Marie-José Mondzain
Ce fragment fait partie d’un long texte que Marie José Mondzain a écrit sur Tarkovski et ses relations au sonore. Paru initialement dans Esprit en 2004, il sera intégralement publié dans un ouvrage à paraître en octobre 2007.
La vocation pour le cinéma n’est pas une idolâtrie du visible et encore moins une addiction au spectacle mais une fidélité inconditionnelle à la parole telle que les Pères grecs puis russes l’ont défendue et soutenue dans la spiritualité orthodoxe. Ce qui veut dire que la pensée iconique a offert pour la première fois une possibilité moderne et laïque de rédemption du regard sur le monde dans le refus de la consommation gloutonne du visible. Or le cinéma comme industrie moderne du spectacle de masse est précisément l’art auquel il incombe de prendre en charge la liberté ou l’asservissement des regards, des pensées et des corps. Faire des films engage donc la responsabilité de tout cinéaste à l’égard du sens à donner à l’aventure cinématographique mondiale. Le visible est-il un bien de consommation ou l’énigme fragile d’un partage du sensible ? Tarkovski vient inscrire son geste de cinéaste au cœur de cette problématique proprement politique au sens où le terme de politique désigne la construction d’un espace partagé par des corps parlants ensemble et désirants séparément.
Les philosophes ont longtemps considéré les images comme suspectes et indignes de foi et donc de fonction dans la cité. Seul le langage leur paraissait capable de rassembler universellement ceux que leurs passions et leurs désirs intimes séparaient. L’incarnation fut l’invention d’une universalité du sens dans le partage d’une vision. La question fut donc de trouver la dimension universelle du visible. Sur quel type de visibilité tomber d’accord pour que la communauté des désirs soit pensable ? La réponse doctrinale fut la suivante : l’image du Père que fut le Fils sauva l’image et rendit au visible sa dignité. S’incarner c’est devenir image.
Devenir image c’est donc prendre chair. Quand le Verbe se fait chair, il devient image et non point corps. Ainsi toute image célébrera la présence d’une parole dans l’absence d’un corps. Réponse complexe et puissante puisque désormais tout faiseur d’images donnera sa chair au Verbe. Sinon il donnera du corps à des idoles et fera retomber le visible dans un silence sans rédemption et sans partage. La passion est l’histoire de la rédemption du visible par le sacrifice d’un corps qui accepta de mourir pour que l’image ressuscite, donc la chair de la parole. L’image a donc une histoire passionnelle, mortelle et résurrectionnelle. Qu’est-ce que l’image ? L’universalité du visible est donc fondée non pas sur le contenu de la vision mais sur le sens que produit et partage la communauté des regards portés sur l’image. Qu’est-ce partager une vision ? Cela ne sera jamais par définition réduire une multiplicité de vivants à l’activité d’un seul organe. Chacun a deux yeux et nul ne voit ce que voit un autre. Donc on ne tombera jamais d’accord sur ce qu’on voit mais sur les termes d’un partage ; or que partageons nous sinon le langage ? Ainsi dans toute image ou plutôt dans toute visibilité l’accord ne se fait que sur l’invisibilité d’une parole audible ou silencieuse, mais au nom de laquelle il est entendu que cette multitude qui voit ensemble est une multitude de sujets parlants à qui l’image qui incarne donne à entendre du sens.
Les films de Tarkovski radicalement fidèles à cette doctrine iconique, charge le cinéma de faire entendre la parole c’est-à-dire de produire la communauté d’un sens dans l’incarnation du visible. Mais qu’il soit clair que ce sens n’est pas dans l’image. Puisque j’ai congédié l’herméneutique, quel est le lieu du sens ? Quel est son site ?
Nouvelle réponse laconique : nulle part. Le cinéma fait de l’écran un site atopique, un lieu de non hébergement du sens, une zone de turbulence balayé par le vent de tous les désirs.
La voix, les sons
Poursuivons encore un peu l’écoute doctrinale pour approcher davantage le tissage des signes iconiques et sonores. Car dans ces films la définition du plan n’est pas visuelle mais temporelle. Le plan se construit dans l’exigence spatiale de l’écoute et son extension se déploie non dans l’espace mais dans la durée. Tel le musicien qui inscrit ses gestes dans l’architecture singulière qui accueillera la ligne sonore. La caméra peut ne pas bouger et l’espace donné au regard s’élargir progressivement, se creuser et ne plus s’achever. Les opérations du visible semblent vouloir donner la parole à l’éternité, non comme la promesse d’un monde hors du monde mais comme l’enjeu cinématographique de la présence du monde à lui-même à chaque instant. Hommage rendu à l’acte de naître dans chaque apparition des choses et des corps.
