saurait atteindre.
La poésie écrite est une incitation permanente à fabriquer des images. Certaines apparaissent nettement, comme de fulgurants éclats visuels, et d’autres au terme d’un cheminement obscur de mise en lumière par le lecteur. Mais quel que soit leur mode d’apparaître, les images contenues dans les mots de la poésie restent à l’état de gisement quasiment inexploité par le cinéma et la vidéo, même quand ils se veulent « poétiques ».
L’image poétique, dans ce qu’elle a de plus abouti, n’obéit ni aux règles de la rhétorique ni à celles de l’optique. C’est une image virtuelle qui restera peut-être à tout jamais emprisonnée dans les mots. C’est une image immatérielle qui acquiert une matérialité incomparable aux yeux de celui qui la fait exister. C’est que l’image poétique fait atteindre à l’image – toutes images confondues – son état de condensation maximale. S’il semble impossible de la traduire visuellement par les moyens techniques existants, y compris les plus actuels, ce n’est pas parce qu’elle est écrite mais par excès de densité. L’image poétique ne semble pouvoir exister que dans l’imagination d’un lecteur.
Je lis – je relis – Aurélia (Gérard de Nerval, 1855), un des textes en prose les plus imagés de la littérature française 1. Non parce que Nerval serait un précurseur du cinéma tel qu’il s’est majoritairement développé (il l’est beaucoup moins que tel ou tel romancier parmi ses contemporains, Alexandre Dumas, par exemple), mais parce qu’il est poète au sens le plus absolu du terme. Aussi habité, et même envahi, hanté qu’il soit par les images, le texte d’Aurélia paraît cependant infilmable, si du moins l’on écarte la solution adaptée par Anne Dastrée en 1964 (dans un film produit par les laboratoires Sandoz), qui tend à réduire le texte à des schémas narratifs et psychiatriques.
Si on lit le texte d’Aurélia en résistant à toutes les tentations de réduction auxquelles il arrive à Nerval lui-même de céder, on s’aperçoit qu’il n’obéit que très superficiellement à une logique de récit: celui d’une descente aux enfers, suivi d’un purgatoire ouvrant sur un problématique paradis. Sans doute ce fil narratif existe-t-il, mais il a pour fonction de favoriser l’intégration de l’œuvre dans l’ordre des représentations qui dominent son temps, en donnant signification chrétienne au déferlement d’images qui assiège le poète.
Mais les images ne sont pas liées à cette ambition « raisonnable » qu’elles débordent et excèdent de toutes parts. Aurélia n’obéit pas non plus à la logique du rêve, bien que l’activité onirique semble présider à la fabrique des images. Les transitions sont souvent insensibles, entre les choses dont l’auteur affirme qu’il les a vues en rêve et les choses qu’il prétend avoir vues dans la réalité. Le statut des images, dans Aurélia est avant tout indécidable.
Le texte fourmille de notations visuelles. Tous les états de l’image y coexistent: ceux qui relèvent de l’imagination et de la représentation, mais aussi ceux qui semblent assujettis à la description : « je vois ». Le passage d’un état de l’image à un autre, toujours problématique, est assuré par le caractère souvent hypothétique de ce qui s’offre à la vue d’un scripteur parfois emporté dans ce qu’il voit, au point de le toucher: « je crois voir », « il me semblait que ». Tout semble ordonné par la recherche d’une clarté plus vive encore que la luminosité solaire. La production imageante dans Aurélia procède de façon explicite de l’expérience intérieure d’un sujet pour lequel les frontières entre le rêve et le réel se sont déplacées, pour autant qu’il soit possible de tracer encore une ligne frontière.
Pour Nerval, la réalité extérieure doit se conformer à une exigence intérieure qui répond aux règles d’un savoir ésotérique constitué. Chaque image, la plus immédiate aussi bien, est un mixte composé d’expérience sensible et d’érudition abstraite. Érudition (re)visitée par une expérience sensible qui déplace et subvertit les codes de l’ésotérisme. Entre le monde et son écriture, il y a la médiation d’un savoir d’initié. Voir, c’est interpréter, c’est repérer des signes déjà là avant que la vue ne s’en empare. Voir s’apparente à la vision.
Le poète hésite et oscille entre des images surchargées de sens et des images que le sens a déserté. La clarté qui en est le lieu est trop vive pour que s’y définissent des formes, des contours. Les enchaînements eux-mêmes s’estompent dans la blancheur. La clarté culmine dans l’épaississement de la nuit, en ce point où veille et sommeil se renversent l’un en l’autre, échangent leurs pouvoirs. L’image grésille, brûle aux rayons du soleil noir qui l’éblouit de l’intérieur.
