L’invasion des lémuriens

Scénario pour un film en cours. Extraits

Gwenola Wagon

Depuis quelques années, j’écris le scénario d’un film documentaire L’Invasion des lémuriens, à partir de notes biographiques sur la vie d’un entrepreneur de la Silicon Valley. Ce film raconte l’organisation de sa société, dont les rouages s’agencent en une industrie rodée d’une efficience quasi surnaturelle. Il suit la progression d’une société qui doit son succès à une révolution dans l’architecture du stockage et qui s’est construite comme un principe général d’organisation sociale. La détermination première de cet environnement est l’optimisation de l’accès aux choses, aux lieux (déplacement), aux hommes (mise en relation), dans un monde conçu comme un immense entrepôt de livraison. Le dispositif d’optimisation de l’accès s’étend aux humains. Le film tente de montrer comment le rapport au monde s’est transformé et essaie de démonter le devenir-données de l’espèce humaine. Il remet en scène le mythe du pionnier, de la conquête de l’Ouest et son prolongement avec la conquête des étoiles. Les projets d’exploration spatiale viennent conforter les rêves d’ailleurs à travers l’influence des fictions, utopies et contre-cultures des siècles passés. Parallèlement à cette enquête, mon récit se mêle à des réflexions et des spéculations pour repenser d’autres modes de vie sous forme de résistance. Le film s’écrit comme une fable à partir de stocks d’images hétéroclites provenant d’archives, d’internet, de publicités pour la société. Ce sont des images qui ont parfois perdu leurs auteurs et qui ont un statut controversé. On pourrait dire de certaines qu’elles appartiennent à tous, tant elles ont hanté nos esprits. Afin de les comprendre, de les analyser, j’essaie de proposer une forme d’émancipation à travers elles et de les emmener au-delà.

Le scénario se déroule sous forme de chapitres localisés sur une grille. Aux cases de la grille correspond un chapitre/plan. La caméra se déplace dans cette grille et bascule sur un chapitre suivant la chronologie du film. Le film, en plus de suivre cette grille, adopte aussi une forme d’ascension : il commence à 4 000 mètres sous l’eau et s’achève bien au dessus des 4 000 mètres au-dessus de la Terre à quelque 357 000 kilomètres de distance. Entre le début et la fin, une partie des chapitres se déroulent dans le désert, ou dans des zones périurbaines, hangars, camions, maisons suburbaines avec quelques flashbacks aux Bermudes et à Tahiti.

Dans cette sélection d’extraits, j’ai choisi quelques chapitres sur l’ensemble des trente qui composent le film. Je n’ai sélectionné que ceux en relation avec les hangars de stockage et le désir de vol habité.

01 – Apollo 11

Le premier plan-séquence suit la lente remontée du moteur de la fusée Apollo 11 extirpé des fonds sous-marins sous lesquels il était enseveli depuis sa chute.

Ce débris de ferraille de plusieurs tonnes à plus de 4 000 mètres de profondeur signait la fin d’une course aux vols habités, freinée par les risques humains et les coûts des voyages contraints par les lois de la thermodynamique. Un entrepreneur d’une société du numérique qui sera appelé « A » dans le scénario, récupère le moteur d’Apollo 11 et tente de ressusciter de ses cendres l’imaginaire du première voyage sur la Lune.

Pendant ce temps, la voix de Mike Davis s’exclame : « Il fut un temps – pendant les étés spatiaux de mon enfance – où presque tout le monde croyait que la banlieue ultime de Los Angeles serait la planète Mars. […] Si cela semble absurde, c’est seulement parce que ce futur imaginé a mal vieilli au long des années qui ont suivi. Les années 90 en particulier se sont révélées une décennie mortelle, enterrant beaucoup des espoirs et des fantasmes du début du xxe siècle. » [1]

05 – L’Entreprise

En gros plan on voit l’entrepreneur à l’âge de 3 ans dans un ranch du Texas filmé en super-8, en contre-champ un coyote affamé court sur une route vue d’une voiture.

A s’est intéressé aux colonies spatiales quand il a remarqué qu’une partie de sa génération vivait déjà dans l’espace : c’était la génération des Trekkers inconditionnels de Gene Roddenberry. Ce genre de culture imprègne durablement l’imaginaire et ce n’est que des années plus tard que certains essayent de concrétiser leurs rêves.

