Agnès Perrais, Sébastien Ronceray
Par son titre qui cherche à interdire l’identification de son sujet par le spectateur, la performance de Gaëlle Rouard M…H se présente d’emblée comme un mystère. Un mystère au sens d’une énigme qui se creuse, se fouille, se dissipe petit à petit par fragments, par lambeaux, toujours partiellement, et dont les indices ressemblent à des vestiges indéchiffrés. Un mystère aussi au sens d’une cérémonie secrète, constituée de substances brouillées et cachées, où se trame le chaos visuel et sonore du monde, comme dans le chaudron des sorcières de Macbeth. Enfin, M…H est aussi un mystère quant à sa présentation sous forme de performance, lors de laquelle, sous nos yeux, la cinéaste agit concrètement sur les images projetées. Rappelant les spectacles de mystères au Moyen Âge mettant en scène de manière matérielle les récits énigmatiques et mystiques de la religion, la performance est « jouée », interprétée en direct, littéralement mise en scène. Remplie d’artefacts, elle révèle devant nous une interprétation du drame de Macbeth, tragédie des prophéties obscures, des ambitions souterraines et des hantises macabres, interprétation qui se joue également dans la transformation matérielle des images lors de la projection. Dans ce triple mystère, un principe alchimique 1 semble organiser la dramaturgie, à travers une formulation où les codes du cryptage nous sont dérobés pour nous laisser apprécier une sorte de précipité pur. Précipité d’un texte, le Macbeth de William Shakespeare, fragmenté, réduit, réassemblé, mais aussi précipité de la matière filmique. La mixture de l’œuvre mêle à la fois des images tournées, que le travail en laboratoire transmute en formes chimériques, des sons enregistrés, d’autres repris à divers films, et le texte. Point originaire de M…H, celui-ci y conserve son caractère opaque, tout en devenant matière purement filmique à son tour. Dans le brouet du film, le drame de Macbeth apparaît alors transformé lui aussi en un mystère, qui appellerait moins à débrouiller l’écheveau des images et des sons qu’à se laisser interroger par la présence de ce bloc de langage charriant tout un monde d’images, de sons, de voix, et qu’un mouvement d’occultation fait paradoxalement briller d’un singulier éclat.
Comme la majeure partie de l’œuvre de Gaëlle Rouard, dont les premières expériences cinématographiques remontent au début des années 1990, M…H est montré sous forme de performance cinématographique. Après une longue période de pratiques collectives, la cinéaste envisage depuis quelques années ses performances en solo. Pour M…H, un projecteur 16 mm, qu’elle allume et éteint au gré des images qu’elle a filmées et retravaillées au laboratoire, une piste son composée par ses soins et diffusée in extenso tout au long de la performance, ainsi que quelques objets optiques comme des prismes ou des objectifs particuliers qui modifient les contours de l’image, suffisent à générer des matières flottantes, fragiles et extrêmement vivantes. L’agitation permanente perceptible dans les images de M…H provient à la fois de la qualité des éléments projetés et de la manière dont la cinéaste les modifie lors de la performance. Si l’on peut différencier de grands mouvements dans les possibilités de la performance cinématographique 2, M…H se distingue par son aspect minimaliste, et par l’unité temporelle liée à la diffusion en continu de son méticuleux montage sonore. Gaëlle Rouard donne à voir et à entendre une œuvre dans laquelle chancelle notre appréhension du temps et de l’espace, du continu et du discontinu. La forme de cette performance, à la temporalité et à la spatialité déréglées, aux sons et aux images perturbés, invite à l’imaginaire et à la projection au cœur d’une forme de récit recomposé, qui oscille constamment entre l’aspect profondément intime et le caractère instable et prophétique du drame de Macbeth. La réinterprétation de cette histoire par Gaëlle Rouard se déploie dans la fragilité même du dispositif de sa monstration : révélant confusément les tourments des personnages, elle fournit au spectateur les éléments propices au déploiement de ses sensations les plus profondes.
