Note critique sur « Ulrike Marie Meinhof » de Timon Koulmasis

Michael Hoare

Le lecteur du débat à Lussas provoqué par ce film sera certainement frappé par l’unanimité de la satisfaction de tous ceux qui ont participé à sa fabrication. Du réalisateur au producteur délégué en passant par l’ensemble des co-producteurs et diffuseurs, tous s’annoncent « heureux » du résultat et de l’expérience.

Je ne suis pas sûr que le sujet du film, si elle pouvait encore le voir, serait aussi ravie. Ses objections, si on s’imagine un moment à sa place, ne porteraient certes pas sur la qualité de la réalisation. Jacques Bouquin sait filmer les arbres dénudés de l’hiver et le réalisateur, visiblement mélomane, a fait un beau travail de recherche pour permettre aux plages de musique isolées ou en superposition de porter à la fois des réminiscences intimes, de la pulsion dramatique, de la densité émotive. En plus, c’est vrai que c’est un beau film, dense, qui permet de communiquer quelque chose de la pathétique d’Ulrike Meinhof, quelques éléments pour situer sa personnalité, son époque, ses choix. Ce film est un bel exemple de la Nouvelle Qualité Française en matière de documentaire, un beau produit de type la Sept/Arte qui se spécialise dans des documentaires subjectifs (Point Of View documentaries) permettant de lier « la petite histoire à la grande », l’intime et le personnel aux mouvements sociaux larges.

On comprend d’ailleurs la nécessité d’exploiter ce filon. Ce n’est pas la peine de concurrencer la BBC sur le terrain « tout ce que vous avez jamais voulu savoir sur… », encore que Point du Jour et Jean-Michel Meurice aient produit pour la Sept quelques beaux fleurons de cette école. De plus, nous vivons une époque où le moi, le corps, le « je » doit peut être souligné par le regard et, si possible, affichés sur l’écran. La voie royale vers le métier de réalisateur n’est plus la Femis mais, on le craint, le divan du psychanalyste.

C’est ce qui explique peut-être la sensibilité à fleur de peau, la fragilité des âmes, la frilosité de la critique qui se doit de ne pas blesser des auteurs qui ont l’impression d’exposer leur âme chaque fois qu’ils tournent.

Bref, dans ce cas précis, il s’avère que le réalisateur est le fils d’un amant d’Ulrike Meinhof, qu’il a partagé son enfance avec ses filles, etc. – toutes choses que le lecteur a découvertes dans le film ou en lisant les textes précédents. Ceci fait que Timon Koulmasis est certainement le jeune cinéaste le mieux placé pour faire un « point of view documentary » sur Ulrike Meinhof, sujet par ailleurs intéressant à cause de sa nature de fracture et de tabou non levé dans l’histoire allemande et européenne.

Donc dans ce film nous avons une double histoire, l’histoire de l’enfance du réalisateur, et l’histoire d’une personne qui est et sera à jamais, comme aurait noté Walter Benjamin1 le terroriste suicidé dans sa cellule de prison à l’âge de 41 ans. Côté enfance, nous avons droit à un travelling qui descend l’escalier (vue subjective – l’enfant descend chercher ses parents), des images familiales en Super 8 (le réalisateur, un gentil petit gosse, regarde la caméra au ralenti) et un regard droit dans les yeux du public par l’ex-mari d’Ulrike Meinhof au moment où il s’adresse au cinéaste en disant « toi, Timon ». Ce regard nous met mal à l’aise d’ailleurs, parce que c’est un effet de « mise en abîme » calculé qui met le public faussement à la place du réalisateur, et on ne sait pas pourquoi il veut qu’on occupe cette place-là puisqu’elle est déjà prise.

À part ce petit effet de style trop intelligent, comme un film sur le « comment c’était » d’être le petit Timon Koulmasis dans l’Allemagne des années soixante, sur la confusion des sentiments dans une maison bourgeoise de gauche, le film est plutôt réussi. Il fait regretter d’ailleurs le film de fiction que Timon avait l’intention de réaliser; peut-être est-ce une idée à ressortir des tiroirs.

