Mafrouza, la vie d’entre les morts

À propos de Mafrouza, d’Emmanuelle Demoris

Yves de Peretti

Dans le quartier Mafrouza à Alexandrie, ancienne nécropole gréco-romaine devenue bidonville, on sait raconter des histoires, se mettre en scène, rire de soi-même, s’adresser au monde comme si on était au théâtre, chanter, danser avec volupté, et bien sûr faire la fête toute la nuit. La caméra d’Emmanuelle Demoris est happée par cette énergie communicative et participe à cette danse de la vie à laquelle les habitants de Mafrouza l’ont conviée. Elle nous raconte le quotidien de ce quartier, au plus près de personnages qu’elle s’est choisis et qui sont devenus ses amis. Dans ce petit « village » où l’on parle librement, où les femmes affichent fièrement leur indépendance d’esprit, Emmanuelle Demoris a vécu une expérience hors du commun qui lui a permis de bâtir une œuvre cinématographique singulière. C’est, dit-elle, la « folle aptitude au bonheur des gens » rencontrés à Mafrouza qui lui a donné l’envie de faire le film.

1. Une douzaine d’années : c’est le temps qu’a passé Emmanuelle Demoris à porter le projet de Mafrouza, film documentaire en cinq parties de plus de douze heures. Douze ans, douze heures, c’est à la mesure de son exigence. « L’idée du film est aussi de faire partager au spectateur cette expérience du temps car elle est la condition de cette disponibilité au monde qui semble rendre heureux les gens de Mafrouza. » 1 Le tournage en plusieurs périodes s’étale sur plus de deux ans, le montage, lui, avec des éclipses, va durer huit ans au total.

Il en faut de la persévérance, une foi certaine en ses personnages et plus encore un étrange acharnement pour venir à bout de toutes les difficultés qui se sont dressées sur sa route pour mener jusqu’à la salle un tel OVNI. Il y a bien d’autres gens ailleurs qui, « au milieu d’un décor qui incarne le désastre, […] trouvent le moyen de rire et d’avoir des attentions pour l’autre. 2 » Pourquoi eux ? Pourquoi elle ? Il fallait cette rencontre, une envie des deux côtés de faire un bout de route ensemble, de partager cette aventure étrange qu’est un film documentaire, éprouvant la « vérité du cinéma » avec l’existence de ceux qui acceptaient d’être filmés, offrant à la caméra, au prix d’un rituel qu’il s’agit ici d’essayer de déchiffrer, le poids incomparable du vivant.

Croyance en la vie, croyance au cinéma, confiance en ce que produit la rencontre, peut-être, pour suspendre le cours du temps ordinaire et s’allouer un soupçon d’immortalité. Le film est constitué de moments simples, venus du quotidien des gens de Mafrouza qu’ils partagent avec cette réalisatrice « étrangère » devenue leur confidente et amie. Comment ce « djebel », ce rocher nécropole, est-il devenu le territoire de ce film unique ?

Les vivants et les morts, l’enfer et le paradis : c’est sur ces considérations eschatologiques qu’Emmanuelle Demoris a engagé sa quête. En 1999, elle prépare un film sur les rapports des vivants avec les morts. Cela s’appelle « Les Hallucinés de l’arrière-monde », titre tiré d’une phrase de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Emmanuelle Demoris part en voiture autour du Bassin méditerranéen avec comme viatique La Divine Comédie de Dante. « En voiture car l’idée était d’avancer de manière visible sur la terre, c’est-à-dire en quelque sorte par-dessus les morts qui sont sous cette terre (et qui sont peut-être cette terre sur laquelle nous sommes). 3 » Le repérage doit l’emmener sur les traces des croyances au paradis et à l’enfer qui ont servi de trame au voyage en Orient pendant des siècles, et révéler ce qu’il en reste aujourd’hui dans l’imaginaire des gens. Destination finale projetée : le Bengale, via Florence, Naples, la Sicile, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, Israël et la Palestine, avec une caméra pour saisir les atmosphères et garder en mémoire les rencontres. Le projet se présente comme une sorte de road-movie métaphysique, à la rencontre des lieux et des gens qui exprimeraient cette mouvante et délicate liaison que les vivants entretiennent avec leurs morts, sur fond de vieilles croyances gréco-égyptiennes. Dans la vraie vie, l’enfer n’est jamais loin du paradis : malgré les apparences, la distance qui les sépare est infime, ce sont les deux faces d’une même réalité.