Lors de la présentation de cette performance, le spectateur assiste à un rituel qui le plonge dans un état d’émerveillement proche de celui ressenti par le public assistant aux séances de films à truc dans les premiers temps du cinéma : des projections d’ombres et de silhouettes mouvantes, la présence de fumées vacillantes, le découpage d’un monde en agitation permanente mettent en scène des fantasmagories animées. Le spectacle cinématographique naît alors d’un transfert du merveilleux sur une toile propice aux visions : la surprise primitive d’un émoi scopique laisse jaillir les métamorphoses les plus étonnantes. Quand la lumière touche l’écran, la chaleur de la lampe l’anime, rompant avec l’obscurité de la salle. Gaëlle Rouard use des mêmes subterfuges de théurgie : l’image lumineuse semble éclore sur l’écran. M…H débute d’ailleurs dans le noir, et l’écran sans image favorise alors l’écoute d’une voix qui immédiatement nous plonge, comme par envoûtement, dans d’imaginaires limbes. Puis, tel un « roulement dans les ténèbres 3 », la lumière vient frapper l’écran. La magie noire se répand : la cinéaste joue de la dioptrique, de la catoptrique et de la diffraction, et les images, dont le spectre s’élargit, envahissent l’écran et la salle en percutant nos yeux de toutes parts. Désorientée, notre perception se brouille au contact de ces incessantes métamorphoses. De l’impermanence des images et des sons, véritable source du spectacle cinématographique à son origine 4, émerge lors des projections cinématographiques un sentiment de perceptions enfouies, de jaillissement métamorphique tel que l’évoque Patrice Rollet : « Il y a d’abord, au milieu de l’image, frappant notre regard et nous imposant le silence, une bouche d’ombre aux contours mal définis, quelque chose comme l’ouverture d’une caverne obscure, une sorte de trou noir 5. »
La performance de Gaëlle Rouard nous replonge dans cette sensation primaire, innocente et fantasmagorique du cinéma. Le mélange des voix, la reprise en boucle de certains sons, nous atteignent parfois comme un murmure, une incantation qui renforce le caractère rituel et magique de la performance. Ce bruissement ramène le cinéma à une forme d’innocence, dont André Bazin parlait en évoquant le caractère primitif et archaïque du Macbeth d’Orson Welles, s’ouvrant sur la séquence alchimique de la potion des trois sorcières. Cette séquence, où l’intérieur du chaudron se couvre d’éclosions jaillissant d’un magma informe, semble guider Gaëlle Rouard tout au long de sa performance. M…H convoque cette puissance de la thaumaturgie, autant dans la nature même des images et des sons que dans leur présence lumineuse à l’écran et leur bruissement caverneux. Une potion chromatique sur les images renvoie aussi aux premiers temps du cinéma : teintages, virages, masquages, déployaient leur capacité à dissimuler. Ces couleurs variées sont dues chez Gaëlle Rouard aussi bien au traitement en laboratoire des images filmées 6, qu’aux outils utilisés lors de la projection : les prismes génèrent alors d’intenses spectres colorés, fusionnant plastiquement avec les hantises du personnage de Macbeth. En réinventant un univers plastique sonore et visuel, en questionnant autrement le drame des personnages, M…H ouvre sur d’autres possibilités de mise en lumière des points saillants de Macbeth.
À la différence de plusieurs performances s’inscrivant dans la pratique du found footage, Gaëlle Rouard n’utilise pas dans M…H d’images provenant d’autres films. Pour ses prises de vue, elle met en scène — c’est-à-dire qu’elle choisit, cadre, aménage — des objets, des éléments naturels, des reliefs, qu’elle sélectionne parmi ce qui l’entoure, aux abords de sa maison/atelier. La composition sonore, elle, se rapproche plus de la pratique du found footage, par le choix de sons extraits de sources disparates, et par le travail de collage. Dans l’homogénéité fantasmagorique que construit M…H, on peut remarquer un double mouvement entre la longueur des séquences images, et le montage sonore qui reconstruit de la durée à partir d’une grande discontinuité. À l’image, il semble que les figures filmées accomplissent une mue qui nécessite un temps long pour se réaliser : comme des fleurs qui éclosent en accéléré de manière vacillante dans les films scientifiques tournés au ralenti 7, les motifs visuels de M…H semblent apparaître dans une temporalité qui n’est pas la leur ; c’est le temps cinématographique qui les dilate. Dans le son, si certaines couches construisent des nappes qui fabriquent de l’homogène, un grand nombre d’éléments fragmentaires sont quant à eux montés et superposés de façon discontinue. Au sein de cette pratique, le traitement central du texte se présente comme un travail d’orfèvre qui se concentre sur l’émergence des détails.