Il y a d’abord eu le projet ayant pour nom de code A9. C’étaient des filiales à Palo Alto nommées Lab126 : 1 = A, 26 = Z (126 signifiant l’injonction d’acheter tous les livres de A à Z dans le but de faire la plus grande librairie de livres numériques tout en poussant les éditeurs à adopter des formats numériques obscurs). Et puis il y eut O, qui fut longtemps une société secrète. Elle était cachée dans un banal entrepôt de 5000 mètres carrés. O incarne littéralement la recherche de l’origine de A sur Terre, sa quête d’extra-territorialité qui devient sa destinée. Puis A bâtit une base de lancement, pour faire baisser les coûts des voyages spatiaux afin d’élaborer un avenir dans lequel les humains pourront explorer eux-mêmes le système solaire.

Les mots du capitaine Cook, « aller là où nul homme n’est jamais allé », renvoient à ceux de Gurney Norman : « Je veux que s’établisse un lien direct et sans nuance entre les légendes indiennes du Coyotte et les colonies spatiales. Je veux que la construction des colonies nous incite à la pratique d’un mode de vie traditionnel, de la musique country et de la religion de l’ancien temps, qu’il ne nous en décourage pas… Je veux vivre sur l’une d’entre elles. Je veux accéder au paradis coûte que coûte… ».

16 – La plume rouge du Cyanoramphus zealandicus

Nous étions aveuglés par des produits peu chers et accessibles, c’était comme la première rencontre avec l’île volante du capitaine Cook. Son bateau surnommé ainsi par les Tahitiens apportait l’abondance avec des navires chargés de biens. Le capitaine Cook a été assimilé au dieu des Tahitiens, le dieu Lono, garant de la fertilité de la terre. Le « dieu Lono » s’est aujourd’hui transformé en une interface promettant le « produit le moins cher, le choix des choses accessibles ». Nous ne donnons pas la grande plume rouge de la perruche verte Cyanoramphus zealandicus [2]. Nous donnons un autre type de bien, notre temps et notre attention. Les tahitiens convoitaient les clous et les miroirs . Il n’y aurait pas eu « d’exemple d’un désir si immédiat d’objets manufacturés “étrangers”, d’une diffusion si rapide de ces objets, que ceux constatables dans le cas tahitien » écrit Jean-François Baré [3]. Aujourd’hui nous trouverons peu de cas dans l’histoire, où tant de citoyens du monde ont acheté autant d’objets manufacturés – fabriqués à bas coût – livrés rapidement et exauçant leur vœu. Les plumes rouges du Cyanoramphus zealandicus en échange des clous à tête large, des limes, des couteaux, des miroirs, des perles qui étaient « les choses extraordinaires de l’Europe » sont aujourd’hui des objets en tout genre qui remplissent les habitats. Ce sont par exemple, des livres, jouets, meubles, chaussures, habits, déguisements au prix le plus bas.

La caverne d’Ali Baba de notre nouveau dieu Lono n’est ni un palace de star, ni même un château en pierre, mais un simple hangar en métal, dont l’ironie est qu’il s’appelle « Cook ». Les autres entrepôts ont aussi des noms d’explorateurs.

18 – Autocadeau

Un long travelling, route des entrepreneurs. Un raccourci temporel apparenterait ces lieux aux passages parisiens du xixe siècle.

Retour dans les années 90 où se crée une plate-forme mettant en réseau les gens pour qu’ils puissent se vendre des objets les uns aux autres à distance et à des prix très compétitifs. C’est Noël, les commandes explosent au-delà de leur rendement maximum. Nous voyons l’entrepreneur et sa famille empaqueter et se lancer dans ce qui va devenir prochainement le plus grand commerce de vente à distance. Ils conquièrent le dernier grand rite des sociétés occidentales : le rite de la fête de Noël. Cela s’opère en deux temps, premièrement passer la commande par un clic et deuxièmement se faire plaisir en recevant sa commande quelque temps plus tard. Au son du clic de la souris répond le ding dong de la sonnette lors de la livraison, des « signaux pavloviens » s’inscrivant en début et en fin de chaîne.

On se demande si, lorsqu’une civilisation s’emballe, les adultes (de grands enfants ?) vont chercher des moyens de se consoler en s’envoyant un cadeau. Se consoler par un objet qu’on s’achète et qu’on reçoit. Le paquet reçu prend la forme d’un produit emballé avec du carton et du scotch renfermant l’objet. Le temps d’ouverture du produit présuppose une attente. Comme par hasard, les produits étaient au départ ce que les gens souhaitent offrir ou s’offrir : livres, musique, films, jouets, outils, bijoux, habits, chaussures et par extension tout ce qui est achetable. Faire plaisir, à soi et aux autres, le clic devient une injonction d’adrénaline.