En octobre 1999, Emmanuelle et son assistante arrivent à Alexandrie. Le directeur du Centre d’études alexandrines, l’archéologue Jean-Yves Empereur, leur suggère d’aller voir la nécropole gréco-romaine qu’il vient de découvrir près du port et qui est la plus grande de l’antiquité méditerranéenne. En compagnie de Stéphane Rousseau, un archéologue français qui topographie les vestiges, elle découvre le bidonville Mafrouza et fait des rencontres, à commencer par le couple Adel et Ghada. Fascinée par ces gens qui se font l’écho de ses préoccupations métaphysiques, elle retourne là-bas, avec l’archéologue d’abord, puis avec un ami comédien qui accepte de venir traduire pour elle dans ce bidonville et se révèle un allié habile. Elle pose à Adel la question qui la taraude : « S’il n’y avait ni enfer, ni paradis, qu’est-ce que ça changerait pour vous ? » Sa réponse va être un des déclencheurs du film. Après quatre mois passés en Égypte, elle rentre à Paris. Il n’y a pas encore de film à ce moment-là, seulement quelques séquences et surtout cet entretien avec Adel, point central dans sa recherche, qui l’attire comme un aimant.

Fin 2001, elle retourne à Mafrouza avec une traductrice et un opérateur dont elle se sépare cependant rapidement pour ne pas porter ombrage à sa « familiarité affectueuse » avec le quartier. Un déclic se produit en elle à ce moment-là : elle comprend qu’elle ne peut retrouver l’harmonie perçue spontanément lors de son premier séjour qu’en partageant seule avec les gens du quartier leurs conditions de vie insalubres. Et elle décide de rester, alors qu’elle ne maîtrise ni la langue ni la géographie labyrinthique du bidonville. Vivre avec eux, se « remettre entre les mains des gens de Mafrouza » 4, lui ouvre les portes et les cœurs, lui permettant de faire la connaissance de nouveaux personnages : Mohamed Khattab, le cheikh épicier qui peut comparer La Divine Comédie avec les textes philosophiques musulmans qui en ont été la source et va devenir l’un des principaux personnages du film ; Om Bassiouni, la femme au four qui cuit son pain contre vents et marées, connue pour savoir interpréter les apparitions des morts dans les rêves ; ainsi que les jeunes époux de la « tombe bleue » dont le mariage donne le ton de la première partie du film… Certains s’en méfient, la tiennent à distance, la menacent, puisque dans l’Égypte de Moubarak il n’est pas permis de parler librement aux étrangers ; d’autres l’accueillent à bras ouverts et se confient à elle, l’invitent à filmer leur quotidien. Dès lors, ils s’approprient le film. C’est ainsi qu’un renversement s’opère et qu’elle « lâche les morts » au profit des vivants. Les images racontent comment ceux qui vont devenir les personnages du film apprivoisent la caméra. Le mariage, avec ses chants et ses danses débordantes de vitalité, fait entrer la cinéaste dans le rythme sensuel de la musique et est un des premiers sommets du film. Ce séjour dure trois mois et correspond à la première partie du film (Mafrouza – Oh la nuit !).

En revenant quelques mois plus tard, elle doit affronter la franche hostilité, voire la suspicion de certains habitants qui semblent redouter que « l’étrangère » parle mal à l’extérieur du quartier et des habitants : « Ils font du scandale sur l’Égypte », dit quelqu’un, à qui un personnage répond : « C’est déjà fait. Y a pas besoin d’eux pour ça. » On se demande ce qu’elle recherche, d’où vient son intérêt pour le quartier. Mais cette défiance renforce les liens avec les plus proches, ceux qui ont ouvert leurs vies à la cinéaste, en sachant qu’elle prépare un documentaire. « Si le film est bien, ils invitent les personnages dans des festivals en France », dit l’un d’eux !

L’eau a monté dans la nécropole – de l’eau d’origine « pharaonique », s’entend-elle dire – et cela met en évidence encore plus la dureté des conditions d’existence. Le tournage du film devient une forme de résistance à la malveillance, à la routine, et génère de nouvelles séquences où les personnages réinventent leur quotidien et se mettent en scène avec la complicité de la réalisatrice.

Celle-ci retourne encore une fois à Alexandrie en décembre 2002 à la demande de la femme d’Adel, Ghada, complice du premier jour, pour filmer l’accouchement de celle-ci. Elle constate alors que l’atmosphère politique a changé, que la présence de la religion s’est renforcée (les rues résonnent des sermons sonorisés diffusés depuis la mosquée). Elle découvre que les « islamistes » ont pris la mosquée et décide de se faire raconter l’événement au moment de la fête de l’Aïd. Puis Emmanuelle Demoris rentre à Paris avec la sensation que le tournage ne pourra plus continuer.