Mais même à ce niveau, il y a tout de même quelques manques difficiles à comprendre, ou pour la compréhension desquelles on est renvoyé hors film aux scénarios. Le film est dédié à Bettina, la fille Röhl-Meinhof qui a compté beaucoup pour Timon et dont on n’apprendra rien dans le film. On escamote l’épisode bizarre où Ulrike Meinhof a fait kidnapper ses enfants de sept ans pour les faire élever comme guérilleros anti-impérialistes dans des camps palestiniens. Pourtant, comme preuve de rupture psychologique majeure, cette action est infiniment plus forte que les quelques photos qu’on nous montre où l’on voit Ulrike en lunettes noires devant un tas de livres jetés par la fenêtre de son ex-maison hambourgeoise. Peut-être Timon n’a-t-il pas voulu alourdir les charges contre son sujet, pas voulu trop aliéner le public à son égard. Ou peut-être ne voulait-il pas raviver des blessures encore vivaces chez les filles. Je crois qu’il aurait été plus juste envers la « folie » d’Ulrike d’en avoir parlé.

Et là se pointe le problème principal du film. Comment être « juste » avec Ulrike, c’est-à-dire, comment comprendre Ulrike, comment pouvoir se mettre à sa place, comment voir le monde comme elle l’a vu ? Or sur un certain nombre de points il nous est impossible de le voir dans ce film parce que, tout bêtement, les données manquent. On voit certes que les flics à l’époque étaient méchants. On voit les affiches d’Adenauer, mais on ne dit pas un mot sur les « interdictions professionnelles » qui ont failli toucher plusieurs des personnes interviewées du film. On parle d’hystérie anticommuniste mais on a du mal à cerner, telle que les présente le film, la force et le poids que cela représentait. On dit qu’elle était antifasciste, mais on laisse seulement deviner qu’elle avait 11 ans en 1945, qu’elle avait été assez grande pour être fortement marquée par l’étendue de la catastrophe amenée par le nazisme, elle avait pu voir la reconversion opportuniste de tous les survivants dans les institutions. De même, à la fin de sa vie, on nous dit qu’elle a été capturée en 1970, s’est suicidée en 1976. Entre les deux dates, il y a une vague superposition de phrases qui sont censées nous dire ce qu’était le drame de son emprisonnement. C’est totalement insuffisant, largement en deçà de ce qui serait nécessaire pour nous dire ce qu’était la privation sensorielle (jamais mentionnée en tant que telle, pas plus que le fait qu’une prison spéciale avait été construite pour elle et ses collègues). Ce sont des informations qu’on peut lire dans le traitement, et qu’une consultante historique a été payée pour aider à compiler, mais qui glissent à travers les mailles du film soit parce qu’elles sont à peine effleurées, soit parce qu’elles sont laissées de côté.

En fait, je crois que ces détails intéressent le réalisateur assez peu. Ce qui l’intéresse, c’est de pouvoir tirer bilan aujourd’hui de cette histoire, de pouvoir demander à chacun ce qui en reste. La méthode permet de clore l’affaire en énonçant l’interprétation de la double tragédie. La vie d’Ulrike Meinhof aurait été une tragédie personnelle – en fait elle cherchait une vie affective et familiale normale dont elle a été privée par les effets néfastes de la libération sexuelle; ou une tragédie allemande – elle serait l’expression d’une tendance funeste de l’histoire allemande à vouloir fusionner trop absolument pensée et actes, a voir le monde radicalement tranché entre fidélité et trahison, « jusqu’à se jeter dans l’abîme ». Je trouve ces interprétations bien réconfortantes. Elles nous l’éloignent convenablement (nous ne sommes assoiffés ni de vie familiale conventionnelle ni de destin tragique lugubre) et cela permet de ressentir le pathétique, d’expliquer, de comprendre, et ensuite de classer.

