L’exploration des paysages

Odile Marcel

Contribution de l’image-mouvement à l’exploration des paysages : le problème épistémique et artistique de leur représentation.

La série « Paysages » produite par Arte présente un s ensemble de courts-métrages consacrés aux paysages et a la lecture de paysage. En un moment culturel et social où les tensions environnementales et les choix d’aménagement sont parvenus au centre du débat public, il était temps qu’un travail de communication se propose de dresser une sorte d’état des lieux de la recherche et le diffuse. Le franc succès que cette série a rencontré témoigne de la qualité d’un travail de réalisation et de la justesse d’un dispositif d’enquête et d’exploration. À l’intérieur des limites d’une formule dont il faudra interroger le protocole de méthode, il semble évidemment positif d’approfondir la culture qui permet de légitimer et de rendre opératoire une sensibilité sociale. Le devenir du milieu terrestre, sur lequel l’homme développe un pouvoir d’emprise toujours plus évident, impose que soient exposés sur la scène publique des éléments de connaissance et des référentiels d’analyse grâce auxquels un thème sensible peut dépasser le niveau de l’effet d’opinion pour permettre à la communauté sociale de s’engager dans un débat responsable.

Il s’agira ici de s’attacher à analyser la pertinence de la démarche qui fonde ces études et, à partir de là, la puissance d’évocation qui peut en résulter. Il s’agira aussi de se demander dans quelle mesure l’utilisation du support choisi — l’image TV, la formule du court métrage — permettent ou non de construire une appréhension juste, une perception adéquate ou au moins pertinente de ce que l’on appelle un paysage.

La chose est rendue délicate par la grande diversité des approches actuelles de cette réalité multidimensionnelle et essentiellement polysémique. Une multiplicité de disciplines s’attache actuellement à déchiffrer cette polysémie, à lui faire prendre sens. Rares sont les théoriciens qui posent d’emblée cette pluralité de composantes irréductibles, qui la tiennent pour une donnée de principe.

La chose tient moins à l’état de relative immaturité de la théorie du paysage ou au caractère immaîtrisable de sa culture qu’à une disposition d’esprit devenue minoritaire : il s’agit d’articuler des plans de représentation, de les saisir dans leur enchaînement, dans leur mutuelle relativité (on aimerait dire dialectique, si ce terme aussi ancien que la philosophie n’était récemment tombé en désuétude).

L’actuel clivage des représentations résulte de la spécification traditionnelle des disciplines, dissociées en autant de problématiques distinctes par la division du travail scientifique, par les plis de l’esprit analytique comme les habitudes mentales du cloisonnement, de l’absence ou du refus de prendre en compte un schème de généralité. Le paysage étant, dans le fait, l’objet multidimensionnel de ces différentes approches, il semblerait utile d’accepter cette multiplicité de registres et d’intégrer la culture qu’elle impose, sauf à manquer l’objet ou à l’aborder de façon privative.

André Corboz a récemment défini le paysage comme un processus (tellurique), un produit (de l’action humaine sur le milieu) et comme un projet (des acteurs avec leurs représentations, leurs buts et leur stratégies) (in Le territoire comme palimpseste et autres essais, Les Éditions de l’Imprimeur, Besançon, 2001).

Les films de cette série sont articulés, de toute évidence, à un mode de constitution théorique qui valorise plus particulièrement une appréhension de type géographique, morphologique ou objectiviste des paysages. Il s’agit de décrire les paysages tels qu’ils sont, tels qu’ils se déploient dans l’espace pour l’œil savant et compétent — ou pour celui qui veut le devenir —, tels qu’ils se donnent, en eux-mêmes, sur les espaces terrestres que l’on peut découvrir et arpenter. Le paysage est défini comme une forme spatiale, comme une donnée extérieure à la subjectivité, comme un étant dans l’étendue, une donnée morphologique indiscutable, sédimentée dans l’extériorité.

Le paysage, à coup sûr, relève d’une approche positiviste dont les modes de représentation, dûment validés en connaissances, ne feront pas ici l’objet d’une discussion de principe. Le problème est la façon dont sont insérés les acteurs humains dans ce milieu, dont ils le racontent, métamorphosant Étretat en une histoire proustienne, façonnant Bagnolet en un bétonnage futuriste sur fond de violence sociale. Ici on est dans le récit, dans les interactions de forces, dans un roman historique et social, c’est lui qui intéresse.

Le monde des choses existe, l’espace est façonné par l’homme. L’homme est diversement programmé sur le plan culturel, il est animé d’une conscience et d’une imagination qui sont susceptibles d’être échangées, d’irradier en pouvoir communicatif ou suggestif. Les hommes ont la parole. Ils peuvent la prendre.

Jusqu’à quel point cette parole des sujets acteurs est-elle écoutée, reprise ou évoquée par l’observateur ?

Comment leur discours est-il pris en compte par celui qui parle (dans le film) ? Finit-il par envahir et recoder l’image ?