La fabrique des images dans Aurélia procède de mécanismes archaïques pré-langagiers. L’image est à la fois écrite et détachée de son écriture. L’image précède l’écriture, comme venue du fond des âges. Le poète assiste sa (re)naissance. Elle s’impose à lui de l’extérieur. L’image semble déjà constituée dans ses moindres détails au moment où il s’emploie à la consigner.
Il y a dans Aurélia des images fixes (comme on le dit de certaines idées). Cette fixité n’a évidemment rien à voir avec une absence de mouvement interne à l’image. Elle marque plutôt le caractère non contingent des différents éléments qui entrent dans la composition des images, personnages, objets, situations. La vision programme le voir et assigne une place non modifiable à ce qui est vu.
Images fixes et mouvantes, stables et instables à la fois. Chaque image est sûre d’elle-même et simultanément menacée de disparaître. Les images, dans Aurélia, ressemblent à des nuages qui se font et se défont dans un ciel en perpétuel changement. Mais le mouvement qui anime les images fixes redéploie un temps immense où la création du monde s’unit au sentiment de sa fin. D’où le vertige qui nous saisit à la pensée de leur disparition toujours possible. La fin du monde est contenue dans chaque image nouvellement créée.
Malgré les références au « tableau qui se forme » et aux « peintures animées » les images d’Aurélia ne sont ni picturales ni cinématographiques. Le temps se déploie dans un espace qui ne connaît pas de limites. Le regard écrit sans cadrer ce qu’il voit. Les images se substituent les unes aux autres sans autre logique que celle de la vision qui programme leur apparition et leur disparition.
Voir en poésie, c’est revoir ce qu’on a déjà vu, et le revoir autrement. C’est donner une seconde vie aux choses, infiniment plus riche et concentrée que la première. Rencontrer cinématographiquement la poésie suppose d’abord la saisie du moment d’aveuglement qui précède l’écriture, le passage de la vue à la vision. Mais le plus difficile est encore à venir: transformer la vision en perception.
Sans transition
« L’image qui parle: c’est une sensation que j’éprouve souvent, l’impression d’une parole derrière l’image. C’est pourquoi cette attente devient ensuite le commentaire. La recherche de l’image serait, plutôt que celle du beau cadrage, la recherche du son; s’écouter regarder, ou voir s’il n’y a pas de son dans ce que je filme. Il n’y aurait pas d’image muette. »
« Quand, pourquoi et comment passer d’une image à une autre ? Quand on passe d’une image à l’autre dans la continuité d’un récit, c’est simple: Delon sort d’une Rolls et entre dans un hôtel. La caméra est à l’intérieur et filme la suite (ce n’est même pas du montage, c’est de la suite). Le vrai montage commence quand on ne sait pas ce qui va arriver. Ce n’est même pas quand il y a une ellipse, c’est-à-dire un raccourci spectaculaire: on enlève ce qui est « de trop ». Mais quand les thèmes s’enchevêtrent, se bousculent, là intervient la liberté, le choix, le suspens qui vient dans la collure, dans le passage d’un plan à l’autre. La vraie surprise, c’est le changement de nature, ce catapultage, ce télescopage entre des plans qui, a priori, n’ont rien voir ensemble et obéissent à une logique complexe qu’on peut aborder par l’intuition ou la réflexion. On rentre dans l’univers poétique par des coupes à faire dans « l’ordre convenu ». On passerait de l’ordre naturel à l’ordre poétique en supprimant de la réalité. Supprimer des maillons, c’est au pire gagner du temps, au mieux découvrir d’autres règles, d’autres ordres qui étaient déjà là mais qui ne pouvaient être révélés que par des coupures, accidentelles ou délibérées. Une coupure réussie peut en entraîner une autre et aboutir à un style. S’il n’y a pas de choix dans les coupures, le résultat, c’est la cohérence d’une poubelle. »
« Ce qu’on voit – écran ou vie – est toujours multiple. Mais, au lieu d’étendre le champ, on a tendance à le réduire. »
« Je m’aperçois souvent, quand je marche dans la rue, que j’arrive à voir beaucoup de choses presque en même temps: un mégot dans le caniveau, un gratte-ciel, une feuille qui tombe, quelqu’un qui lit un journal. En réalité, ce n’est pas vraiment multiple et simultané, c’est presque en même temps. On ne peut en effet fixer vraiment qu’une chose à la fois ou alors il faudrait que les yeux soient indépendants. C’est toujours du balayage, mais si on balaie vite, sans bouger la tête, ou presque, il me semble quelquefois voir un tableau fait de visions multiples pas tout à fait simultanées. Cela ne demande pas d’entraînement, ça devient naturel pour quelqu’un qui est attentif ou dont le métier – ou l’habitude – est de regarder. Mais il y a des gens, même cinéastes, qui marchent tout droit et ne voient que ce qui leur est nécessaire ou indispensable dans la situation ou l’état où ils sont. Les visions simultanées me font penser aux goûteurs de vins, ces fous dont les papilles disent, savent tout en même temps, saveur de cannelle, terroir, année… On pourrait imaginer les gens aussi habiles avec l’œil qu’avec le goût. »
Vers « Dieu sait quoi ».