Mais six mois plus tard, le cheikh Khattab reprend la mosquée et demande à la cinéaste de venir terminer le film. Le dernier tournage a lieu en août 2003, ensuite Emmanuelle Demoris se concentre sur le montage des quelque cent cinquante heures de rushes, soutenue indéfectiblement par un ancien scénariste de Truffaut et de Resnais, Jean Gruault, qui crée à quatre-vingts ans une société de production, les Films de la Villa, pour produire ce film si particulier et chercher des financements complémentaires.

Le montage se prolonge de 2002 à 2010 et se déroule en plusieurs étapes ; tout d’abord, la réalisatrice, s’appuyant sur une continuité écrite, monte des ensembles par personnage, permettant de suivre leur évolution au fil des mois. Puis elle enchevêtre les différentes trajectoires, donnant naissance à un premier prémontage de vingt-cinq heures, achevé en 2006. À partir de là, Emmanuelle Demoris et son producteur Jean Gruault imaginent clairement un film en cinq parties, dont chacune ferait entre deux et trois heures.

Les deux premières parties sont terminées en 2007 et commencent à circuler dans les festivals de films documentaires, tandis qu’Emmanuelle Demoris continue le montage des autres parties. En 2010, le montage des cinq films est enfin achevé. L’intégralité est présentée dans de nombreux festivals, dont celui de Locarno, où le cinquième volet, Paraboles, obtient en août 2010 un prestigieux Léopard d’or dans la catégorie Cinéastes du présent.

Entre-temps, le bidonville a été détruit pour agrandir les infrastructures du port d’Alexandrie. Tous les habitants de Mafrouza ont été relogés dans une cité HLM située à la périphérie d’Alexandrie. Le quartier où ils vivent aujourd’hui a pris le nom de Mafrouza. Le film est la trace d’un moment de leur vie (et de l’histoire égyptienne) qui s’est évanoui à jamais.

2. On a parlé à propos de Mafrouza de « film-monde », pour signifier que ce film invente par ses proportions hors normes et par sa dimension universelle ses propres règles, son propre mode d’emploi. Il en est de Mafrouza comme des grandes œuvres : il faut un peu de temps pour y entrer mais dès lors qu’on fait l’effort initial, on est happé par l’humanité des personnages et on se laisse emporter par cette vaste fresque, jusqu’à ne plus trouver si longues les douze heures de projection. Chaque film novateur invente son propre langage, défie les règles convenues pour imposer les siennes. Avec Mafrouza, on éprouve le sentiment de pénétrer sans effraction dans un univers qui nous est étranger mais qui nous donne la sensation de familiarité. Les personnages, par leur capacité poétique à fabriquer du récit, nous offrent un accès privilégié à leur vie quotidienne. Ce n’est pas « le » monde, mais c’est dans leur individualité, leur unicité qu’ils sont « un » monde.

Il y a un dedans et un dehors de Mafrouza. Le va-et-vient entre l’extérieur et l’intérieur est suggéré cinématographiquement par les travellings récurrents entre les murs étroits de ce labyrinthe qui font l’effet de cercles concentriques menant au cœur de ce royaume des vivants. À l’intérieur, l’enchevêtrement des maisons encastrées dans la roche où étaient creusées les chambres funéraires forme des espaces resserrés, humbles mais chaleureux, où la vie se déroule, active et nonchalante à la fois ; les cours sont étroites et semblent déboucher sur la fosse rocheuse remplie de détritus, vaste théâtre à ciel ouvert où hommes et femmes peuvent crier leur détresse au milieu des immondices. Quelque part dans le labyrinthe, l’épicerie est un autre théâtre, de poche celui-là, où les êtres humains échangent des paroles, surtout des blagues, en venant acheter à l’unité une couche pour enfant ou une cigarette. Reliant ces espaces, les venelles où se terrent des escouades de poulets, et un peu à l’écart, la mosquée. De temps en temps, les voitures, la foule, voire la plage, nous font sentir qu’on est sorti du labyrinthe, qu’on est entré dans la ville. Ce sont les lieux des grands rassemblements, lieux de fêtes ou de divertissement…

Emmanuelle Demoris a dit qu’elle voulait nous faire rencontrer les personnages, et pour cela qu’elle avait retardé le moment de montrer la pauvreté, pour ne pas la stigmatiser, ni surtout créer une distance avec les habitants de Mafrouza. Le premier plan de situation du bidonville ne nous est donné qu’après presque une heure de film, lorsqu’au-dessus de la fosse apparaît un des chanteurs de la noce, Saber Saïdi, qui nous introduit en chanson « avec des mots comme ça, comme des rêves » le quartier, coincé entre le port industriel et des rangées de HLM :

Écoutez-moi, gens de mon pays,
Je suis le maître de la chanson saïdi,
ma vie et mes chansons font ma renommée,
que tu sois riche ou pauvre,
si tu veux savoir qui je suis,
prends papier et crayon et note mon adresse,
note « rue Mafrouza » et mon nom,
vas-y et tu m’y trouveras.

