Jean Samouillan
Les mots du film sont écrits par l’auteur ou sont au moins de sa responsabilité. Il les donne aux personnages, dont la situation concrète, sociale, interactionnelle, dramatique, préside à l’élaboration des dialogues, tant dans leur substance que dans leur formulation. Ces dialogues se présentent donc, suivant la formule connue, comme sortant de la bouche des personnages. Ils participent de l’œuvre cinématographique dans sa globalité et n’ont pas pour vocation de faire « communiquer » l’auteur et le spectateur. Mais il advient que l’auteur se substitue à ses personnages, pour répondre à ses propres besoins d’exposition, pour s’expliciter, voire s’étaler ostensiblement. Le mot d’auteur, pour ces raisons, tombe sous la critique.
Alain Layrac définit le mot d’auteur comme « une réplique, voire un dialogue où l’auteur ferait de l’esprit (et, conséquemment, des mots d’esprit) sans se soucier de la psychologie intrinsèque de ses personnages mais en se servant d’eux pour se mettre en valeur et briller. » 1 La tentation d’exposer sa propre drôlerie peut nuire à la cohérence et à la continuité du film : « Si pour des raisons X, par exemple pour faire un bon mot (on est parfois incorrigible), un personnage se trouve en décalage, vous mettrez trois bobines à le récupérer », 2 dit Jacques Audiard. Francis Veber parle d’effets de manches : « C’est une réplique qui n’est pas en situation. Par exemple, dans l’un des feuilletons que j’avais écrits pour la télévision, un type disait: “Mon compte en banque est tellement à découvert que quand le caissier l’examine, il s’enrhume.” C’est une plaisanterie qui peut faire rire, mais elle n’était pas en situation et c’était très mauvais. Le mauvais dialogue, c’est quand la situation s’arrête pour permettre à un personnage d’être drôle. » 3 a Le mot d’auteur fait donc passer le personnage et la situation au deuxième plan. Michel Audiard confiait que pour caser le bon mot « Quand on placera les cons sur orbite, il aura pas fini de tourner », qu’il avait entendu dans la bouche d’un chauffeur de taxi, il était prêt à « mourir, à fabriquer n’importe quelle scène pour le mettre ». Toujours selon Alain Layrac, le mot d’auteur « se justifie uniquement pour son effet immédiat en dehors de la structure ». À l’inverse, il cite une réplique fameuse contenue dans le film Le président, d’Henri Verneuil, toujours dialogué par Audiard. « …lorsqu’on parle à Gabin des patrons de gauche, il répond : “Il y a aussi des poissons volants, mais ce n’est pas la majorité du genre”. La réplique fait mouche. Elle est là pour ça. La scène est vraisemblablement là pour que la réplique fasse mouche. Pourtant, ici, la réplique nous semble parfaitement intégrée au film et au personnage. » 4
La frontière n’est donc pas nette entre les mots d’auteur et ceux du personnage. Dans Manon des Sources, Monsieur Beloiseau s’émerveille de son appareil acoustique : « Parlez, dites n’importe quoi… C’est merveilleux, la voix humaine… » S’ils sont intégrés au personnage, compatibles à la fois avec sa caractérisation et la situation, comment ne pas voir également là les mots de Pagnol lui-même, s’exprimant sur le cinéma parlant ? Les spectateurs recevront la réplique en deux temps, d’abord comme sortant de la bouche du personnage, et après réflexion comme coulant de la plume de Pagnol, sans que cela les fasse sortir brusquement de leur torpeur, du rêve éveillé qui est censé les avoir démunis de leurs facultés d’analyse. Il en est de même des relations symboliques qui sont déchiffrées par le spectateur au cours d’un mouvement mental qui lui appartient et non imposées par un voisinage trop immédiat de l’objet et du symbole.
La notion de mot d’auteur peut être étendue à l’émission de significations qui sont ostensiblement du fait de l’auteur, comme les maximes, qui sont des exposés lapidaires d’appréciations ou de jugements d’ordre général. Elles dépassent le cadre concret de la situation : elles sont des communiqués moraux de l’auteur, des conclusions philosophiques, des mots d’ordre, des injonctions à croire, même si elles ont été greffées sur des situations dites quotidiennes : « Ce n’est pas parce qu’un personnage prononce une maxime de La Rochefoucauld en réparant son poste de TSF ou en conduisant une voiture dans une rue encombrée, et prend soin de couper son texte d’interjections et de bégaiements, qu’il parlera un vrai langage de cinéma. » 5 Les maximes ne participent plus du film, mais énoncent une proposition thématique que le film est censé développer. Cela peut mettre la thématique à plat, à découvert, fournissant la clé du problème, comme si l’auteur voulait s’assurer que les spectateurs l’ont bien comprise: « On ne peut lutter contre son destin », « Pour aller de l’avant, il faut assumer son passé », « Le bonheur est toujours de courte durée », etc. L’auteur utilise la puissance du film, et aussi le protocole cinématographique pour communiquer des avis discutables que le spectateur ne peut pas discuter.