À l’origine de M…H, il y a, comme le dit Gaëlle Rouard, le désir de faire « sa propre version » de Macbeth. Geste de réinterprétation, comme le ferait une nouvelle traduction, ou une nouvelle adaptation filmique, après Orson Welles, après Akira Kurosawa, après Roman Polanski, pour citer quelques sources sonores du film. Reprenant un texte de nombreuses fois adapté, sans virginité possible tout autant pour l’artiste s’en emparant que pour le spectateur découvrant une version nouvelle, ce sont toutes les strates de l’histoire de Macbeth que convoque l’œuvre de Gaëlle Rouard. Elle traite ce palimpseste comme matériau de construction d’un nouveau film. Si la version de Welles a la préséance, en termes à la fois quantitatifs sur le choix des extraits sonores et qualitatifs comme foyer fantasmatique du film 8, le travail de prélèvement et de découpe des extraits met tous les fragments à niveau dans l’assemblage du film, dans un geste de reprise et de recréation. On pourrait dire en quelque sorte que, dans M…H, le texte de Shakespeare provenant du film de Welles est une matrice qui porte avec lui comme une longue traîne tous les films, les images et les sons qu’il a fait naître.
Mais outre cet héritage, c’est aussi un monde mental au-delà du texte strict qui est embarqué dans la performance. Le texte de Shakespeare semble gros d’un monde fantasmatique entier qui à la fois le fixe comme origine et l’excède. On trouve ainsi dans M…H des motifs et des univers qui traversent d’autres œuvres de Gaëlle Rouard, comme par exemple les films de marins, avec ici des extraits sonores de The Long Voyage Home, de John Ford, et de la séquence du prêche au début du Moby Dick de John Huston 9. Dans ces derniers fragments, c’est encore la voix de Welles que l’on entend, comme si le film Macbeth appelait d’autres ramifications par le biais de son acteur et de la source littéraire des deux films, comme des dérives recomposant un paysage intérieur cinéphile. L’utilisation de la voix de Welles peut renvoyer également à l’intérêt de ce cinéaste pour la présence de la parole en dehors de sa figuration dans l’image, pratique qu’il a développée fréquemment, dès la bande annonce de Citizen Kane, mais aussi dans Confidential Report/Mr. Arkadin, renforçant ainsi la présence de l’enquête, de l’énigme, de la falsification au cœur de ses films. Cet aspect est aussi marquant dans le film de Gaëlle Rouard qui accomplit différents types de brouillages dans la composition des sons et des images et dans leur combinaison, jouant de la présence/absence du protagoniste qui parle : les voix agissent alors comme un hors-champ permanent incitant à une attention constante. Dans la bande sonore de M…H, mille matières sont convoquées, sons, bruits, chants, voix, dont Gaëlle Rouard décourage l’élucidation en évoquant plus de deux cents films comme sources sonores. Aux côtés du texte de Shakespeare, est appelé ici un continent cinéphile et littéraire, dans un passage de relais où littérature et film sont réunis sous l’angle de l’imaginaire. En effet, tous ces éléments se présentent non pas comme des pièces fonctionnelles d’un point de vue herméneutique, dont il faudrait connaître l’identité afin de percer le sens de chaque détail 10, mais plutôt comme des matières composant un grand songe qui est celui du drame de Macbeth. Autour du texte, les fragments sonores ainsi que les images filmées, souvent plongées dans une grande obscurité, semblent en effet arrachés au sommeil ou à l’oubli : les sons surgissent comme des souvenirs de films qui composeraient notre monde mental, les bribes du texte de Shakespeare comme les réminiscences d’un livre qu’on a lu il y a longtemps, les images comme des fragments de réel qu’une torche tremblante tenterait d’arracher à la nuit. « L’étoffe dont les rêves sont faits 11 » : ainsi semblent se présenter les images visuelles et sonores du film.