La référence à la chanson « saïdi » (venant du sud) indique que la majorité des habitants du bidonville viennent de Haute-Égypte et qu’ils se sont retrouvés là, faute d’avoir trouvé un autre endroit où habiter, dans une sorte de « purgatoire ». À plusieurs moments dans cette fresque, les chants servent à entrer et sortir du labyrinthe, comme s’ils nous ouvraient les portes de ce monde intermédiaire, peuplé de vivants qui n’ont trouvé d’autre lieu pour vivre que cet ancien royaume des morts. Cette proximité ne semble d’ailleurs pas trop leur peser, leur conversation en fait peu état, sauf dans Mafrouza 4 (La main du papillon), lorsqu’on parle des morts pour tromper l’attente de l’accouchement de Ghada. Mais les liens avec les morts sont tangibles à différents moments du film, même s’ils restent souterrains. Emmanuelle Demoris n’a pas caché que cet aspect avait été déterminant dans sa rencontre avec les principaux personnages du film : « Je suis arrivée à Mafrouza avec ces questions sur la métaphysique, la mémoire et la représentation du monde qu’elles dessinent. Ce sont les premières discussions que j’ai eues, longuement, avec les gens du quartier, maintenant personnages de Mafrouza. Et on peut dire que ces premiers questionnements qui ont fondé notre rencontre travaillent comme souterrainement l’ensemble du film. 5 »

Mohamed Khattab, sans être un érudit ni un universitaire, avait une connaissance approfondie de La Divine Comédie, point de départ littéraire du film : « J’avais cherché durant les mois du voyage des imams ou des cheikhs pouvant parler de Dante et n’avais pas trouvé grand-chose. Khattab et son ami, eux, se sont immédiatement mis à comparer, et dans le détail, La Divine Comédie avec les textes du Mirâdj-Nâmeh 6… Tout comme avec la philosophie d’Adel qui élaborait ses propres chemins, je voyais là que Khattab et son ami se saisissaient de La Divine Comédie comme d’un texte avec lequel ils pouvaient parler d’égal à égal, qui faisait partie de leurs outils de réflexion, un rapport donc vivant à de l’écrit poétique, qui se jouait de manière très simple, qui était incarné, où le texte ne faisait pas figure d’autorité mais servait à constituer sa propre pensée, libre. 7 »

D’autres personnages rencontrés par la cinéaste avaient un lien particulier avec les morts, comme Om Bassiouni, « célèbre dans le quartier pour savoir interpréter les apparitions des morts dans les rêves. Et elle m’a expliqué cet art… Quant à Abu Ashraf, je l’avais déjà rencontré en 1999, mais c’est lors de ce retour que nous avons vraiment commencé à parler : il m’a expliqué qu’il sentait une odeur très bonne, l’odeur des morts antiques chez lui, qui parfumait sa maison de manière délicieuse. Les morts, pour lui, étaient odeur, entre cuisine et encens. 8 » Enfin il y a une femme qu’on ne retrouve que dans la cinquième partie du film Paraboles mais dont la rencontre a été essentielle pour la cinéaste : « Aziza parlait des cauchemars que lui donnait la présence des morts dans cette maison qui avait été une tombe. Son mari voyait un petit chapelet de phosphore au plafond, symbole pour lui de la valeur au contraire bienfaisante de ces morts antiques. Il assurait que si on lui donnait un palais en or, il n’irait pas, car ces morts faisaient la fortune de sa maison. Une voisine avait alors déclaré, gravement, que tous les habitants du quartier étaient des morts, en raison de la pauvreté, des maladies, de l’insalubrité. 9 »

Le point de départ du film ne cesse de revenir en boucle et c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau, de plus rare, de plus énigmatique dans Mafrouza, cette proximité géographique des vivants avec les morts, qui est le territoire du film.