Au cours du travail de préparation de dieu sait quoi (1994) qui consiste en une rencontre cinématographique avec certains écrits de Francis Ponge – l’esprit et la lettre – Jean-Daniel Pollet dit encore : « C’est comme si tout à coup les objets se mettaient à nous regarder. Ponge dit bien qu’il se sent regardé par les objets et ça, c’est un beau vertige. On pourrait dire “Manuel pour apprendre à regarder”. Prendre le temps de regarder les choses qui a priori n’appellent aucun suspens, aucun commentaire. Le suspense est donné par l’écriture. Écrire du vivant sur quelque chose qui est censé être inanimé et qui devient vivant parce que l’écriture est vivante et qu’il y a osmose entre l’écriture et l’objet, une sorte de chose unique, l’objet et l’écriture, tout aussi vivants. Dans les civilisations primitives, sans doute les hommes étaient-ils obligés à cette attention-là, pour chasser, cueillir les baies. Ce degré d’attention est perdu. Peut-être y a-t-il des écritures archaïques qui sont des descriptions tout à fait pongiennes. Ponge revient peut-être comme quelque chose qui a été très naturel il y a très longtemps ».
La poésie de Ponge et le cinéma de Pollet se rencontrent en premier lieu dans une commune relation au savoir.
« Une poétique résolument ignorante », avais-je écrit jadis pour qualifier la démarche cinématographique de J.-D. Pollet (et Pollet a tout à fait raison de souligner en marge du texte qu’« ignorante » ne signifie pas « ignorance »). La même formule pourrait s’appliquer à Ponge. Il se l’est d’ailleurs appliquée, en d’autres termes : « Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début. »
À l’évidence, il y a chez Ponge une immense volonté d’exactitude dans la définition et dans la description. Mais de quel type d’exactitude s’agit-il ?
Lorsqu’il rencontre la tentation du discours scientifique – et de la démarche expérimentale qui le fonde – Ponge procède aussitôt à des manœuvres d’évitement. Il n’ira pas chercher au-delà du dictionnaire (le meilleur possible s’entend: le Littré), il ne produira pas de connaissances nouvelles. Cependant, il produira du nouveau. À définir.
Ponge nie la poésie. Autrement dit, il en donne la définition qui lui convient:
« Une raison qui ne lâcherait pas en route le sensible ». L’écriture n’est pas science appliquée à l’objet. Si le dictionnaire est le dépositaire de savoirs multiples, le langage se redéploie dans une relation sensible à l’objet, fût-il le plus fonctionnel. L’écriture exacte ne se trouve ni dans la définition, ni dans la description. Ce ne sont là que commencements nécessaires d’où dériver par le moyen d’associations verbales, imprévues, inédites et surtout non arbitraires. Le langage comme terrain d’aventures et de découvertes.
Aucune représentation ne doit être prise à la lettre – surtout pas. L’écriture sert d’abord à mesurer un écart entre l’objet et sa représentation communément répandue, déposée dans un langage immobile, aveugle à l’objet. Quitter le terrain de la représentation commune pour aborder celui du lieu commun, de l’inscription définitive (mais déjà érodée, rongée par le temps). On ne peut se fier pour cela aux définitions du dictionnaire. On est porté avant tout par la force de la sensation.