Pour autant, le cinéma ne peut-il pas montrer des gens qui discutent de philosophie ou émettent plus généralement des opinions ? Rohmer montre ainsi des personnages entrant en polémique dans L’arbre, le maire et la médiathèque. C’est également le cas de Lelouch, lors de la discussion philosophique sur le pari pascalien entre Tapie et Lucchini. Mais ces discussions philosophiques sont le fait des personnages, les engagent eux-mêmes les uns vis-à-vis des autres. Le spectateur se trouve interpellé dans ses propres convictions, mais comme il peut l’être s’il se trouve témoin d’une conversation. Mais l’auteur ne tranche pas ; le spectateur dispose des éléments de la contradiction.
Gérard Genette, dans « Les frontières du récit » , opère la distinction entre discours et récit. Le terme de « discours » est pris au sens large, comme « émanation d’une instance », la « pureté » du récit étant « l’absence de toute référence à l’instance qui le constitue ». Son analyse concerne les marques discursives qui prennent implicitement les spectateurs à témoin. Ainsi, la phrase « Son costume est un peu plus riche que le ne permettent en France les lois du goût ». Il contient une prise à témoin du spectateur dans l’appréciation « que ne le permettent en France les lois du goût » en est ainsi de tout jugement dont l’origine est ostensiblement le fait de l’auteur. « Toute intervention d’éléments discursifs à l’intérieur d’un récit est ressentie comme une entorse à la rigueur du parti pris narratif. » 6 Dans le cadre du cinéma de fiction, il faudrait ajouter « autonomes » à « éléments discursifs », car même si le film ne prend pas directement le spectateur à témoin dans ses appréciations, il les présuppose, les utilise. Le fait de placer la caméra ici ou là n’est pas non plus une opération neutre. Les mots d’auteurs ne gênent pas parce qu’ils nuiraient à une soi-disant transparence de l’énonciation filmique, qui est un mythe, mais parce qu’ils constituent une autre énonciation, parallèle, d’un type communicatif, qui se greffe sur le film, comme autant de post-it et de rubans laissés là, des modes d’emploi post-mortem, comme si l’auteur se faisait mal à l’idée de sa nécessaire désertion de son œuvre. La maxime est au sens ce qu’une certaine musique de film est au sentiment : toutes deux sous-titrent, sur-signifient, accompagnent la rencontre du film et du spectateur. En tant qu’énoncés autonomes, elles indiquent d’une façon autoritaire la seule et unique lecture possible de l’œuvre. Et dans les cas extrêmes, elles suppléent le film, si, en leur absence, le spectateur n’aurait ni rien compris ni rien ressenti.
