Jean Breschand
Je ne sais pas très bien ce qu’est un enseignement, surtout en art où l’on se trouve à la croisée d’une pratique, de la pensée et de la vie. Non pas que je croie cela inutile, je me méfie de ceux qui disent que l’art ne s’enseigne pas et s’en remettent au génie, mais il est vrai qu’on ne sait pas très bien quel savoir on apporte. En revanche, je sais qu’en terme d’apprentissage m’importe l’exercice du regard; ce que j’enseigne alors c’est à décrire, à réfléchir à la pertinence des mots que l’on emploie, à interroger la composition d’un plan, l’organisation d’un montage, d’une narration. Cette application au sensible vise moins à extraire une signification qu’à dégager d’abord la logique d’un film. Sinon, refermé sur un sens, le film n’échange plus rien avec d’autres films, le regard fige un style dans une grammaire ou un code, la pensée s’arrête à une classification, tout renouvellement du regard se voit enrayé. Cette nécessaire acuité de la sensation ne se manifeste jamais aussi bien qu’à travers le contraste entre l’image projetée et l’image vidéo. Certes, l’étude scrupuleuse et irremplaçable des plans, rendue possible par le développement de la vidéo, a fait gagner en rigueur et en profondeur l’ensemble des recherches cinématographiques, mais il ne faut jamais perdre de vue combien la texture de cette image est terriblement molle, boueuse, privée des qualités de grain, de couleurs (des noirs et des blancs), de tranchant des raccords, de conformité de format, de rapports d’échelle qui font la chair d’un film. Revoir un film en salle après l’avoir longuement fréquenté en vidéo ne manque jamais d’être une redécouverte, un réveil du regard.
Il y a des présupposés plus ou moins bien explicités de ma part. À commencer par la certitude qu’un art est un composé de matérialité et de littéralité : parce qu’un plan est une composition, aussi un trajet, une durée, une tension, parce que le cinéma raconte une folle passion des corps en même temps qu’il déploie ses figures propres, s’entraîne par des enchaînements aux effets variés, parce que le regard est aussi une affaire de langage en même temps qu’il est aux prises avec une butée contre l’opacité du sensible, l’effort de la langue ne procédant pas d’un défaut essentiel ou d’un manque premier comme cela se dit trop souvent, mais d’une expansion sans dénouement, d’un dépliage continu qui fait toute son innovation. Il y a donc une nécessité à considérer tout film du strict point de vue de ses logiques, autrement dit à partir du principe non que le film a été entièrement voulu ainsi par son réalisateur, ce qui est bien sûr faux, on sait tout ce qui échappe, mais de ce qu’il est possible auquel s’est rendu le réalisateur, ce qui fait que le film est tel et pas autrement – cela voue la critique à une vaste et méticuleuse tâche d’expression déprise des ressorts de l’inconscient et de la volonté. La certitude, du coup, qu’une parole ne doit pas répliquer, appliquer des outils qui ne sont jamais que formels (la sémiologie sert surtout à faire la guerre), mais s’inventer; c’est dire qu’un regard bouge, s’ouvre à la faveur d’un questionnement du langage, de la pensée, qu’une libération de l’œil relève aussi d’une libération de la langue. La chair n’est pas triste, les grands films ne s’épuisent jamais, ils ne cessent de se déplier dans un travail d’épanouissement sans fin. Peut-être ici faudrait-il esquisser un ou deux exemples : ce peut être se demander pourquoi, de deux films qui s’ouvrent sur la construction d’une regard spéculaire, l’un débute par une série de gros plans sur des spectateurs (La Flûte enchantée) quand l’autre part d’un seul plan d’ensemble du public (Opening Night) ? De quel rapport au spectacle, au film cela témoigne-t-il ? Ou bien, renoncer à dire qu’il y a des gros plans chez Bergman comme chez Dreyer pour se demander, en revanche, comment un cinéma du visage est possible, essayer de comprendre ce qu’il porte, à partir d’un travail de différenciation (quel récit se construit, sous quelle lumière, dans quel grain de pellicule, selon quelle ligne du regard par rapport à la caméra, sur quel fond, suivant quels effets de relief ou d’aplat, etc.), pour ouvrir à un double questionnement du cinéma et du regard. Ou encore, chercher comment parler d’un type de films, dont le documentaire est le champ d’expérimentation, ouvert par principe à l’imprévu, qui pour être non scénarisé n’en est pas moins concerté, où se croisent des lignes de fiction, de pensée nouées dans la prise d’un réel qui pour n’être pas mis en scène n’en est pas moins découpé, informé selon un projet, une démarche.