Voire…

Dans le débat, Timon parle de sa volonté de briser les deux masques sous lesquels on a enterré Ulrike Meinhof, le masque de l’assassin et le masque de la victime. Je me demande si le projet du film n’est pas simplement d’en ajouter un – ou deux – de plus : la fêlée affective, et l’obsessionnelle tragique.

Par ailleurs, le réalisateur dit qu’il ne voulait pas faire un portrait de l’époque. Certes, on comprend qu’il n’a pas voulu, par exemple, faire une compilation de tubes et d’actus ponctués par des cartons défilant annonçant la succession des années. Mais est-ce qu’il n’aurait quand même pas manqué quelque chose d’essentiel, de central dans l’histoire d’Ulrike Meinhof qui est son combat, sa révolte ? Est-ce qu’il est possible de subordonner son écœurement face à l’hypocrisie de sa société, son dégoût des injustices policières, des oppressions mondiales, des exploitations sociales à une simple histoire d’orphelinat mal assumé et de partouzes sur la plage ? Certes, sa révolte est devenue cancéreuse, une maladie monstrueuse qui a fini par la dévorer. Mais je crois qu’il est impossible de ne pas en faire une trame centrale de son histoire et du regard du réalisateur quand on traite ce sujet-là. Autrement dit, pour comprendre Ulrike Meinhof, il faut partager avec elle ce qu’elle exprime de plus fondamental – son refus politique du monde tel qu’il est. Ce n’est visiblement pas le cas ici.

Tel qu’il est, le film nous dresse le constat d’un écart, d’une impossibilité de comprendre – dans le sens d’entendre – son sujet. C’est les années quatre-vingt-dix qui regardent les années soixante-dix. C’est la société de consommation confirmée et universelle qui juge les résistances que cette société a fait naître à ses débuts. C’est les jeunes non-révoltés qui regardent la révolte de leurs parents d’un œil mi-médusé, mi sympathique, mais qui jugent surtout sur la base de leurs propres blessures. Peut-être n’est-ce pas une démarche illégitime pour un certain film, un certain sujet. Mais il est permis de penser que ce film-ci laisse le cadavre d’Ulrike Marie Meinhof intact, non-réconcilié, incompris et incompréhensible au sein des milieux télévisuels et cinématographiques européens.


  1. « “Un homme qui meurt à trente-cinq ans, écrit Maurice Heimann, est, à chaque moment de sa vie, un homme qui meurt à trente-cinq ans.” Rien de plus contestable que cette pensée. Mais pour une seule raison : parce que Heimann se trompe de temps. Ce qu’il veut signifier, c’est que, pour la «mémorabilisation», l’homme qui est mort à trente-cinq ans, à chaque point de sa vie, apparaîtra comme celui qui devait mourir à trente-cinq ans. Sur le plan de la vie réelle, la formule n’a pas de sens; dans l’ordre du souvenir, on ne peut rien y objecter. », Walter Benjamin, Le Narrateur, dans Essais II, Denoël, Gonthier, p.75

  • Ulrike Marie Meinhof
    1992 | 52’ | 16 mm

    Ulrike Marie Meinhof fut, de 1970 à 1972, date de son arrestation, le cerveau de la Fraction Armée Rouge, dite « Bande à Baader ». Avant sa période clandestine, elle eut deux filles et fut une journaliste célèbre. En 1976, elle se « suicide » dans sa cellule. Voyage à travers l’Allemagne moderne pour tenter de recomposer la personnalité complexe et l’image restée superficielle d’Ulrike Meinhof. Voyage à travers lieux et mémoires, le film sera fait d’allers-retours entre un passé récent – les années soixante-dix – historique et médiatisé, et la mémoire intime de ceux qui furent les proches d’Ulrike Meinhof. Timon Koulmasis connut Ulrike Meinhof alors qu’il était enfant, et ses deux filles, lorsqu’elle entra dans la clandestinité, furent recueillies par ses propres parents.

    Réalisation : Timon Koulmasis
    Production : Fabrice Puchault, Les Films du Village

Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 183, 1er trimestre 1995)