Dans l’usage particulier du texte de Macbeth, on pourrait distinguer deux mouvements paradoxaux : un travail du texte qu’on pourrait dire plastique, comme geste de découpe des segments et de leur assemblage/collage avec les images et les autres éléments du son, qui garde toute l’opacité scripturale du texte ; et un travail musical dans le montage rythmique des voix et des sons, qui se saisit du texte comme langue dite en l’associant au rythme des blocs de séquences images.
La première manière d’envisager le travail du texte pourrait faire écho au modèle visuel des recompositions de photogrammes. Dans M…H, la partie en couleur utilise par exemple des fragments de photogrammes qui, réassemblés, recomposent une image en collage. La cinéaste utilise pour cela un outil qui lui est familier, la truca 12, grâce à laquelle elle reporte par un système de cache des fragments d’images sur un film vierge. Avec le texte shakespearien aussi, Gaëlle Rouard prélève et réassemble pour former une nouvelle matière sonore. Un bel exemple en est la tirade recomposée de Lady Macbeth « Come / you murdering ministers 13… » dans la première partie du film, sur des images de flammes : tantôt prélevant une seule moitié de vers, tantôt jusqu’à trois vers et demi, Gaëlle Rouard réduit et recompose la tirade autour de l’anaphore « Come… », dont elle inverse les occurrences par rapport au texte shakespearien. Si l’on parle d’un modèle plastique dans la recomposition du texte, c’est que sa fragmentation est souvent opérée à une petite échelle : comme le collage qui brouille par la découpe l’unité de l’image pour en révéler un détail et lui donner l’espace d’une nouvelle aura, le fait de prélever seulement quelques mots ou un début de phrase laissée inachevée, sans respecter absolument l’unité grammaticale du texte de Shakespeare, fait alors primer la sensation du texte sur sa syntaxe, et prévaloir l’image sur le discours. Au début du film, Gaëlle Rouard procède de même en recomposant par coupures et collages les phrases du prêche de Moby Dick. Le travail de découpe fait alors sonner quelques mots en les plaçant au cœur des unités rythmiques prélevées : l’oreille du spectateur attrape les mots « blackness » ou « seashells 14 », et c’est la vision démoniaque d’un océan magmatique qui entre immédiatement dans le noir du film, au-delà du discours contextualisé. Cette démarche n’entraîne pas pour autant le démembrement du texte et l’annulation de son sens. En effet, à l’exception de quelques endroits, l’ordre du texte shakespearien est globalement respecté à l’échelle du film, suivant ainsi assez fidèlement les lignes de la dramaturgie. Mais, comme dans le collage, les fragments sont découpés, « cadrés » pourrait-on dire au sens de Jean-Luc Godard, pour recomposer le texte sous l’axe de la sensation. Dans ce travail de réduction, au sens physique, apparaît alors la substantifique moelle d’un texte intérieur, qui pourrait être dans Macbeth, la démesure, la violence, la folie, le chaos, la disparition du soleil et de la lumière. Les mots s’autonomisent comme unités métonymiques, pour former des blocs d’images productrices de sensations.
