Michael Hoare
Nous publions dans ce numéro le résultat d’une enquête : enquête partiale, sélective, subjective, elle provient d’une série de questions que nous nous posons sur l’état de la production documentaire en France aujourd’hui et que nous avons voulu poser à certains des gens qui nous intéressent à cause soit de leur position dans la profession, soit la particularité de leur trajet.
Au départ on avait envie de savoir comment certains producteurs de documentaire vivent leur situation. D’abord, d’où viennent-ils ? Par quel trajet sont-ils devenus, non pas des créateurs de films avec les satisfactions évidentes qu’on sait, mais des créateurs de la possibilité de créer ? Quel est le plaisir qu’on tire de cela ? Voilà pour une première série de questions qui ont déterminé en partie notre choix d’interlocuteurs. Ce sont des gens, même s’ils ne sont pas les seuls, qui sont quelques-uns des producteurs significatifs de notre genre, des gens « engagés » dans un rapport aventureux au cinéma, en vue d’un contact entre cinéma et évolution sociale. Ce sont aussi, et souvent, des enfants de 68, du gauchisme, du communisme, de la révolte contre l’insupportable injustice de ce qui est. Comment cette révolte s’est-elle mariée d’une part avec la cinéphilie, avec le plaisir et la pensée des images, et d’autre part avec le marché, avec les contraintes et les disciplines du patron d’entreprise ? Et au bout du compte pour donner quoi aujourd’hui, quel engagement, quels films ?
Ensuite, on s’est dit qu’il y avait aussi des choses à dire sur la situation de la production. Il est notoire que de nombreuses sociétés ont des difficultés de trésorerie, des rapports difficiles avec leurs banques. Méli-Mélo dépose son bilan. Les bruits courent sur des difficultés aux Films d’ici. Quelle est la situation ou plutôt le climat économique de la conjoncture, ou du marché, puisque toute l’activité cinématographique semble s’y réduire ? Et comment le marché influe-t-il sur ce qui est fait et pas fait, sur les choix esthétiques, politiques attachés à tout documentaire. À quelles conditions le genre peut survivre, et même dans un espace élargi, international ou européen, s’épanouir ?
On sait aussi qu’une des grandes difficultés de la France, non seulement de son cinéma, mais de l’ensemble de sa société et de son État est le rapport entre « centre » et « périphérie ». Il nous a semblé utile de discuter avec quelques producteurs ou organismes qui, hors Paris, travaillent et tentent de faire vivre l’art. À ce propos, la situation au Nord telle que racontée par Didier Hespel du CRRAV nous semble presqu’exemplaire de ce qui peut être fait par les instances politiques et parapolitiques d’une région dès qu’il y a une ou deux volontés fermes.
En contrepartie de ces expériences, on écoute ceux qui défendent le documentaire, ceux qui le représentent. À partir des difficultés énumérées, quelles sont les analyses et les propositions à glaner de l’USPA, de la Scam, et du CNC ?
Sur le fond, on revient tout de même à cette question de la place du documentaire dans la société, dans la production audiovisuelle, et aujourd’hui, à la télévision. Est-ce que le documentaire d’auteur, le documentaire de création est une espèce menacée ? Est-ce que le news, le journalisme, les magazines et les reportages, moins chers à produire, plus rapides à répondre à l’immédiateté de l’actualité, menacent l’existence du cinéma documentaire ? Non, dit Yves Jeanneau, la télévision, le marché ont besoin de nos images du réel, qui sont les meilleures, et qui trouveront les moyens d’exister à condition qu’il y ait une volonté de professionnalisation de la part des auteurs et des producteurs, y compris dans la rase campagne du marché déréglementé. Oui, disent d’autres dont notamment la Scam, pour que le documentaire de création existe, il faut le protéger ; il n’existera pas dans un marché libéral. C’est un art qui, tel le théâtre, l’opéra ou le ballet, a besoin du soutien de l’État pour survivre. Donc le faire exister est un choix de politique culturelle.
Quand on regarde ce qui reste, ne serait-ce que comme cinéma de fiction en Europe après la vague déferlante du cinéma américain, on ne peut que soupçonner que les seconds ont malgré tout raison. Le cinéma français résiste, avec difficulté, en perdant du terrain, mais résiste tout de même parce qu’il y a une volonté de l’État qu’il existe. Sinon, dans un marché ouvert, il n’y a aucune raison qu’il soit en meilleure posture que les cinémas, disons italiens ou anglais.
Donc, fondamentalement l’État, le CNC, les régions là où elles interviennent, les ministères, ont raison de « soutenir » le tissu de la production et de la création du documentaire. C’est un facteur important dans sa survie. Les réalisateurs travaillent: l’écriture souvent très personnalisée qui caractérise le documentaire français commence à laisser des traces.
Reste le problème des effets pervers. Il y en a et certains sont indiqués dans les entretiens qui suivent. Mis à part le système de redistribution des recettes, les divers « soutiens » de l’État, voire de l’Europe, constituent autant de subventions à la télé. Les préventes à l’étranger sont une excuse pour permettre aux télévisions de baisser leur apport à la production d’un film, ramené aujourd’hui en moyenne à moins de 30 %. Et il y a d’autres « effets pervers » dont on parle moins. Les « droits d’auteur », souvent généreux, constituent un deuxième salaire pour le réalisateur, et qui peut être pris en compte dans les négociations sur le budget du film. C’est aussi le cas parfois des heures d’Assédic dans le salaire des intermittents.
Mais enfin, on se demande parfois si l’effet pervers le plus pernicieux n’est pas ressenti au niveau de la facture et du propos des films. Quand même largement « protégés », les réalisateurs français tirent leur lait des mamelles de l’État (ses subventions) et de la télévision (ses droits de diffusion). Sans télévision il n’y a pas d’économie du documentaire – le constat est unanime. Or dans l’attente du jour où la demande des télévisions sera véritablement éclatée, véritablement diverse, nous vivons sous le régime des fourches caudines d’un très petit nombre de décideurs, « équipes » dans la bouche de certains, « clans » dans la bouche d’autres. Manquent, à notre goût, mais ce n’est que le nôtre, des cinéastes et notamment des cinéastes expressifs d’une dissidence, d’une audace critique, d’un profond humanisme, et d’un regard véritablement caustique. Nous pressentons que le climat de création en France n’est pas propice à l’invention de tels cinéastes. Une dissidence au conformisme documentaire français construit, d’une part, de maniérisme et de formalisme et, d’autre part d’autocensure et de prudence politique, l’existence de ces voix dissidentes est notre « plus grand souhait » pour citer un beau film tchèque. En attendant, nous présentons à nos lecteurs l’état de ce qui est, cette fois-ci, le point de vue des producteurs sur leur profession. Dans le prochain numéro, nous examinerons les problèmes d’éthique cinématographique et politique en jeu aujourd’hui dans le documentaire français.
Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 5, 1993)