Didier Coureau
« Il faut nous armer d’une “ardente patience” Nous sommes à la veille non de la lutte finale, mais de la lutte initiale. », Edgar Morin 1
« Et à l’intérieur même de notre attente, la poésie nous apprend quelque chose de plus que l’attente. », Roberto Juarroz 2
Trajectoire d’ouest en est. De l’Amérique du rêve européen – où les imaginaires de Chantal Akerman et de Wim Wenders se croisent dans les années soixante-dix –, à l’Europe du rêve communiste brisé, disloqué, évanoui – dont ne restent que les cendres d’une symbolique Pompéi moderne, civilisation effondrée. Trajectoire à travers temps. Composition d’une géographie mentale. Lignes invisibles d’une vision subjective qui, soudain, se révèlent dans le geste cinématographique, puis se font plus précises. Geste d’évidence qu’invente le regard qui sait voir, percevoir à travers ce qui est vu les mouvements intérieurs du monde. De News from home à D’Est, le regard est resté, la parole s’est perdue. La voix-off qui rattachait encore à l’idée de centre que l’on quitte, autour duquel on tourne, vers lequel on revient toujours , a cédé la place au silence de la solitude, excentrée.
« Il faudrait pourtant si peu de choses. Juste un mot. Un petit mot de vous et on se sentirait délivrés. Tous rassurés. Apaisés. » Ainsi, dans Le Silence de Nathalie Sarraute 3, les « personnages » partent-ils à l’assaut de celui qui demeure muet, refuse la parole vide de sens. Ainsi, dans D’Est, Chantal Akerman n’ajoute-t-elle aucun commentaire, aucune voix-off qui surplombe l’image, à son voyage à travers la part la plus secrète de l’Europe. Ni la simplification d’un texte descriptif – où le discours a déjà fait tant de mal –, ni l’émotion d’un texte intimiste – lettre, confession, poème, journal, monologue – ne viendront masquer la complexité de la vie en cette période transitoire, de difficiles mutations, de douloureuses métamorphoses, d’obscurs présages.
D’Est n’est pas un film silencieux, il est un film « musical », dont la composition est faite, à parts égales, d’éléments sonores et d’éléments visuels – musicalité filmique presque pure. Chantal Akerman capte les images et les bruits du monde, comme un astrophysicien capte la lumière des étoiles, enregistre le mystère de leur chant à travers la profonde nuit cosmique. Regard musical qui découpe l’espace en de longs, lents mouvements de caméra. Travellings qui glissent – littéralement, latéralement – de la périphérie – campagnes sans âge ; routes; terrains vagues en lisière des immeubles neufs –, au centre qui n’en est plus un – rues désertes la nuit où circulent sous la neige de fantomatiques automobiles ; rues peuplées d’interminables files d’attente –, puis de ce centre approximatif, au centre non moins illusoire de celui-ci : halls du métro où des foules pleines et absentes attendent elles aussi. Halls cernés par des corridors qui ne mènent nulle part, dont la luminosité apparente n’est porteuse que de ténébreuses promesses.
Des pauses, au sein des mouvements musicaux-filmiques, viennent çà et là calmer le flux incessant, dense, des travellings semblables au jeu de l’archet qui passe et repasse sur les cordes du violon ou du violoncelle. Dans ces pauses se révèle l’immuable – les appartements inchangés, demeurés en marge d’un temps historique qui ne cesse de s’écouler par-delà les ruptures événementielles. Parfois, des femmes très âgées, immobiles à force d’attendre, se fondent à leur décor, forment avec lui des gravures démodées, poussiéreuses, émouvantes.
Puis, les mouvements reprennent, dans les rues, le long des tristes façades. Des mouvements demeurés en surface pour mieux laisser la profondeur des visages crispés dans l’attente, des corps fragiles dans leur marche encombrée de sacs, franchir les strates superposées du temps, venir exprimer leur vérité sur l’état précaire de leur monde extérieur et intérieur. Êtres qui passent, ne parviennent plus à relier un autrefois qui s’efface et un futur improbable. Êtres qui n’habitent plus aucun présent viable – silhouettes errantes.
Mais où sommes-nous ? En quel pays se trouvent ces paysages urbains ou ruraux ? Nous ne sommes en fait en aucun pays particulier, mais dans tous les pays de l’Est, ou en certains d’entre eux: l’ancienne République Démocratique d’Allemagne, la Pologne, la Russie. En une sorte d’unité abstraite. Plus le « bloc communiste de l’Est », mais pas encore des états aux frontières précises. Un monde en attente avant que l’ancien système positiviste ne soit remplacé par d’autres systèmes rationalisants. Un monde mouvant, friable, instable comme le sont les terres ravinées par la pluie. L’Est, cellule qui a donné la vie, dans la douleur, à d’autres cellules qui demeurent accolées, dont les membranes sont encore poreuses, qui ne sont pas encore – même si tel est leur désir – fermées sur elles-mêmes comme le « hérisson » d’un fragment de l’Athenaeum du premier Romantisme allemand. Rien, en effet, ne vient empêcher la caméra de glisser d’un lieu à un autre. Le regard creuse un fleuve qui longe les champs, les façades, les êtres exclus du mouvement de l’Histoire une nouvelle fois. L’esthétique de Chantal Akerman semble, du reste, s’opposer de par sa nature même à la tendance historique récente de rupture, de séparation, de repli sur soi, de fermeture à l’autre. La caméra, qui découpe l’espace, tente aussi de le recoudre à travers un réseau de relations entre les lieux, les choses, les êtres; un tissage des lignes de vie qui s’entrecroisent par-delà les déchirures sociales, politiques, humaines. La manière de filmer s’accorde alors avec une pensée d’une nouvelle globalité, proche de la « Terre-Patrie » qu’évoque Edgar Morin 4, un monde comme un vaste tissu dans lequel tous les fils se doivent de participer à l’élaboration de l’unité. Mais cette esthétique de la mobilité et de la relation semble en avance sur ce qu’elle montre, sur l’état de doute, de « vol arrêté » – pour reprendre une image du chanteur russe Vladimir Vissotsky – qui règne avec çà et là quelques illusoires avancées.