M…H s’appuie également sur le texte en tant que matière musicale et sonore. La langue dite du vers shakespearien constitue le squelette psalmodique du film, où le rythme du vers est à la fois fractionné, réassemblé et réintégré dans le rythme propre au film. Dans la première partie, le remontage de la tirade de Lady Macbeth à la scène 5 de l’acte I est ainsi associé à une lamentation, à des appels gémissants et aux percussions lancinantes du film de Kurosawa, au creux desquels la diction de Jeanette Nolan s’insère par bribes. Le montage du texte dit avec ces autres sons forme une nouvelle langue, faite à la fois de mots et de sensations inarticulées, structurée par le rythme d’invocation de la tirade qui fait sourdre un pressentiment d’apocalypse. La longue durée des plans visuels, montrant une sorte de petit autel de branchages brûlant et fumant, soutient alors la superposition de ces fragments sonores, qui semblent suspendus au-dessus du vide. Lorsque Gaëlle Rouard explique considérer l’interprétation de Jeanette Nolan comme la plus belle diction du texte de Shakespeare, on peut effectivement penser à la façon dont la comédienne s’appuie sur le respect de la rythmique du texte, qui constitue ainsi une matrice lyrique de montage. Un peu plus tard dans la même séquence, on entendra un autre vers de la tirade de Lady Macbeth « Glamis thou art, and Cawdor, and shalt be 15… », que Gaëlle Rouard prélève en le détachant de la suite de la phrase, mais en le raccordant avec un souffle de vent qui en prolonge la syntaxe et le rythme. Le travail de fragmentation et d’assemblage, au lieu de désarticuler le texte, aboutit alors à reformer une rythmique qui fait sonner et entendre les lambeaux de langue par-delà leur isolement, et recompose un murmure incantatoire qui appelle l’apparition des images.
Le choix des différentes versions adaptées de Shakespeare fait enfin résonner dans un même texte filmique plusieurs langues : anglaise, française, japonaise 16. Le fait d’utiliser ces voix sans les sous-titrer, dans différentes langues dont certaines peuvent nous échapper, conserve un mystère du texte qui met l’accent sur les sensations qu’il fait naître. L’alchimie du film génère alors, par la transformation du texte en matière lyrique, l’apparition d’un monde imaginaire cosmopolite et étranger. Le film devient ainsi langue des sorcières, transmutation du texte dans un chaudron de voix, tout comme les trois sorcières de la pièce ajoutent dans la potion leurs ingrédients hétéroclites avec un phrasé parfois indiscernable. En trouant le texte, en le disloquant, en le donnant à entendre dans des langues inconnues ou entremêlé de sons étranges, la performance de Gaëlle Rouard nous confronte à la sensation de l’énigme, du manque, de l’incompréhension, et provoque alors la mise en mouvement d’un univers fantasmatique qui prend le relais de cette opacité. Le brouillage du texte devient paradoxalement une manière d’assumer par le film la façon dont le texte est producteur d’images visuelles imaginaires. En refusant d’illustrer le texte par l’image ou d’en compléter les lacunes par un discours visuel, M…H met en œuvre, par des passages entre texture sonore et texture visuelle, un dialogue d’images, au sens poétique, entre image textuelle et image cinématographique.
Si la prophétie autoréalisatrice dans Macbeth fait arriver le réel par le verbe 17, M…H fabrique ses images matérielles comme autant de visions qui travaillent avec la puissance hallucinatoire de la pièce de Shakespeare et avec la folie de Macbeth. Le film semble mettre en place lui-même une dialectique entre opacité et trouée du regard, entre obscurité et surgissement spectral, qui épouse la manière dont le brouillage du texte le transmute en sensations. En regard du texte ballotté par les divers souffles sonores, l’image semble fragile, toujours à la limite du visible et de l’invisible, d’autant plus que les perturbations qu’elle subit durant la performance augmentent son indiscernabilité. Perception sonore et perception visuelle sont alors travaillées dans le même sens : il faut tendre l’oreille et « tendre » l’œil pour apercevoir quelque chose, comme si le film entier était contaminé par les mots symétriques de Macbeth au début et à la fin de la pièce : « Astres, voilez vos yeux 18 » ; « Éteins-toi brève lampe ! La vie n’est qu’une ombre qui passe […] Mais je commence à être las du soleil 19… ».