Dans La règle du jeu, Octave, dit : « Christine, ça aussi c’est un truc de notre époque. On est à une époque où tout le monde ment, les prospectus des pharmaciens, les gouvernements, la radio, le cinéma, les journaux, alors pourquoi veux-tu que nous autres, les simples particuliers, on ne mente pas aussi ? » Dans la mesure où l’émission de sens du personnage est immédiatement comprise comme celle de l’auteur, le spectateur se trouve en position de réception directe d’un discours alors qu’il était venu voir un film. Dans cette séquence, Octave est un « personnage craché ». Il est difficile de ne pas voir ici une appréciation de Renoir lui-même, son propre « discours » , identifié comme tel parce qu’il est une généralité produisant immédiatement du sens pour qui veut bien l’entendre, et aussi par les notations « notre » , « on est », qui signifient la communauté d’époque de Christine, d’Octave, de Renoir et des spectateurs. Cette impression est bien évidemment renforcée par le fait que le réalisateur joue lui-même le rôle d’Octave et que les spectateurs sont de simples particuliers. Le personnage du film sert de porte-voix à l’auteur. D’où le danger qu’il y a à prêter des paroles aux personnages. Il faut les leur donner en propre, la « coïncidence » de l’instance énonciative et du personnage mettant le spectateur en porte-à-faux : il ne sait plus qui il écoute et qui il doit écouter. Le « je » subjectif de l’auteur se manifeste comme émetteur lors d’énonciations de maximes, de vérités, d’opinions générales, que l’on ne peut confondre avec les marques d’énonciations formelles qui sont parties intégrantes de l’œuvre, travail sur le matériau. Le mot d’auteur est un « texte » qui signifie, en tant que texte élaboré ailleurs, émanant d’un autre temps, produit d’une instance supérieure qui communique des concepts, et non les paroles des personnages. « Dans la mesure où il est un art, en effet, le cinéma n’a pas à enregistrer des significations, mais à créer les siennes propres. » 7 Le cas s’aggrave, ajoute Mitry, quand le propos est relativement naïf et se réduit à de la philosophie de bas étage. D’où le caractère insupportable de certaines sentences généralisantes et bien tournées, sensées asseoir le sentiment de sympathie à l’égard d’un héros plein d’esprit, et par lesquelles l’auteur nous transmet une pauvre philosophie de la vie. À moins bien sûr qu’il ne s’agisse d’un gag : « Le monde se divise en deux parties… » dans Le bon, la brute et le truand. Cette utilisation discursive des dialogues est également efficiente dans les cas de procédés ironiques immédiats. Un peloton de gendarmerie encercle une cabane où est réfugié un forcené. Le préfet s’empare d’un porte-voix et s’écrie : « Vous vous rendez compte de l’argent que vous coûtez au contribuable ? » De cette réplique, qui manie l’ironie avec facilité et présuppose la complicité du spectateur, émane l’opinion de l’auteur lui-même, mais elle reflète aussi celle qu’il se fait des capacités des spectateurs à accoucher eux-mêmes d’une telle banalité, et surtout de cette façon-là.
Les pastiches stigmatisent certaines utilisations du dialogue, en mettant ostensiblement à découvert les procédés d’un genre. Cédric Klapisch dans Le ramoneur des Lilas, court-métrage pornographique destiné à promouvoir l’usage des préservatifs, montre deux amants illégitimes au lit. Ils ont envoyé la soubrette du château chercher des préservatifs. Celle-ci parcourt tout le village et finit par en dénicher chez un beau jeune homme, et comme il se doit, elle couche sur-le-champ avec lui. Pendant ce temps, les deux autres attendent et se demandent : « Mais où est donc passée la soubrette ? » Cette réplique est doublement comique, car nous savons bien ce qu’est en train de faire ladite soubrette, et l’explicite de la formulation fait apparaître cette phrase comme une aide maladroite pour le spectateur, alors que le montage et l’évidence de la situation la rendent tout à fait inutile. Le ton de la réplique amplifie encore son côté surajouté. Elle est aussi pornographique que le reste. Elle semble provenir d’un auteur fictif faisant le point par la bouche du personnage sur l’évolution de son propre récit.
Dans ce court-métrage, Klapisch s’amuse également à accélérer toutes les séquences « inutiles » , notamment les trajets et les séquences dialoguées dont la substance peut être aisément comprise, exactement comme le ferait un spectateur empressé de trouver les scènes pornographiques avec la télécommande de son magnétoscope. C’est un peu comme s’il lui disait « Ne touche pas ta télécommande, je vais le faire à ta place ». Avant les personnages, Klapisch montre l’activité d’un auteur d’un film pornographique, c’est-à-dire d’un autre lui-même, en relation avec le spectateur supposé du cinéma porno. C’est donc un pastiche du film pornographique, qui ne sert qu’à rassasier « l’appétit documentaire » et dont le spectateur est autorisé à négliger les rebondissements dramatiques.
Les commentaires de reportages télévisés ne sont pas exempts de mots d’auteur. Soupçonnée de dopage, une star du Tour de France est montrée à l’image, passant de la lumière du soleil à l’ombre des platanes. Le commentaire dit la même chose, en même temps : « Un tel passe de la lumière à l’ombre ». Un montage sur les dangers du soleil sur les plages intègre un plan de poulets dans une rôtissoire. Le commentaire explicite le plan en prévenant les spectateurs des « dangers d’aller se faire rôtir ». En ajoutant son indispensable grain de sel, le journaliste ne peut s’empêcher de dire qu’il a produit ce sens, par ses mots, qu’il a disposés sur le tapis audiovisuel déroulé à cet effet. L’auteur des mots phagocyte toute production de sens qui lui apparaît concurrente, en l’explicitant et l’intégrant dans son propre discours. La justification avouée d’un tel commentaire, qui colle à la peau des images, c’est l’incapacité supposée des spectateurs à comprendre une idée audiovisuelle, même aussi simple, sans aide explicite. On peut y voir aussi l’aveu d’impuissance à réaliser un document audiovisuel qui la leur fasse comprendre tout en leur laissant une part courtoise de complétion. Le spectateur ne crée pas du sens, il est simplement invité à l’entériner, comme il doit se satisfaire de la démonstration de la brillance du journaliste, qui suit ainsi le trajet inverse du coureur cycliste.