3. Un film raconte l’histoire de son tournage, aimaient à répéter Godard et ses compères des Cahiers du cinéma des années cinquante. Un film documentaire, plus que tout autre. Il s’agit d’une alchimie assez mystérieuse qui fait qu’un ou une cinéaste reconnaît à travers une situation, un lieu, des personnages, quelque chose qu’il cherche confusément depuis longtemps en dedans ou au dehors de lui. Quelque chose qui résonne fortement en lui. Comment expliquer autrement que quelqu’un puisse passer plus de dix ans de sa vie à raconter l’histoire d’un groupe d’habitants d’un obscur bidonville d’Alexandrie ? Comment s’est construite cette relation aux personnes filmées ? Quel est le pacte plus ou moins tacite que la cinéaste a passé avec elles ?

La première séquence du film introduit la réalisatrice derrière la caméra (on entend sa voix), en compagnie d’un archéologue français qui parle assez mal l’arabe. Celui-ci cherche la trace des tombes dans cette ancienne nécropole, dont les chambres funéraires ont été réaménagées en lieux d’habitation. Nous sommes chez Adel, qui semble ne pas très bien comprendre le sens de cette intrusion. Et là, dans l’incompréhension de la langue, dans le dialogue des corps et des gestes, quelque chose se noue qui débouche sur une complicité toute cinématographique. Emmanuelle Demoris raconte :

« Il y a eu une sorte de sympathie immédiate, une façon d’être à l’aise tout de suite et notamment avec Adel, il y avait une hospitalité, une manière de se sourire, de pouvoir plaisanter ensemble qui était très agréable sur fond de malentendu linguistique. Quelque chose de très vivace chez lui dans le regard, dans la manière de se faire comprendre quand on ne partage pas la même langue… 10 »

Elle arrivait, on l’a vu, avec un questionnement sensible en Égypte : « S’il n’y avait ni enfer, ni paradis, qu’est-ce que ça changerait pour vous ? » Avec Adel, cela a donné lieu à une « discussion métaphysique absolument magnifique où l’on voit la pensée d’Adel qui n’arrive pas avec une pensée toute faite et qui parle réellement en son nom propre. C’est très rare à filmer, très rare d’être contemporain de ces moments-là. Il en arrive à la conclusion que s’il n’y avait ni enfer ni paradis, ça ne changerait rien pour lui. Il disait : je ne peux raisonner qu’en fonction de mon expérience humaine, et je ne peux me référer qu’aux enseignements que j’ai reçus. 11 »

Cette rencontre initiale met en branle le film. Elle se dit que cet entretien est peut-être ce qu’elle a filmé de plus beau de tout son voyage, « aussi parce qu’il a une manière de parler en tant qu’acteur12 qui est très inspirée, très précise » 13. Revenue à Paris, elle décide de ne garder que peu de chose de son long voyage, mais surtout cette séquence avec Adel. Elle retourne ensuite à Alexandrie filmer des plans du quartier avec une « vraie » équipe, pour compléter la séquence. Quelque chose ne se passe pas alors, la magie est rompue, la présence de deux autres professionnels français, un caméraman et une traductrice, rompt la grâce du premier tournage. Et elle continue seule le voyage, pour retrouver l’intimité de la première fois et permettre à ces gens d’incarner la comédie humaine, cette « folle aptitude au bonheur qui défie les conditions de la vie matérielle. » 14

Tout au long du film, les histoires se succèdent comme des fables, les personnages apparaissent et disparaissent, prenant petit à petit conscience du film que la cinéaste leur propose, lui offrant des moments de fête ou d’intimité, l’intégrant à leur propre histoire, fabriquant avec elle des séquences qui questionnent en retour notre manière à nous de vivre, de regarder l’Orient et l’Islam. Certains vont exister dans le film le temps d’une ou de quelques séquences, comme les jeunes mariés dont on partage la joie et l’émotion, d’autres vont ressurgir à différents moments, révélant à chaque fois une facette différente de leur personnalité, construisant un récit au fil de leur évolution, de leurs joies ou de leurs peines.

Ces gens deviennent des personnages de cinéma qui souscrivent un pacte tacite avec la cinéaste, et à travers elle, avec le spectateur. Ainsi se met en place une relation triangulaire entre la personne qui entre dans le jeu du film, la cinéaste et le spectateur. Le personnage au cinéma (et tout particulièrement en documentaire où il a une existence extérieure au film) est une figure double, complexe : à la fois un étranger à qui il arrive des choses qui nous sont a priori indifférentes et en même temps quelqu’un qui incarne des problématiques qui nous questionnent dans notre propre vie quotidienne. « Le personnage est moins une réalité qu’une relation. L’expérience d’un lien. Il est ce que Renoir disait de tout grand acteur : quelqu’un qui construit un pont, une passerelle entre lui et les autres. 15 » C’est précisément ce que la cinéaste a aimé chez Adel : « une manière de parler en tant qu’acteur ». Leur rencontre avec la cinéaste donne à Adel, Hassan, Mohamed et les autres la possibilité de devenir les acteurs d’un film, de participer à une mise en scène, celle de leur propre vie.