Si montrer c’est faire entendre, alors de quelle nature sont les voix ? Comment circulent-elles ? Dans la tradition iconique, la voix qui annonce comme celle qui désigne sont des voix qui authentifient le visible comme un index tendu vers l’image. Dans les icônes, cela s’appelait l’épigraphé, l’inscription du nom était le signe de la voix qui authentifie le contrat du visible avec l’invisibilité du sens. Voilà pourquoi l’annonciation et toute posture d’annonceur de messager et de passeur est un site instaurateur. La voix qui désigne et l’index qui montre s’adresse à l’oreille et aux yeux. Cette adresse ne délivre aucun message mais le nom d’un souffle, une direction. La voix qui annonce la fécondité du ventre d’où sortira l’image, la voix annonciatrice des trois visiteurs d’Abraham, la voix de Jean prodrome toutes annoncent une arrivée la figure d’une attente. Dans les films de Tarkovski, il y a un écart étrange entre les voix et les bruits. Je dois avouer que ne connaissant pas la langue russe je souffre du sous titrage non seulement du fait que la traduction poétique est à soi seule une butée, mais bien plus parce que la lecture me prive de la puissance incarnationnelle de la voix. Tant et si bien qu’en revoyant les films je ne lis plus les sous titres pour me maintenir dans l’épiphanie du sonore.
On pourrait croire que les voix humaines sont plus proches de la parole que les bruits. Il en est tout autrement ici. Le monde et la nature bruissent de paroles et de sens que les oreilles des hommes n’entendent pas ou plus mais ces humains parlent et font des discours qui tous ratent plus ou moins la parole ; “Words ! words ! words !” que l’on entend dans le Sacrifice mais qui résonne aussi dans Stalker, exclamation désespérée reprise à Shakespeare. Les mots ne sont pas le verbe, ils ne sont pas la parole. Ils sont les idoles, les signes idolâtrés. C’est pourquoi l’oreille vient dans l’image comme l’organe absolu du geste cinématographique. De profil ou de dos un corps n’est plus la proie du gouffre que peut devenir une face. La poésie résonne alors comme un rappel de la puissance de la parole dans un art autre, celui d’écrire. Mais Tarkovski n’écrit pas quand il filme, il incarne la voix des choses et des corps. La voix tombe, explose, s’abat sur ceux qui accueillent la parole, cette parole qui tombe en neige et non comme la neige, qui crépite dans la pluie, la voix souffle à travers le vent et non le vent, la voix sort des machines, des moteurs, elle se glisse dans les pas, sous les pneus, dans l’explosion des verres qui tombent, elle coule avec les fleuves, elle ruisselle avec le lait, elle ondule avec les algues. La parole est une énergie répandue dans la nature entière. Le monde des choses et des objets les plus quelconques, tout murmure ou profère une annonce que nos oreilles doivent apprendre à recueillir et dont la parole humaine dit à la fois le désir et le deuil. La bande son fait trembler l’image et la voix des acteurs dit le déchirement de la langue quand elle se fait désir de la parole attente de sens. Les bruits du monde ne sont pas des métaphores, mais sont saisis par l’incarnation elle-même comme l’image fut annoncée et prit chair à l’instant du rassemblement du visible et des mots. Il s’agit bien de ce verbe dont l’icône inscrivait l’écoute et sa visibilité la trace. La parole poétique du père poète, Arsenei, renvoie à la voix du père qui légitime la visibilité d’un fils et la productivité iconique de ses mains. Dans cet espace de messagerie, l’art est à la fois lettre d’amour et hospitalité.