Un résultat identique est obtenu avec un procédé opposé, qui est l’usage de formules boursouflées jusqu’à l’amphigouri 8 dans certains documentaires. La fonction du commentaire est alors de signaler l’existence de sens tout en dissimulant sa teneur, afin d’en situer l’auteur dans une sphère culturelle plus élevée que celle du spectateur, mais surtout de faire référence, de par sa complexité, aux conditions de son élaboration, c’est-à-dire le moment de l’écriture : l’auteur a mis des jours à élaborer et à complexifier un commentaire volontairement emphatique, ampoulé, voire ésotérique, que le spectateur est censé comprendre durant son seul énoncé. Ces mots sont alors les mots exclusifs de l’auteur, démontrant sa capacité a maîtriser un sens dont le seul exposé échappe au commun des spectateurs. Il ne s’agit pas d’affecter l’humilité, de « jouer à la grande dame en faisant simple », d’en rajouter sur le plan du dépouillement, ce qui est une autre imposture, car les choses complexes ne peuvent être exprimées que par un certain niveau de complexité, mais de ne pas ajouter de la complexité formelle à la complexité des choses, dans le simple dessein de faire des effets de manches, de se payer de mots comme les médecins de Molière. L’auteur utilise son œuvre dans l’unique but se pavaner, de faire illusion, de « flamber » et de « noyer le poisson ».
Dans ces deux cas, le commentaire est un moyen utilisé par l’auteur pour se commenter lui-même, s’autoproclamer : c’est un discours, greffé sur le film, qui ne fait référence qu’à « l’instance qui le constitue » , qui ne désigne pas autre chose que l’excellence du commentateur, et qui est par ce fait, assimilable à des mots d’auteur en quête de reconnaissance du statut d’auteur. Le mot d’auteur est un blason, pris dans le sens d’une auto-description de l’auteur sur le mode élogieux, la mise en exergue d’armoiries emblématiques de ses meilleures qualités.
L’auteur est-il condamné à disparaître dans le cadre d’un cinéma de fiction ? Certainement, s’il s’agit de se substituer aux personnages et à l’action par des manifestations intempestives le désignant comme émetteur brillant d’un dire ou pourvoyeur maladroit d’explicites verbaux, c’est-à-dire comme un auteur se dépêtrant mal de l’exercice de son propre matériau et qui va chercher rescousse ailleurs. Mais ceci ne doit pas être confondu avec les marques d’énonciations formelles qui fourmillent dans n’importe quel film. Le film est lui-même énonciation, d’une façon patente. Quelle que soit leur subtilité, les figures de style restent de l’ordre du film. Les images montrent « de la réalité » , qui est le cadre de l’évolution des personnages, même si, de toute évidence, c’est l’auteur qui les a faites et placées là dans le montage.
La généralisation du « raccord dans le mouvement » vise à rendre le montage « transparent », en confiant à l’effet phi le soin d’effacer les changements de plans, qui ne peuvent être que des interventions humaines. Mais cela revient à effacer tout style, à désespérément vouloir faire croire que « les faits se racontent eux-mêmes », que le film se monte tout seul. À l’opposé, le maniérisme qui consiste à poser un effet sans que son emploi soit justifié par l’action, laisse surgir non plus des mots d’auteur, mais des « images d’auteur », qui permettent à ce dernier de resplendir comme filmeur brillant, avec une caméra pétillant de malice. Alors une autre production diégétique s’impose au spectateur : celle de l’histoire du tournage, dont le personnage est le réalisateur et dont les actions sont des effets de manches. C’est ce que Hitchcock vilipendait, critiquant sa propre décision d’avoir placé la caméra derrière un feu de cheminée, en dénonçant l’effet : « Regardez où nous avons placé la caméra ». Ce qui est donc à redouter, ce sont les « performances d’auteur » , ne participant plus au film, mais interviennent comme des notes de bas de page dans lesquelles l’auteur effectue des triples axels 9 et qui interrompent la lecture. Mais il est du génie machiavélique de Hitchcock d’avoir formulé lui-même les règles de lecture de ses propres films, par le livre ou le film, ce qui organise un autre niveau d’imaginaire. Il a quasiment diégétisé ses propres maladresses. Et ses apparitions furtives dans ses films, loin de montrer l’auteur, on fait de l’auteur un personnage. Certaines répliques humoristiques des personnages ne pourraient être que des mots d’auteurs, mais elles restent des mots de personnage, du personnage de Hitchcock lui-même. Il est lui-même son plus beau personnage.