19 – Clic

L’accélération de l’envoi des colis permet de raccourcir le temps de livraison. Comment livrer rapidement à mesure que les stocks prolifèrent et que les demandes croissent en impliquant l’hétéroclite ? Le combat sera de réduire le temps écoulé entre le clic et la préparation de la commande. Tout repose sur cette idée : oublier l’acte de paiement. Il pousse à son paroxysme l’idée d’une société qui doit s’organiser de manière la plus malléable possible, un peu comme l’information se transporte par paquet. Tout doit être pensé pour la variabilité des êtres et des choses.

« W lui montra le plan d’un nouvel entrepôt à Fernley dans le Nevada, non loin de la ville de Reno. Le regard de A s’éclaira : “C’est merveilleux, Jimmy ! Fais-le construire.” »

Nous suivons une commande du clic sur le bouton « acheter » du site marchand jusqu’à son arrivée à destination. La commande est transmise à un serveur dans un data center, quelque part dans une zone périurbaine. Il l’enregistre et envoie une requête à un entrepôt dans une autre zone périurbaine. Là, un autre serveur la traite et envoie une instruction. Un pylône métallique vertical, haut d’une vingtaine de mètres, se déplace sur un rail entre des rayonnages, dans un hangar immense dont l’espace est entièrement occupé par ce type de structures, comme une ruche aux alvéoles rectangulaires. Un bras mécanique agrippe un paquet et le porte sur le plateau. La caméra placée dans le colis redescend vers le bas du pylône qui coulisse le long du rail. Le bras mécanique nous pousse sur un tapis roulant. Nous sommes à présent transporté par le tapis roulant, nous passons devant un lecteur de code-barres identifiant et assignant une destination. De tapis roulant en tapis roulant, un autre bras nous déplace a l’intérieur d’un camion avec d’autres paquets anonymes. Nous sommes transportés dans le camion. Il n’y a personne au volant. Le camion est piloté par un logiciel et de nombreux capteurs. Nous traversons des paysages vides puis, pendant de longues heures, des zones résidentielles à perte de vue.

30 – Plan d’évasion

Plan sur la touche Escape d’un ordinateur, celle qui permet de s’échapper.

Gene Roddenberry meurt en 1991 à 70 ans. Après sa mort, le grand voilier solaire Sunjammer emporta ses cendres dans l’espace. Une capsule fut envoyée pour orbiter autour de la Terre. « Roddenberry était partisan d’une politique égalitaire et a fréquemment utilisé les épisodes pour présenter sa vision d’une société utopique, basée sur ces principes. »

Malgré leur culte pour Gene Roddenberry, les milliardaires entrepreneurs n’ont-ils pas en commun ce désir de revenir dans une position fœtale flottant dans leur capsule comme dans un giron maternel ? Ce désir les incitant à travailler nuit et jour, à perdre le sommeil, à mener des projets de grande envergure avec une organisation irréprochable. Ces milliardaires ont en commun d’avoir donné le goût du milliard à l’humanité, le goût de l’incommensurable, de la folie des grandeurs, de la perte d’échelle et serait-ce dans l’inavouable but de retourner au stade prénatal ?

Nous entendons une succession d’onomatopées, de balbutiements, de bredouillements émanant de touristes spatiaux revenus de leurs très lointains trip à travers les étoiles. « Génial, super, extraordinaire, merveilleux, trop classe, c’est top », « Oh my God ». Ou bien nous n’entendons rien. Silence. Aucun mot ne sort de leur bouche.

Le film s’achève sur un plan séquence de la Terre vue de la capsule de la société en orbite. On entend le fredonnement d’un Happy Birthday chanté par l’entrepreneur A qui fête ses 70 ans dans l’espace. Ce sera son dernier message. Nous sommes en 2035.


  1. Mike Davis, Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre, trad. Arnaud Pouillot, Allia, Paris, 2006 [1998], chap. X « La Flotte vers Mars », p.136.
  2. Perruche de Tahiti ou Kakariki (Cyanoramphus zelandicus) actuellement disparue. On l’appelait Oora ou encore Ooravine.
  3. Jean-François Baré, Le Malentendu pacifique, Archives contemporaines, Paris, 2002, p.179.

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 17, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0017, accès libre)