Dans M…H, l’impossibilité récurrente d’identifier les objets filmés fait émerger des formes étranges, et met au premier plan les matières plutôt que les objets eux-mêmes. Tel un arte povera, le geste premier est d’utiliser des éléments minimaux qui sont brouillés, masqués et rendus à leur puissance d’ombres, afin que les textures ainsi apparues puissent devenir matière à visions. L’écologie particulière du tournage fabrique un microcosme élémentaire à partir duquel se déploie le monde du film. Dans son atelier/maison au pied du Vercors, Gaëlle Rouard s’est équipée des outils dont elle a besoin pour créer en autonomie ses films : caméras 16 mm et Super 8, réfrigérateur pour conserver les pellicules, laboratoire de développement et de tirage des images, truca pour les copies, table de montage. Le territoire montagnard qui l’entoure, véritable terreau où la cinéaste puise ces évocations visuelles, s’apparente à un grand studio de tournage : c’est dans la nature qu’elle filme les éléments de M…H, en prélevant directement dans le réel qui l’entoure, et c’est là aussi qu’elle enregistre une partie des sons qu’elle utilisera. Tout est à portée de main, que ce soit les « figures » qu’elle met en scène ou les outils nécessaires à la fabrication du film. Arbustes du jardin, cailloux ou branches ramassés sur un chemin, sons d’une clôture électrique ou vent dans un châssis de fenêtre, le geste de récupération plastique du matériau brut transforme alors de petits éléments naturels et ordinaires en forces cosmiques. Tout comme le texte se précipite en sensation, le brouillage de la référentialité de ces figures produit une sorte de cosmogonie d’éléments primaires : feu, neige, concrétions minérales ou terreuses, végétaux, sable, ou encore miroitements de particules qui évoquent un élément aquatique. Si l’on peut entrevoir l’idée d’une correspondance entre éléments naturels et personnages de la pièce – Gaëlle Rouard évoque notamment le feu comme incarnation à l’image de Lady Macbeth –, il ne s’agit toutefois pas d’un symbolisme, mais d’une transposition dramaturgique de la matière du texte en matière d’images. De la réduction des moyens naît le précipité de la sensation.
En outre, l’aspect ténébreux et chaotique qui résonne dans la bande sonore trouve un écho dans la composition des images : leur matière semble elle aussi sortie d’une expérience d’obscurcissement, où la clarté usuelle de la représentation s’estompe au profit de confusions formelles. Par un ensemble de procédures précises, tout semble fait pour enfouir l’image et la soustraire à une perception immédiate : images très sombres, que ce soit par la sous-exposition, les tournages de nuit, ou par un effet de négatif qui assombrit, floutage des contours par la diffraction, filmage en macro qui perturbe la compréhension de l’image. Aucune image n’est donnée de façon totalement transparente. Renforcées par des déformations, des mouvements difficilement compréhensibles, des figures non identifiables, mais aussi par l’agitation de la matière photochimique de l’émulsion pelliculaire, les confusions visuelles génèrent un chaos où l’œil doit fouiller les formes. Et pourtant, c’est par ce geste même qui augmente notre acuité que les éléments apparaissent, comme s’ils étaient extirpés de leur nuit. Une séquence en particulier donne la sensation d’un effort de l’œil pour distinguer les formes, comme si l’on regardait par un petit trou : quand revient en partie le monologue de Lady Macbeth, une petite branche difforme et tourmentée, sur ce qui semble être de la neige, est éclairée à la torche, vision fragile menacée par le noir qui vignette l’image. Le film semble alors faire siens les mots d’un auteur bien-aimé de Gaëlle Rouard : « Voir ! Voir ! C’est là l’aspiration du marin, comme celle du reste d’une humanité aveugle. Que son chemin lui soit clairement tracé est ce que souhaite tout être humain dans notre existence obscurcie de nuages et traversée de tempêtes 20. »