4. Les choix de réalisation effectués par Emmanuelle Demoris ont eu des conséquences sur la pensée et sur la forme même du film. Elle a décidé de tourner seule, en « autarcie », avec une petite caméra, ce qui a facilité son rapport avec ses personnages, dont elle est devenue plus facilement complice. Une équipe même réduite entraîne une certaine solennité dans l’acte de tourner : il faut se mettre d’accord, décider du moment où l’on tourne, etc. De plus, face à une équipe, les personnes filmées ont souvent tendance à reproduire, sans même s’en rendre compte, un modèle télévisuel.

Emmanuelle Demoris a filmé avec une petite caméra DV légère 16 – assez sensible pour filmer dans les intérieurs sombres – qui pouvait alternativement être placée à la hauteur de l’épaule en mettant l’œil dans le viseur ou portée sur l’avant-bras en cadrant avec le petit écran latéral. Cette caméra est facilement « participante », s’intègre aux événements domestiques sans en perturber le cours. En même temps, cela génère des contraintes techniques, en particulier au niveau du son : le micro qui n’est plus autonome mais fixé à la caméra enregistre le son du point de vue de celle-ci ; difficile alors de se détacher du sujet qui parle pour aller chercher le hors-champ, les incidences de la parole du locuteur sur ceux qui l’écoutent, voire isoler un détail à l’extérieur de la scène. Il s’agit alors pour la réalisatrice de penser son film en fonction de ces contraintes. Dans un texte écrit au moment du tournage, Emmanuelle Demoris réfléchissait sur les conséquences de l’usage de cette petite caméra numérique dans le rapport avec les personnages :

« Seule la main fait corps avec la machine. Plus besoin d’appuyer le visage sur l’œilleton pour empêcher la lumière d’y entrer comme dans les caméras film. L’écran qui se déplie sur le côté de la machine permet même de voir le cadre sans être collé à la caméra. Du coup, hormis le bras droit, le corps jouit d’une bizarre liberté, qui lui permet d’exprimer des choses. De plus, comme la caméra, petite, ne vous cache pas, la personne filmée vous voit. Ça vous donne une certaine marge comme acteur dans le hors-champ. Vous pouvez parler ou bouger. Mais pas trop, pour ne pas compromettre la stabilité de la caméra. 17 »

On comprend qu’Emmanuelle Demoris, passée par une expérience exigeante de théâtre, avait une conscience très aiguë de sa présence physique et de la liberté de mise en scène que son dispositif lui permettait. Vivant en « immersion » parmi les habitants de Mafrouza, elle n’était pas là en observatrice « objective » venue du dehors pour capter des moments de vie en faisant « comme si » la caméra était un outil neutre. Elle était partie prenante d’un « jeu », d’une relation qu’elle avait instaurée avec un groupe de gens dont elle se sentait complice. Plus encore, elle distinguait très bien dans son rôle ce qui était du ressort de la prise de vue et ce qui était du ressort de la réalisation :

« À concentrer ces deux fonctions sur une seule personne, on tend à identifier mise en scène et filmage. Car le corps de qui filme est perçu comme un bloc univoque chargé de porter d’un seul geste le sens du film. Les expressions de ce corps sont alors interprétées comme des intentions univoques de sens valant pour le film à venir. La panique gagne si la main qui filme et le visage qui exprime cessent d’être redondants. Quelque chose du rapport de confiance est mis en danger. Mais confiance n’est pas le mot juste. Complicité presque. Pas exactement non plus. 18 »

Ainsi, au fur et à mesure du temps passé avec les personnages et de la confiance qui s’était établie, la petite caméra donnait en quelque sorte aux personnes filmées l’impression de « maîtriser leur destin ». La caméra était partie prenante de leur vie et ils pouvaient plus facilement se projeter dans les scènes jusqu’à s’approprier le film (« leur » film) et suggérer à la cinéaste des séquences, comme ce fut le cas avec Adel et Ghada demandant à la cinéaste de venir filmer la naissance de leur deuxième enfant. La caméra faisait partie à ce moment-là de leur vie et ils se sentaient en droit de donner leur point de vue sur tel ou tel parti pris de tournage.