Un vieil arbre, parfois, se dresse au carrefour de deux chemins de terre. Un arbre solide, séculaire qui, ainsi que les vieilles paysannes alentour, fait partie du paysage de toute éternité. Un jeune arbrisseau, parfois, fragile dans le vent, vacille : symbole d’un avenir imprécis, d’une démocratie naissante, au bord d’une route à grande vitesse récemment construite pour accélérer l’irrémédiable « progression », ou fuite en avant vers le capitalisme.
De chemins en routes, de carrefours en carrefours – qui font songer aux « carrefours du labyrinthe » de Cornelius Castoriadis 5, le tissage prend forme. Caméra-archet, caméra-navette qui passe et repasse dans le métier à tisser du temps. Chantal Akerman filme comme l’on tisse, comme peignait Maria Helena Vieira da Silva, une multitude de lignes pour dire la géométrie mouvante des villes labyrinthiques, borgesiennes, dans la rigueur la plus extrême du tracé. Les villes, enchevêtrements de lignes de vies privées et de lignes historiques collectives. Lignes visuelles mêlées aux lignes sonores : bruits de la circulation perpétuelle des trains, des automobiles; voix humaines en différentes langues; cris universels des enfants qui jouent à glisser sur la neige; écrans de télévisions allumés qui voilent la réalité; chansons qui passent à la radio; piano joué dans un appartement; groupe de rock dans la rue; orchestre de dérisoires salles de bal dont les films de la Nova Vina tchèque montraient déjà la désuétude…
« Pas de musique d’accompagnement, de soutien ou de renfort. Pas de musique du tout », affirme Robert Bresson, « sauf, bien entendu, la musique jouée par des instruments visibles. » 6
L’apothéose de la symphonie que compose D’Est ne se trouvera pas dans une multitude d’instruments différents, final grandiloquent – car chez Chantal Akerman le lyrisme naît de la sobriété des moyens employés –, mais dans le jeu d’une instrumentiste dont la solitude évoque celle de la cinéaste confrontée à la réalité collective. Sur une scène, une violoncelliste joue Tchaïkovski : souvenir d’une composition organisée dans le chaos actuel des bruits. Face à l’Est, Chantal Akerman organise et structure le chaos d’un monde en train de se décomposer, bien plus qu’il ne se compose. Seul le geste solitaire de la musicienne, le geste solitaire de la cinéaste peuvent montrer ce monde disloqué dans lequel de nouvelles brèches s’ouvrent lorsque les anciennes cicatrices se referment. Seule la singularité d’une pensée peut à présent donner à comprendre le désarroi des peuples livrés à l’attente, interminable attente, tension intérieure au sein d’un monde devenu théâtre de l’absurde. Seules les lignes mélodiques-picturales tracées par Chantal Akerman, comme d’autres le furent par Tchaïkovski ou Vieira da Silva, peuvent donner à ressentir les tremblements du temps, en créant leur propre chemin à travers l’immobile, pure absence de présent bloquée entre l’ancien et le nouveau. La vérité ne commencerait-elle plus que dans la solitude ?
« Je voudrais dire encore », écrivait Andrei Tarkovski, « combien la condition sine qua non et le vrai critère de construction plastique d’un film est son authenticité par rapport aux faits de la vie. » 7 Dans D’Est, les mille facettes cristallisées de l’attente, les mille visages angoissés de ceux qui attendent – et dont chacun pourrait être le point de départ d’une fiction singulière – sont saisis dans le flux continu d’un long souffle cinématographique qui outrepasse l’apparente stagnation des pays de l’Est, ne suit pas les mouvements imposés par le capitalisme triomphant, mais s’accorde aux mouvements intérieurs de la vie qui se poursuit malgré tout, ne s’interrompt pas, ne peut se figer tout à fait, ainsi que les mouvements du cœur et de l’esprit se perpétuent en chacun des corps anonymes, immobiles ou mouvants, au bord des rues enneigées, au fond des appartements vieillis, au milieu des halls : salles des pas perdus. Salles d’attente, sinon d’un avenir meilleur, du moins d’un avenir possible.
- Edgar Morin, Anne-Brigitte Kern, Terre-Patrie, Ed. du Seuil, 1993, p. 217.
- Roberto Juarroz, Fragments verticaux, Lib. José Corti, 1994, p. 84.
- Nathalie Sarraute, Le Silence, Ed.Gallimard, Coll. « Folio-théâtre », 1993, p. 33.
- Edgar Morin, opus cité.
- Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe (I/II/III), Ed. du Seuil, 1978-1990.
- Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Ed. Gallimard, 1975, p. 27.
- Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Ed.de l’Étoile-Cahiers du Cinéma, 1989, p. 67.
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D’Est
1993 | France | 1h47
Réalisation : Chantal Akerman
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 135, 1er trimestre 1995)