Je n’ai aucune théorie du cinéma à défendre mais plutôt un mode de rapport au cinéma à soutenir, ou à tenir, ce qui ne va pas sans certains présupposés, sans parti pris comme celui de se mettre du côté de la forme, le fameux « contenu » n’étant qu’un effet de sens réducteur qui toujours finit par évacuer les tensions à l’œuvre dans un film. Bien sûr, on décide de voir tel film sur un certain appel du sujet, surtout s’agissant du documentaire, comme des comédiens ou de l’histoire pour la fiction. À la motivation du cinéaste qui s’est engagé dans un travail souvent de longue haleine, répond l’attente du spectateur qui se déplace pour y voir plus clair, le film est leur animation commune qui décide de l’adhésion ou de la déception. Cela ne tient pas alors au sujet en lui-même, mais à ce que l’habitude désigne de façon extérieure par son traitement, c’est-à-dire véritablement la forme par laquelle se développe et prend corps une exploration, une expérience pour découvrir au regard des perspectives nouvelles, débrouillées de tout cliché. C’est ce qui faisait dire à Chabrol qu’il n’y a pas de petits ni de grands sujets, prolongeant une remarque de Renoir expliquant qu’il y a autant de façons de filmer un objet que de cinéastes.
La tentation est ici extrêmement forte à vouloir ramener la réflexion sur (dans, avec) les images à une démarche cohérente, unifiée, qui possède tous les signes de la rationalité, voire de la scientificité, alors même que nous savons bien que notre rapport à une œuvre relève autant d’une culture que d’un savoir (d’une pratique), de la contingence fluctuante de nos intérêts personnels comme de celle de l’air du temps, que notre activité de pensée est prise entre présupposés non élucidés et partis pris explicites, entre le mouvement de notre réflexion et les visées opaques qu’elle poursuit, entre croyance et raison, entre désir et politique… S’il y a là une position théorique, c’est celle d’une méfiance à l’égard de toutes les constructions unificatrices. C’est pourquoi, à la notion d’enseignement, je préfère avancer celle de transmission, et peut-être celle d’invitation – passage ou ouverture sur une attention aux images, effort de réflexion ancrée dans les images. En ce sens, il s’agit plutôt d’offrir une démarche à un auditoire libre de s’en saisir selon ses propres préoccupations. J’essaie donc toujours de faire parler le public, ce qui est une façon à la fois de renvoyer chacun à ses propres questions et d’avoir des points d’appuis pour construire une réflexion. Évidemment, parfois ça patauge (‘ai mal préparé, le public est endormi, etc.), et on a alors l’impression de se retrouver comme un acteur devant porter, seul en scène, une salle entière, mais parfois, on est soi-même porté et on a la sensation de découvrir et de faire découvrir des choses sur le film. La grande difficulté, accentuée du fait qu’un public est un composé de cinéphiles et de non cinéphiles, d’habitués et de curieux occasionnels, est justement d’articuler la réflexion sur le sujet du film avec sa forme. Tout le monde connaît ces égarements où se mêlent procès d’intention, jugements de goût, condamnations politiques, témoignages personnels, reproches de divers manquements, etc. C’est là qu’il faut être suffisamment alerte pour problématiser ces remarques en reprenant avec précision la construction de telle scène, la composition de telle image pour en déplier les enjeux. Tous les films ont leur saillie, parfois très explicite comme dans Anatomie d’un rapport de Luc Moullet ou le dernier plan est interrompu par un carton et la voix du réalisateur qui déclare « techniquement, je ne suis pas d’accord avec ce qui suit », avant qu’effectivement s’opère un zoom avant sur les visages des deux protagonistes auparavant filmés en plan moyen; dans ce cas, on possède un point d’appui de haute valeur pédagogique à partir duquel on peut réfléchir sur les choix esthétiques du cinéaste.