« J’avais tourné auparavant en 16 mm et les gens que je filmais posaient moins de questions. On arrivait vite à un accord un peu général. Valeur marchande d’abord. La taille de la caméra laisse supposer que vous avez réuni de l’argent pour mener à bien votre projet, donc qu’un certain nombre de gens accordent un certain crédit à cette affaire. Première caution. Ensuite, on vous attribue un minimum de savoir-faire technique, aura de mystère qui vous évite pratiquement toute question relative aux mouvements d’appareil. Une petite caméra proche de celles utilisées pour filmer les loisirs produit une réaction différente. Les gens se fantasment comme étant à votre place. D’où cette demande de partager pleinement et jusque dans le détail les intentions censées être les vôtres. Cela est vrai jusque dans des bidonvilles égyptiens où personne n’a de caméra ; chacun s’y rêve pourtant comme filmant sa propre histoire. C’est le prolongement des albums photos que l’on sort des tiroirs. 19 »

5. Il serait erroné cependant de penser que le tournage s’est effectué de manière transparente, comme si la caméra n’était pas là. On a vu que la réalisatrice a été adoptée par les gens du quartier à partir du moment où ils l’ont vue errer seule, sans maîtrise de la langue, cherchant à établir avec ux un rapport « spontané et affectueux », selon ses propres termes ; ils l’ont adoptée parce qu’ils ont compris sa curiosité vraie, son intérêt pour eux. Quand des voisins lancent à Om Bassiouni à propos de la caméra qui la filme : « Elle va faire du scandale à l’étranger », celle-ci répond : « On veut du scandale » et un peu plus tard : « On a la conscience claire, Dieu est avec nous, il ne permettra pas qu’on se moque de nous. » Elle sait ce qu’elle fait en acceptant la caméra. D’ailleurs, c’est elle qui a proposé à la cinéaste de venir la filmer en train de faire son pain.

Dans ce film documentaire en cinéma direct, tout repose sur la relation que la cinéaste construit avec ses personnages. Pour que ça marche, il faut que les personnes filmées y voient un intérêt pour eux, qui n’est évidemment pas d’ordre matériel. Il s’agit d’un échange, où la cinéaste leur offre la possibilité de se raconter, de vivre quelque chose. C’est quelque chose qu’on décide de faire ensemble parce qu’on y trouve un bénéfice secondaire.

On voit bien ici, dans la façon dont ils s’approprient Emmanuelle Demoris jusqu’à lui donner un prénom arabe, Iman, qui veut dire justement foi, croyance, qu’elle a gagné la confiance de certains, qu’ils ont « foi » en elle. Ils ont saisi l’opportunité que ce tournage représentait pour eux. Prenons l’exemple du mariage au début du film. Ce sont les gens du quartier, Adel et quelques voisins qui sollicitent Iman pour filmer la Zaffa, cette fête de mariage chantée et dansée où les chanteurs improvisent en rimes, accompagnés par des percussions et les youyous des femmes : « Ce mariage, pour eux, était particulièrement important. Et pour moi aussi : la maison de la mariée était construite dans une tombe gréco-romaine que j’avais visitée avec l’archéologue un an auparavant. Tout le monde était d’accord pour que j’aille filmer ce mariage. 20 »Filmer des mariés entrant dans une tombe pour leur nuit de noces : la belle affaire pour une cinéaste ! Comment rêver intersection plus cinématographique de la vie et de la mort ? On est là au cœur de l’acte de filmer, qui à travers les corps vivants arrache une trace pour défier la mort. Quelque chose se raconte en second plan, qui donne de la gravité à la séquence.

La cinéaste a clairement perçu l’aspect de don et de contre-don que signifiait pour elle l’opportunité de filmer le mariage : « Les mariés souhaitaient que leur mariage soit bien filmé. Tu peux être là, mais en échange tu donnes quelque chose. Ce que je pouvais donner, c’était de filmer. Ils ne m’ont pas dit d’emblée : viens filmer. Mais simplement “viens”. Petit à petit, l’invitation s’est faite plus précise, puisque je pouvais apporter un film en échange. Les mariés ont voulu, une fois le mariage terminé, que je les filme devant les belles fontaines éclairées au centre-ville. On a donc passé deux heures en voiture. C’est pour cela que je rentre en taxi avec eux à la fin de la séquence. Et que je filme les mariés rentrant chez eux, fermant la porte de la chambre. Ils m’ont quasiment kidnappée pour cette séance photo. […] Plus tard, je les ai filmés à nouveau, mais cela s’est révélé moins productif. Le mariage était un moment où ils avaient décidé ce qu’ils voulaient : avoir une cassette de leur mariage. Cela a déterminé notre rapport. 21 »