Si les acteurs sont intégrés à titre de commentateurs d’un monde auquel on donne une sorte de précellence de principe pour privilégier le plan fixe, c’est-à-dire la façon dont on l’étudie et le construit à partir d’un abord de type géographique — morphologie physique, étude de site, état des lieux —, la logique sociale risque d’en être minorisée, le mode de constitution humaine des lieux relativisée, sa part de liberté éteinte. Le débat historique, les entraînements et les choix pourront avoir eu lieu, il s’agira de faits sur lesquels on ne se prononcera pas, sur lesquels on aura renoncé à se prononcer.

Ces films choisissent de valoriser certains référents visuels élaborés par la communauté scientifique : cartes, maquettes, colorisation de plans, etc. Il s’agit d’investir ces référents pour s’orienter dans le milieu et le percevoir de façon plus fine. Proposant un tel dispositif comportemental, le film expose alors la façon selon laquelle le paysage va être « connu », inspecté, décrit. On cherche à « faire connaître » ce qu’est un paysage en se mettant devant lui et en le décrivant dans ses formes.

Chaque film part d’une image d’ensemble du lieu, perçue depuis un point relativement élevé en hauteur, à partir duquel on peut découvrir ce lieu, le voir et le regarder.

L’analyse proposée consiste à sectoriser cette vue fixe, à en détacher des pans, des plans, des circulations ou des strates afin de montrer comment fonctionne ce paysage, de quoi il est fait : les champs en terrasse sur les pentes des collines de Carchuna (Andalousie), l’arrivée des canalisations d’irrigation, les lieux où les fruits et légumes d’une agriculture intensive sous serre de plastique vont être commercialisés, l’état antécédent de ces lieux, les différentes populations qui se sont trouvées y émigrer pour trouver du travail, etc. À Étretat, en Norvège ou à la Porte de Bagnolet, les différents secteurs ou quartiers de la ville apparaissent, disposés dans leur implantation sur le site, à travers leur histoire et leur développement récent. Au terme du travail d’analyse qui est aussi un récit, on pourrait finir par comprendre comment une économie, une histoire sociale, des conflits, des décisions urbanistiques successives ont configuré l’espace, et comment la lecture de l’espace permet de retrouver l’histoire objectivée, inscrite dans les lieux. Lire un paysage, cela pourrait devenir une façon concrète, à même le phénomène, d’appréhender l’action de la dynamique sociale, de montrer comment l’histoire est présente dans le réel sous la forme de ces résidus du passé à l’intérieur desquels se trame l’existence présente de la forme sociale.

On comprend dès lors la fortune communicationnelle de ce nouveau référentiel, essentiellement sensible et synthétique, qui est naturellement ouvert sur une culture multiple et peut être une introduction facile aux disciplines de la géographie, de l’histoire, de l’économie et de l’urbanisme, et permet avant tout développement d’une compétence théorique, l’orientation elle-même, au sens concret comme au sens figuré, dans l’espace d’aujourd’hui. Aujourd’hui, les disciplines de l’espace forment une entrée naturellement multidimensionnelle aux réalités sociétales. Dans un monde duquel a disparu le prestige des origines et donc une certaine survalorisation de l’archive, le présent et sa donnée sensible deviennent l’incontournable élément tenu pour constituant du réel, un réel sédimenté dans lequel la dimension du passé est malgré tout inscrite et toujours là pour parler du temps.

Il y a donc un hic à adopter un point de vue unique et fixe et à donner cette image du paysage pour la réalité dont il s’agit de rendre compte. Comme s’il s’agissait de garder le privilège du pictorialisme qui, de fait, a installé le dispositif de la « fenêtre ouverte sur le monde » pour inventer la peinture, la peinture de paysage et, à partir d’elle, la culture de paysage depuis la Renaissance, ces films donnent, en dernière analyse, le paysage pour quelque chose que l’on peut voir, pour le référentiel d’un regard unique, immobile et faussement passif, alors même qu’ils racontent une histoire humaine, une tribulation drolatique, romanesque et parfois tragique qui a instauré ces lieux comme référentiels d’un discours, comme des étants dans le discours.

Le privilège donné au point de vue unique et fixe se met alors en écran entre nous et le paysage, cette réalité essentiellement mentale, référent et effet de médiations culturelles multiples qui nous ouvrent à l’espace subjectivé, nous permettant de le découvrir, de le sentir et de communiquer à partir de ses éléments.

Le paradigme qui a ouvert l’espace comme réalité tridimensionnelle au regard pictorialisé avait été précédé par un mode d’immersion multisensoriel dans le milieu. Dès l’origine, une multiplicité d’abords et de trajectoires motrices, sensitives, émotionnelles et passionnelles ont donné accès au territoire. Dans une société où la seule liberté dont la jouissance soit positivée est devenue celle de se déplacer (l’automobile comme fétichisation de l’autonomie politique), la question du mouvement dans le paysage, de la vitesse à laquelle on le parcourt, la façon dont on le découvre dans et par le mouvement pourrait être un travail d’exploration naturellement ouvert à l’image-mouvement. On attendrait que la télévision et le cinéma s’engagent explicitement, qu’ils approchent délibérément cette dimension habitée et corporelle de la jouissance de l’espace, et, plus généralement, que la question du regard, de sa subjectivité, de son épaisseur culturelle et artistique, soit présentée de façon plus active.

