Christa Blümlinger
Pierre avait une certaine préférence pour les rencontres a deux. Pour ses cinquante ans, il avait organisé une tombola qui fut suivi d’une série de dîners particuliers, passés en tête-à-tête. Ainsi, il semblait pouvoir mieux savourer ce que chacun était capable de lui apporter. Pendant des années, à cause de sa maladie, j’avais pris l’habitude de venir chez lui pour qu’on cuisine ensemble. Chaque fois que je passais chez Pierre — et je passais en général seule — il me demandait des nouvelles des femmes de Vienne.
« Comment va Ulrike ? », ou bien « Qu’est-ce que fait Claudia ? » Les hommes, ça l’intéressait moins. Les hommes aux côtés des femmes, encore moins. Dans sa tête, c’était lui, à nos côtés. Et curieusement, on arrivait à entretenir cette illusion qu’on était là pour lui exclusivement, au moins pour une soirée, car ce moment passé ensemble était en général tellement intense qu’il était facile d’oublier le reste du monde.
Une amie viennoise pour laquelle Pierre avait eu un faible, m’a dit que Pierre Baudry, pour elle, était « un véritable français ». Moi, vivant aujourd’hui en France, j’étais étonnée d’entendre ça, parce que j’avais toujours apprécié chez Pierre un certain relativisme culturel qui passait par sa curiosité. Certes, Pierre dégageait une sorte de « francité » — il a été contemporain d’une grande époque parisienne de construction de la pensée tout court, et du cinéma en particulier ; mais j’ai rencontré peu de français qui, comme Pierre, ont été capable de me faire oublier mon altérité linguistique et culturelle, tout en prenant une certaine distance par rapport à sa propre culture. Je pense qu’en fait, l’un n’exclue pas l’autre, le goût pour sa propre culture et la curiosité pour l’autre. Pierre avait une grande culture intellectuelle et cinéphilique, et il savait s’en servir et la transmettre. En même temps, il cherchait le monde d’ailleurs. Quand je l’avais invité à Vienne en 1988, pour un colloque sur « cinéma et réalité », c’était au moment de la réélection de Mitterrand. Il était préoccupé par les élections, mais semblait encore plus excité par le fait que le colloque avait lieu dans la Berggasse, à quelques mètres de la maison où Freud avait vécu et exercé jusqu’à son départ forcé de Vienne. Pierre y présentait les ateliers Varan avec une certaine capacité d’auto-réflexion, une volonté de théorisation, et surtout avec un souci pédagogique dans le meilleur sens du terme.
L’anthropologie visuelle, pour lui, ça voulait dire rendre la caméra-stylo aux autres, faire sortir les puissances de l’expression du côté de la fabulation, avec les moyens du direct.
Si Pierre Perrault a été un de ses cinéastes de prédilection, c’est certainement à cause d’une capacité spécifique d’intégrer le mythe et la fable au sein du réel. Pierre Baudry aimait, comme Perrault, les bêtes lumineuses.
L’ours blanc, du côté de la fable, et le chat blanc (son regretté poil long Ananas), du côté de la vie quotidienne.
Tout passait par sa grande capacité d’attention, sa gentillesse et ses passions intellectuelles et culturelles. Je pense que la grande sensibilité de Pierre pour les autres, pour les films comme pour les femmes, allait curieusement de pair avec une certaine vulnérabilité. Le monde du pouvoir n’était pas le sien. Ni les rapports de force, tant répandus au sein de certaines revues et institutions de cinéma. Malgré son sens de l’humour, l’action de Sophie Calle, prenant ses relations personnelles pour un objet exposable, lui était restée infiniment étrangère. Un tel geste ne relevait pas de son registre. Son intérêt pour l’intime, par exemple pour le cinéma de famille, passait par le respect de l’autre. Ses enjeux n’étaient pas mondains.
Mais face à une communauté intéressée ou une rencontre amicale, il savait dégager une intensité des passions, et faire partager joyeusement des objets sensibles, des problèmes réels et des mondes fabulés.
In memoriam, Pierre BaudryPubliée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 161, Juin 2005)