La consommation cinématographique s’est enrichie de la capacité des spectateurs à apprécier des styles, à s’intéresser à l’évolution d’un auteur, elle s’accommode fort bien d’une activité métacinématographique. Elle lui en fournit même tous les outils nécessaires. Cette sagacité des spectateurs, cinéphiles ou pas, qui ne date pas d’hier, fait qu’ils détecteront plus facilement la stratégie narrative de l’auteur, et pas uniquement dans les dialogues. Il faut donc admettre l’existence de niveaux de détectabilité des mécanismes du récit et de la fabrication des films, détectabilité aux seuils mouvants, suivant les époques, les auteurs et les spectateurs.
Mais ce n’est pas pour autant que l’auteur doive dissimuler les moyens de son œuvre : il ressemblerait alors à un chat caché derrière un pot de fleurs, et qui laisse dépasser toute la longueur de sa queue. Le montage en plan sur plan, qui a aujourd’hui remplacé l’usage des « plans de coupe » ou le « raccord dans le mouvement » est couramment utilisé, même dans les fictions, sans que les spectateurs crient au scandale et s’offusquent de reconnaître là que quelqu’un a filmé et a monté le film, ce dont ils s’étaient finalement toujours doutés. Mais dans ce cas, ce n’est pas celui qui a coupé qui est mis en avant, mais ce que l’on a coupé : le matériau. De même, la caméra portée montre simplement que quelqu’un l’a portée, ce que l’on savait déjà. L’univers diégétique n’apparaît plus comme autonome, mais comme ce qu’il est vraiment : une construction mentale de celui qui voit le film, qu’il est aussi invité ouvertement à considérer, à analyser. De par tous les procédés de distanciations, les personnages perdent leur statut illusoire de personnes réelles, auxquels on est invité à s’identifier. 10 Ce n’est plus seulement une histoire qui est donnée à voir et à entendre, mais un film, dont les personnages ne sont pas l’ultime raison. Une fois posé cela, le personnage peut même s’adresser directement au spectateur, comme dans Mon homme de Bertrand Blier. Il n’est qu’une pièce d’une œuvre cinématographique. Si des films portent des traces de leur fabrication sans que l’on éprouve le besoin de se contorsionner pour les dissimuler, ils ne sont pas pour autant des « faire-valoir d’un auteur ». Bien au contraire, l’auteur n’a plus comme préoccupation première ni de se dissimuler ni de se mettre en avant. Ce qui importe, c’est le film, qui se pose comme l’affirmation d’un point de vue sur le monde et se revendique comme tel, une œuvre qui se déclare comme œuvre, d’un auteur qui utilise les moyens du cinéma.
- Les dialoguistes dans le cinéma français, Les scénaristes français, CinémAction, page 104.
- Jacques Audiard, propos recueillis par Isabelle Jenny, Les scénaristes français, CinémAction page 149.
- Francis Veber interviewé par Christian Salé, Les scénaristes au travail, Bibliothèque du cinéma, page 123, Editions Hatier.
- Les dialoguistes dans le cinéma français, Les scénaristes français, CinémAction, page 105.
- Éric Rohmer, « Pour un cinéma parlant », in Le goût de la beauté, Champs contrechamps, Flammarion.
- « Les frontières du récit », L’analyse structurale du récit, Communications 8, Coll. Points, Editions du Seuil.
- Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma.
- Amphigouri : production intellectuelle confuse et incompréhensible; éloquence pompeuse et embrouillée. Dictionnaire Robert.
- Et les enlever est parfois douloureux.
- Voir à ce sujet l’article de Denis Lévy : « Le cinéma moderne » dans la revue L’art du cinéma.
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 75, 1er trimestre 1999)