Le drame de Macbeth apparaît alors rejoué cinématographiquement en tragédie des éléments et de la vision. Comme en réponse à la folie du roi voyant les fantômes de ses victimes : « Va-t’en, horrible spectre, image sans substance 21 ! », Gaëlle Rouard convoque des images spectrales par la matérialité réelle de la pellicule. La séquence en couleur nous donne ainsi la sensation d’un big bang apocalyptique par le déploiement de l’élément rouge dans la partie haute de l’image : après des diffractions qui semblent noyer les arbres et tordre le paysage, une sorte de boule de feu paraît trouer la pellicule, comme un astre terrible. Ce soleil déchiré semble alors brûler l’émulsion et faire surgir la lumière à partir du noir. Sur le refrain du « tomorrow, and tomorrow 22… » de Macbeth, l’astre se transforme ensuite en une sorte de liseré radioactif et polymorphe avant de grossir et d’envahir l’image comme un embrasement. Le château, qu’il nous semble reconnaître dans les ombres crénelées, disparaît dans l’incendie des nuages au moment où l’on entend Macbeth : « et maintenant je commence à être las du soleil et je voudrais que le monde s’écroule 23 ! », juste avant que le noir n’engloutisse la séquence. C’est bien par la matière de l’image, dans l’émulsion et la projection, que la tragédie se joue, entre la fragilité des éléments sableux et neigeux, la combustion des petites flammes, l’incendie des couleurs lumineuses. À la fin du film, la forêt en marche s’incarnera à l’image, ressaisissant le tropisme botanique généralisé dans M…H, et transmutant la vision hallucinatoire en matière concrète, dans un roulis de formes venteuses et végétales.
Le travail en laboratoire sur le développement et le tirage produit en outre un bruissement visuel en arrière-fond de nombreux plans, qui donne une vibration dans la profondeur de l’image : les irisations, solarisations, glissements de matière, organisent les relations entre fond et silhouettes, entre paysages et personnages. Les formes surviennent de ténèbres quasi monochromatiques, qui ourlent leurs contours et soulignent leurs mues. Cette relation entre les figures et le fond se ressentait déjà dans l’adaptation de Welles, où l’éclairage artificiel et étale des décors de studio permettait de décoller au mieux les personnages, les faisant apparaître dans leurs désolations solitaires. Dans M…H, les figures ne sont plus que formes animées, paysages silhouettés, végétaux approchés, roches liquoreuses, cafards expirants, mais leur isolement est tout autant apparent. Cette mise en scène d’éléments abstraits, qui se détachent sur un décor ruisselant de lumières ondulantes et de nappes colorées, trouve son équivalent dans la composition par couches des matières sonores, qui fait surgir les voix dans une forme d’isolement. Dans ce jeu entre chaos et surgissements singuliers, une série de formes mystérieuses propose de l’opaque : le film s’ouvre sur une image énigmatique qui pourrait évoquer une amibe, un bouton épineux, une concrétion de plastique… Cette figure récurrente oppose à notre interprétation un arrêt. On peut penser à l’image de la poupée sur laquelle s’ouvre le Macbeth de Welles, sorte de totem au centre du rituel des sorcières, qui se présente d’abord comme image indéchiffrable d’un objet magique et occulte. Dans M…H, cette silhouette isolée qui brille sur l’aplat sombre de l’image, semble d’abord naître à la vie, allonger douloureusement ses bras ou ses antennes, puis réapparaitre plus tard immobile, comme morte et abandonnée. Il y a quelque chose de la solitude de cette forme dans l’image qui résonne à la fois avec la solitude du texte, dont les fragments épars planent dans le ciel sonore du film, et avec la solitude de Macbeth devenu fou, voyant la vie comme « une ombre qui passe 24 ». Cette forme opaque et indéchiffrable, qui s’imprime détourée dans le noir et revient hanter le film, semble apparaître alors comme une figure douloureuse de l’idiotie de la vie nue.
En nous prodiguant ses amulettes iconographiques et sonores, le geste cinématographique de M…H recompose un monde : il sertit les mots, fait briller les textures, pour imprimer la solitude des visions intérieures dans la chair de la pellicule.