C’est à cette condition seulement que la culture du paysage existe et peut se communiquer comme telle. Dans l’actuelle culture générale, le paysage est un medium transversal qui peut ouvrir des entrées rhizomatiques — ou arborescentes — dans la formation initiale et permanente.

Comme on le sait, le paysage est une réalité dans l’espace (in situ). il est aussi une certaine façon de regarder l’espace, de le sentir, de l’appréhender avec les références culturelles qui construisent le regard (in visu).

En privilégiant le plan fixe comme objet de l’analyse, ces films semblent majorer une culture de type objectiviste, de type morpho-géographique, comme si l’espace était justiciable d’une discipline de la nature parce qu’il serait une forme dans l’espace.

Même chez les géographes, il existe une géographie culturelle qui, à la frontière de l’anthropologie, se propose de décrire la dimension symbolique et esthétique de la relation de l’homme à la terre. Ceci suppose de laisser la parole aux sujets, de laisser se déployer l’histoire qu’ils ont à raconter : l’étrangeté de la réalisation de ces films est ici que jamais les interviews ne sont restituées comme telles, mais toujours sectionnées entre son et image. On voit les interviewés sans que le son de leur parole n’accompagne leur présence à l’image. A l’inverse, leurs paroles sont diffusées sur un support visuel descriptif d’images-objet. Comment mieux exposer cette distance prise par rapport à la substance, à la chair, à la présence d’un sujet dans son monde ? L’idée que la subjectivité construit les lieux est prise en compte par les disciplines de la connaissance exacte. L’évocation des paysages pourrait gagner en art et en puissance d’invention si elle ne biffait pas cette dimension fondamentale.

Jusqu’ici, peut-être le cinéma parle-t-il — parfois — mieux des paysages que les films type National Geographic.

Évoquer le monde tel qu’il est vécu et senti par les hommes semble en effet un défi d’ordre artistique.

La diversité des espaces de la terre, le plaisir de les découvrir relèvent à coup sûr, et à titre constitutif, de la dimension culturelle, exploratoire de l’espace. L’homme est un animal curieux. Il désire arpenter de nouveaux rivages.

Mais l’exhibition des « curiosités de la nature », l’attention donnée aux merveilles pour touristes chosifient l’habitant de ces prodigieux royaumes. En instituant un privilège de l’espace sur le temps, on transforme les « donation de sens » en un monde de chose et on oublie qui les institue : la terre-spectacle est devenue proie, trésor ou capital. Elle se consomme sans scrupule. Elle est devenue marchandise.

Comme on le sait, Husserl a mis le naturalisme et l’objectivisme à l’origine de « la crise de l’humanité européenne » en 1934, quand il fut contraint de porter l’étoile jaune et se vit interdire la prise de parole publique en Allemagne.

À l’époque, on aimait croire « la terre et le sang » plus forts que la représentation, plus forts et plus vrais que la culture. Le milieu, la force des choses étaient considérés comme plus intenses : dans la vision fataliste, le rapport de force est toujours le meilleur. L’histoire se produit donc toute seule.

L’inculture du naturalisme et de l’objectivisme peuvent conférer une sorte de priorité à la géographie, comme si l’homme vivait et pensait face à (?) ou dans le cadre (?) d’un monde « tel qu’il est ». Mais le monde cartographié, référent de la conscience savante, n’est pas l’ « Umwelt », le monde vécu des hommes. Dans l’Umwelt, aucun état des lieux n’existe, dressant la terre comme un monde de choses. Le « monde » n’est pas perçu comme une entité séparée, mais comme le référent d’une existence vivante, qui se déploie comme un processus non totalisé.

Cette ouverture de la conscience et de la liberté, partagée par l’espèce, fait appartenir l’homme à une planète sur laquelle s’est engagée une histoire commune.

Qui dit que le rapport de l’homme à son milieu passe par la géographie ? Que la contemplation paysagère — quand elle existe — repose essentiellement sur une jouissance de la connaissance, une pulsion théorétique projetée et matérialisée en pulsion scopique ? S’agirait-il de diffuser ce mode de représentation, de le donner comme plus valide, plus riche ? On pourrait mettre les hommes dedans, ils y deviendraient eux aussi des « choses parlantes », comme il est logique dans un monde positivé. On pourrait améliorer l’espèce.

On voit comment une culture politiquement correcte, très oublieuse de ses enjeux, pourrait proposer, à titre d’objet sous-dimensionné, une filmographie qui n’aurait rien de neutre, mais engagerait les médias dans la voie soit de la décérébration, soit de l’asservissement politique.

Benjamin avait misé sur les enjeux de création dont étaient porteurs les nouveaux medias, Adorno critiquait leur usage empirique en Occident. Nul doute que cette fourchette esthétique et politique reste entièrement valide pour décrire l’état de notre culture.


Paysages, une série de documentaires de 26 minutes réalisée par Jean-Loïc Portron, produite par JBA, diffusée par Arte.


Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 49, Mars 2002)