Ces considérations appellent deux remarques. L’une a valeur méthodologique et en découle pour ainsi dire naturellement. J’essaie désormais, quand cela est possible, que ce soit lors d’un débat après une projection ou d’une analyse de film en vidéo, de ne pas intervenir seul mais en compagnie d’un, d’une ou deux camarades. Outre le confort pour soi-même (après tout !), l’attente plus mobile du public, il est certain que la qualité de parole est plus dense, plus riche. Surtout, développer une réflexion à deux ou trois voix multiplie les angles de paroles, les axes de regard, ce qui permet d’éviter l’enfermement qui guette la pensée dans un discours d’autorité univoque – et puis, c’est une façon de retrouver ce qui est au principe du cinéma, le travail collectif et ses échanges. Aussi, ce n’est pas seulement un rapport à l’image qui se transmet mais également un rapport aux autres, au monde, c’est-à-dire au désir. Cette démarche s’est révélée à l’occasion de soirées organisées une fois par mois par la directrice du Magic à Bobigny pour présenter un grand film de l’histoire du cinéma – où nous sommes trois. Évidemment, cela suppose de préparer un minimum les séances, éventuellement de voir le film si on ne le connaît pas, ou de le revoir si le souvenir en est lointain. Le plus souvent chacun le fait de son côté avant d’en parler ensemble de façon plus ou moins formelle. En principe, nous devions le faire à tour de rôle, mais la première fois, nous y sommes allés ensemble pour nous soutenir et nous avons continué. Au début, nous nous répartissions précisément les axes de recherche, mais la complicité aidant, nous savons comment chacun aborde le film et nous nous concertons désormais facilement. Cette préparation est importante si on ne veut pas s’en tenir à des généralités. Surtout, nous assistons systématiquement à la projection avec le public, autant pour sentir la salle que pour se rafraîchir l’œil.
L’autre remarque est d’ordre institutionnel, elle concerne le statut d’une enseignement de cinéma au lycée. L’Éducation nationale est inséparable d’une structure administrative dont les pesanteurs traversent tout un chacun, élèves comme professeurs. Aussi, envisager l’intégration d’un nouvel enseignement ne peut aller sans s’interroger sur le fonctionnement de l’ensemble d’un système (instituer un nouveau diplôme, organiser des formations, déterminer les bénéficiaires de ces postes trop souvent en heures complémentaires, évaluer les besoins en matériel et leur coût d’utilisation, élaborer un programme ou un projet pédagogique, aménager un emploi du temps, etc., sont obligatoirement des questions à affronter et engagent des choix), ce qui rend difficile toute prise de position tranchée… et ce n’est sans doute pas le lieu ici de tirer au clair toutes les polémiques qui sont à la clé. En tout cas, une des expériences les plus intéressantes à laquelle il m’a été donné de participer est celle conduite par la Maison du Geste et de l’Image depuis une douzaine d’années en liaison avec l’Éducation nationale. Elle offre l’opportunité aux professeurs de collège et de lycée qui le souhaitent de travailler avec une de leur classes à un atelier conduit par un réalisateur; durant toute une année scolaire, ils effectuent un double travail d’analyse de films et de réalisation d’un film tourné en vidéo. Une des traits spécifiques réside dans ce que ce sont les réalisateurs qui proposent un projet sur lequel ils souhaitent travailler (ce peut être aussi bien sur un thème que sur l’œuvre d’un cinéaste, etc.) et en fonction desquels les enseignants se déterminent, ce qui représente entre trente et quarante ateliers dans l’année. Deux idées force président à cette démarche : d’une part, il ne saurait y avoir de réflexion en la matière sans une pratique, et d’autre part, le mouvement de déplacement hors du cadre scolaire, ce qui d’ailleurs définit le statut même du réalisateur, appartient à la dynamique du savoir. Il importe tout aussi bien de se demander si une telle démarche ne devrait pas être privilégiée et généralisée… ce qui ne va pas sans problèmes : dans quels lieux ? avec quels financements ? sous quelle responsabilité ?, etc. Pour le dire rapidement, je pense qu’on ne peut séparer ce débat d’une réflexion de fond sur ce que visent cet enseignement et son fonctionnement institutionnel. En effet, celui-ci se pense traditionnellement comme une intégration alors qu’il est peut-être l’occasion de le penser comme une dispersion si l’on veut rompre avec ses effets d’enfermement, avec ces phénomènes de simplification inhérents au dispositif scolaire.
Quoi qu’il en soit, cette expérience d’une pensée vivante, d’un regard en éveil demeure pour moi un moment important. D’abord parce que c’est une façon de prendre la mesure d’un regard public – qui plus est, sans les affres liées aux projections de mes films. C’est-à-dire de comprendre comment le film est perçu, comment un film est perçu, comment les gens en parlent, à quel niveau se situe leur approche, et par là même leur rapport au cinéma. Ensuite parce que cela est l’occasion de voir et revoir autrement des films qui ravivent mon regard. Dans ce double effet, se renouvelle toujours en quelque manière le désir, l’énergie qui circulent dans mon rapport au cinéma.
Pour plus de précisions quant aux modalités de ce travail, on peut se reporter à un ouvrage publié à l’occasion du centenaire du cinéma qui s’attache à ressaisir l’expérience d’une dizaine d’ateliers : Les enfants du cinéma, Maison du Geste et de l’Image, Paris, 1996.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 55, 1997)