- Dans cette sensation donnée par le film, il y a peut-être un écho à trouver avec l’approche wellesienne de Macbeth, mettant en valeur la part de sorcellerie de la pièce. À ses débuts au théâtre, Orson Welles en avait mis en scène une version transposée dans la tradition vaudou.
- On peut distinguer par exemple les œuvres volontairement abîmées ou détruites lors de la projection, ajoutant un caractère d’unicité à la séance, ou celles qui laissent une large part à l’improvisation, dépendant des relations et envies des artistes performant ensemble.
- Pour reprendre l’expression du médecin Charles Patin en 1670, évoquant les projections de lanternes magiques.
- Voir Michaud Philippe-Alain, chap. 1 « L’origine du film », in Sur le film, Macula, Paris, 2016.
- Rollet Patrice, Descentes aux limbes, P.O.L, Paris, 2019, p. 9.
- À ce sujet, il faut noter que Gaëlle Rouard expérimente méticuleusement les possibilités qu’offre le laboratoire, au cours des différentes étapes de conception de la copie. Elle utilise souvent des procédés qu’elle stoppe en cours de développement, agissant ainsi dans une forme de fractionnement des processus, geste qu’elle reporte également dans son approche du texte, qu’elle contraint, l’empêchant de se déployer entièrement, afin d’en révéler d’autres dimensions.
- Certaines images de la performance évoquent les expériences du cinéaste scientifique Jean Comandon, par exemple son film Croissance des végétaux (1929).
- Gaëlle Rouard dit son film « inspiré » par Orson Welles.
- Au milieu des années 2000, Gaëlle Rouard avait déjà travaillé le film de Huston pour une performance collective intitulée Mody Bleach, à laquelle participaient également Christophe Auger, Etienne Caire, Xavier Quérel (films) et Vincent Epplay (musique).
- Il faut préciser que la performance est présentée sans sous-titres, accentuant ainsi une primauté de la sensation sur le discours. Ainsi, lorsque nous citerons des passages du texte qui appartiennent à la performance, nous le ferons dans la langue entendue lors de celle-ci, et préciserons une traduction française en note.
- Shakespeare William, La Tempête, Centre international de créations théâtrales, Paris, 1990, p. 105, traduction française de Jean-Claude Carrière.
- Machine de laboratoire photochimique, la truca, appelée aussi tireuse optique, permet de recopier des images sur un support vierge. Ce report peut se faire en continu ou en image par image. La truca permet aussi de procéder à des changements de vitesse, à des superpositions, à des jeux avec la lumière.
- « Venez / ô ministres du meurtre ». Tous les fragments de cette tirade sont extraits de l’acte I, scène 5, pp. 37-38 dans Shakespeare William, Macbeth, Gallimard, Folio, Paris, 2016, traduction française d’Yves Bonnefoy. C’est cette édition que nous utiliserons pour traduire les extraits de M…H.
- « Ténèbres », « coquillages ».
- « Glamis tu es, et Cawdor ; et tu vas être… », Shakespeare William, Macbeth, op. cit., p. 36.
- À ces langues s’ajoutent aussi l’italien du Casanova de Federico Fellini, ainsi que des fragments en russe.
- Rappelons que l’argument de Macbeth se fonde sur la prophétie initiale de trois sorcières qui annoncent à Macbeth qu’il deviendra roi et à son compagnon Banquo que ses descendants le seront par la suite. C’est en apprenant cette prophétie, confirmée par une promotion de Macbeth, que Lady Macbeth poussera son mari à accomplir au plus vite ce destin par une série de meurtres.
- Shakespeare William, Macbeth, op. cit., p. 35. Acte I, scène 4.
- Ibid., pp. 141-142. acte V, scène 5.
- Conrad Joseph, Le Miroir de la mer, Gallimard, Paris, 2013, p. 148.
- Shakespeare William, Macbeth, op. cit., p. 89.
- « Demain, demain… », ibid., p. 141. Acte V, scène 5.
- Ibid., p. 142.
- Ibid., p. 141.
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M…H
2016 | France | 35’ | 16 mm
Réalisation : Gaëlle Rouard
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 173, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0173, accès libre)