Parlant d’une chose, on parle d’autre chose (on écrit, on filme) mais dans la chose-même, dans sa logique. Dans une tentative d’écriture réussie, il y a toujours un moment où la relation au langage l’emporte sur la relation à l’objet qui l’a mise en branle. On peut calculer ce moment: celui où le langage atteint un degré suffisant de précision jouissive. C’est quand l’écriture commence à vous rapprocher de l’objet qu’elle vous en éloigne. C’est quand l’écriture s’est assimilé l’objet qu’il semble devenu pour elle un simple prétexte, alors qu’il est entièrement passé dans le texte: qu’il est écrit.
Le rapport au monde se constitue par la médiation d’une activité seconde, écrire, filmer. Mais la médiation n’abolit pas la sensation. Faire parler la sensation sans la faire taire: voilà, peut-être, la difficulté majeure. Rencontrer le savoir dans la sensation, le plaisir dans le concept. Retrouver dans l’acte d’écrire, dans celui de filmer, la force et l’exactitude de la sensation initiale. Faire entrer la sensation dans l’association des syllabes, des images.
L’écriture des sensations doit apprendre à se frayer une voie dans le langage, sans se laisser réprimer par lui. Faire éclater les chaînes d’associations qui s’y opposent. Inventer des mots au besoin (mais il est plus excitant de donner un nouvel usage aux mots les plus usés). Ne pas laisser réduire la sensation vive à ce rien qui se nomme mélancolie, nostalgie, sentiment.
Quel cinéaste peut s’intéresser au projet et à l’écriture de Ponge ? Un cinéaste qui regarderait ce qu’il filme comme pour la première fois, sur fond de sensations intenses. Un cinéaste qui filmerait les choses, non telles qu’ont jamais été montrées, mais telles qu’elles n’ont jamais été vues. Un cinéaste qui partirait du visible pour ne pas s’en tenir à la représentation convenue qu’on a plaquée sur lui. Un cinéaste du plus grand écart possible.
On voit: on ne voit pas.
On y regarde à deux fois (ou davantage); on découd les coutures du visible.
Décidément, il y autre chose à voir.
Tout est visible, tout est dicible, tout est filmable. Tout est à portée de vue et d’écoute. Il suffit d’interroger les sensations qui nous relient au monde pour commencer à y voir quelque chose. Regarder sans projeter sur ce qu’on filme l’incessante rumination intérieure. Désencombrer le cerveau, faire le vide.
Où est-on ?
Dans la sensation de ce qu’on filme et nulle part ailleurs. Lié et délié. Attaché et détaché. L’objectif est de faire passer la sensation dans l’image et non de prendre possession de ce qui est filmé, quel qu’il soit.
Filmer sous le regard d’une écriture. Filmer un texte en regard du visible qu’il écrit. Qu’il soit lu ou qu’il ne le soit pas. « Il n’y aurait pas d’image muette ».
Mettre le texte en mouvement dans le temps de sa lecture. Déclenchée par telle association verbale, l’imagination fabrique des images qui viennent se glisser en surimpression sur les images filmées. La vue se brouille par excédent d’images.
Décomposé et recomposé par le langage, en quoi l’objet écrit ressemble-t-il encore à l’image captée par la caméra ? Il est toujours conforme à cette image et, pourtant, ne lui ressemble plus en rien. Ce qu’on voit ne correspond plus, ni à la fonction, ni à la description, ni à la définition. L’objet, dans son indétermination, s’est mis à ressembler à dieu sait quoi.
On donnera – on ne donnera pas – une existence filmique aux images virtuelles qui affluent au cerveau. Le plus important: toutes les images possibles sont contenues dans la matrice du visible, elles en sont extraites.
- Parmi les nombreuses éditions d’Aurélia, je signale la dernière en date aux éditions Librio, dix francs. Le livre de poche est battu sur son propre terrain. Nerval fait également partie des premiers poètes sélectionnés par la société Hilias pour le lancement d’une collection d’hyperlivres. L’œuvre est stockée sur une disquette utilisable sur micro-ordinateur PC. Un index de 25000 mots permet à l’utilisateur de réaliser des statistiques linguistiques sur les textes, d’associer à chaque concept les mots qui le représentent le mieux. L’hyperlecteur peut aussi ajouter à loisir ses propres commentaires. Mais la qualité de la navigation dépend de la sensibilité poétique à l’œuvre.
- Ces réflexions de Jean-Daniel Pollet sont extraites de l’Entre-vues, un livre ludique et interactif que nous avons composé ensemble (à paraître aux éditions Comp’Act au printemps 1995).
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 7, 1er trimestre 1995)