Hospitalité -exil fidélité hébraïque
J’ai dit plus haut que le lieu du sens était atopique et construit par le souffle de la parole en toute chose. Le mouvement, la circulation des signes visuels et sonores instituent malgré tout un espace même si sa géométrie est fragile et instable. Cet espace est celui de l’image sur l’écran, espace ténu, cassable, fracassable, une sorte de sol sismique où chacun a du mal à se tenir debout. On y marche en zigzagant, courbé, boitant, heurtant les choses, on tombe, on y dessine des trajectoires dans toutes les directions de l’espace, des espace de maladresses insignes, de flottement fugitif, qu’il soit aérien ou aquatique, il est fait de déséquilibres, de chutes et de naufrages aussi bien que d’envol. L’espace n’a aucune limite, aucune pesanteur et peut à chaque instant se gonfler ou se creuser. C’est un espace qui nous demande ce que signifie être debout. Il ne s’agit pas de tenir une place, mais de se tenir. Cela ne se peut que dans une mobilité continue. Tout arrêt est une menace d’effondrement. Dans une infinité dont chaque apparition produit de l’incertitude, dans cette extension cosmique des attentes et des catastrophes, les hommes se déplacent à la mesure de leur corps, à la mesure de leurs pas. Le pas est comme la parole, générateur d’humanité. Comment produire du sens dans une topologie aussi inassignable ? Aucune solitude ne peut répondre d’un sens. Nulle part jamais le sens n’est à personne. Le sens n’est pas dans l’image, ni dans un lieu, pas plus que chacun de nous n’occupe pleinement un lieu qui serait sa place. La vie n’est qu’un déplacement ininterrompu, un jeu incessant de déplacements entre des sites où nul ne peut résider, s’installer, trouver un repos confortable, un sommeil de l’esprit mais où la parole produit malgré tout de l’hospitalité, de la domiciliation transitoire. Nous sommes exilés depuis notre premier cri, séparé de la terre natale. Accéder au langage et parvenir à la parole est intrinsèquement fondé sur l’épreuve d’une séparation, d’un sacrifice. Il faut partir pour parler, il faut marcher pour entendre, il faut traverser pour comprendre. Nul refuge, nul repos, la mémoire n’offre ses trésors qu’au désir, au pas du marcheur, jamais à l’assouvissement. Jamais de siège, jamais personne ne s’assoie. Le lieu du désir est lui-même atopique et non pas utopique. Aussi est-il impossible d’assimiler l’imaginaire de cette œuvre à un imaginaire chrétien car le salut n’est pas dans la cité de Dieu quelque part ailleurs mais ici et maintenant à chaque instant dans l’extrême tension du désir. Sur cette trajectoire itinérante du désir insatiable, la figure de l’exil et celle du voyageur sont indissociables de celle de l’hospitalité. Car les films de Tarkovski sont construits comme une terre d’accueil de l’humanité entière alors que lui-même n’a connu que l’exil partout, je dis bien partout car la maison natale comme le giron maternel, la terre des racines ne sont que les fleurs de la mémoire, des nostalgies inhérentes à l’itinérance de toute vie. Rien de plus hébraïque dans la fidélité à l’exil et l’invisibilité, rien de plus hébraïque que cet hommage ininterrompu des gestes à l’hospitalité. Venir de loin et rester loin où que l’on soit est la seule possibilité de laisser survenir de la liberté et de l’altérité. Mélancolie inévitable d’une œuvre sans repos, qui n’offre aucun repos. La voix et l’image disent sans fin la dépossession et l’évanouissement de toute emprise. Toute chose n’existe que dans la chair de l’image et dans la vibration présente des voix et des sons. L’hospitalité n’est donc pas une allégorie biblique propre à l’annonce d’un messianisme et encore moins à la dogmatique d’une théologie trinitaire. Comme on sait, la fameuse icône de Roubleev intitulée trinité est d’abord une icône de l’Hospitalité d’Abraham. Je pense que chez Tarkovski, la trinité renvoie à deux choses : l’errance et l’hospitalité. Chez Roubleev l’hospitalité trinitaire construit l’espace de l’accueil pour toute parole et pour toute image. La trinité commence là où commence l’hospitalité. Le cinéma comme terre d’accueil, œuvre d’ouverture à la liberté des rencontres ne peut que produire l’image du tiers. Ce qui désigne le spectateur, comme le tiers lieu d’une adresse sans laquelle le créateur et l’image qu’il offre, ne trouvent pas le site d’un retour. Comme l’a dit un jour Godard “faire des images c’est en donner mais c’est aussi en recevoir”. Tarkovski crée des films qui nous font répondre à notre tour des images que nous produisons dans le regard de l’autre. Être nulle part ne rien posséder et tout donner voilà ce qu’annoncent les trois visiteurs de l’icône de Roubleev dans laquelle il y a en réalité six personnes : trois sont visibles, elles sont les trois messagers du monde invisible, trois anges qui s’arrêtent et partagent l’offre d’un repas, mais ce repas est servi par deux hôtes qui furent réels, invisibles dans l’icône, et qui apprennent de leurs étranges visiteurs qu’ils vont être les géniteurs d’un enfant tardif, Isaac. Donc une famille humaine, un père, une mère et un enfant, triangle hors champ de l’annonce. Il y a là sous nos yeux les figures de leur accueil, figure trinitaire de l’annonce, ils sont venus à trois pour parler. Voilà ce que fait le cinéma, il se charge non pas de faire voir le visible mais de rendre visible, l’invisibilité de toutes les inclusions trinitaires qui soutiennent l’image dans son hors champ. La médiation des voix qui annoncent institue la triangulation infinie qu’exige tout effet de sens. Comme dans la rencontre d’Emmaüs il faut être trois pour partager la table du sens. La puissance du tiers est aussi celle de la parole entre ce que chacun voit et ce que tous doivent entendre.
Publiée dans La Revue Documentaires n°21 – Le son documenté (page 179, 3e trimestre 2007)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.021.0179, accès libre)