Cela va rester pour les époux le témoignage le plus sûr de leur union, c’est une chance à saisir (en complément du filmage par un cameraman local). De plus, le mariage lui-même est une représentation. Cette situation a permis à la cinéaste de construire sa mise en scène, à la fois proche et à distance des mariés. Avec, en arrière-plan, son questionnement initial sur les morts, dont elle s’était donné comme règle de ne pas en faire un sujet, mais un axe de mise en scène.

De plus, c’est dans cette séquence qu’elle rencontre Hassan et Saber et découvre les joutes chantées en rime, qui sont un des premiers moments de grâce du film. On voit bien comme la cinéaste se tient d’abord à l’écart, à l’intérieur d’une cour, comme protégée par une porte, par l’intimité de la maison. Et puis elle sort, elle s’approche, son regard est attiré par un percussionniste qui fait des contorsions, comme s’il cherchait à aspirer vers lui la caméra. Petit à petit elle se rapproche de lui et de son compère jusqu’à faire partie du cercle des musiciens. L’extériorité n’est plus possible, pour filmer la fête, il faut en faire partie. Les gens ne se questionnent plus sur la présence de la caméra, mais au contraire s’en servent et l’incluent dans leur événement. Hassan Stohi et Saber Saïdi rivalisent devant la caméra, s’adressant à elle, écartant les rivaux pour capter l’énergie procurée par la caméra, jouant comme des acteurs conscients de leur effet, partageant la vedette avec les mariés. Hassan Stohi a reconnu plus tard que ce mariage était une des Zaffas où ils se sont le plus amusés, sans doute parce que la présence de la caméra avait transcendé l’instant, l’avait métamorphosé.

C’est donc bien un pacte qui se noue entre les habitants de Mafrouza et la cinéaste habitée par son désir de documenter les rapports des vivants avec les morts. Dans ce petit théâtre où elle filme les situations comme des rituels, les séquences filmées vont être plus ou moins suscitées par elle, au fur et à mesure que sa complicité avec les personnages augmente. Elle-même affirme sa présence hors-champ, en étant celle que les personnages interpellent, avec qui ils dialoguent. Le quatrième mur ouvert du décor en somme, celui du monde qui les regarde. En s’adressant à elle, ils s’adressent à nous, spectateurs occidentaux pétris de convictions et prompts à nous satisfaire de stéréotypes. Emmanuelle nous oblige à les écouter, à entendre leur parole.


  1. Emmanuelle Demoris, in livret du DVD Mafrouza.
  2. Ibid.
  3. Extrait d’un entretien avec Emmanuelle Demoris, Il faut que ça reste une comédie, réalisé par Fabienne Duszynski et Catherine Ermakoff, paru dans la revue de cinéma Vertigo, n°43, été 2012.
  4. Ibid.
  5. Extrait d’un entretien avec Emmanuelle Demoris, « Il faut que ça reste une comédie », réalisé par Fabienne Duszynski et Catherine Ermakoff, paru dans la revue de cinéma Vertigo, n°43, été 2012.
  6. Textes musulmans des VIIe et VIIIe siècles auxquels Dante a fait des emprunts pour écrire son œuvre.
  7. In « Il faut que ça reste une comédie ».
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. Interview d’Emmanuelle Demoris par Catherine Ruelle, – in « Cinéma sans frontières » – RFI, 18 juin 2011.
  11. Ibid.
  12. C’est moi qui souligne.
  13. Ibid.
  14. Ibid.
  15. Charles Tesson – L’enjeu du personnage, in Catalogue du Cinéma du Réel 1995, p. 53.
  16. En l’occurrence une caméra Sony DVCAM PD 150, très appréciée des documentaristes dans les années deux mille, car facile à utiliser, relativement discrète mais néanmoins performante, robuste et sensible en basse lumière.
  17. Emmanuelle Demoris – Camera con vista (Chambre avec vue). Texte publié dans la revue Cinéma 08, automne 2004. Repris dans le livret et dans la partie DVD-ROM du DVD Mafrouza.
  18. Ibid.
  19. Ibid.
  20. Entretien avec Emmanuelle Demoris, in Independencia, propos recueillis par Quentin Mevel, 5 juin 2011.
  21. Ibid.


Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 15, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0015, accès libre)