Notes de voyage prises après la traversée de « Veillée d’Armes », de Marcel Ophuls

Comédie musicale et médiatique sur le journalisme de guerre à Sarajevo

Michael Hoare

Nous voici confortablement assis, premier rang du balcon, cinéma Max Linder. C’est déjà quelque chose d’inhabituel, d’extraordinaire même. Un film documentaire, tourné en vidéo, presqu’aussi long que Ben Hur, entracte inclus (mais sans Miklos Rosza), prix d’entrée cinquante francs, en exclusivité dans un des cinémas les mieux équipés de la région parisienne. Et portant en plus sur le conflit révélateur de vérité politique du moment. On se dit déjà: Chapeau à Marcel Ophuls. Les conditions de diffusion, le gonflage en 35 mm, le format hors norme, en eux-mêmes témoignent que le cinéaste veut qu’on regarde son documentaire comme on regarde un spectacle de haut niveau, comme un objet qui vaut un certain prix. Il veut nous mettre dans la position de voir, grand, d’entendre, fort.

I

Marcel Ophuls est face à la caméra; au fond on voit une place de Venise. Il a l’air de ruminer avec un regard vaguement distant pendant qu’il cherche le mot, il y en a plusieurs possibles, pour décrire la qualité du repas qu’il a dégusté la veille au soir. C’était bon, très bon, même formidablement bon. Nous sommes contents pour lui. Il a visiblement la tête pleine de ces saveurs, de ces odeurs, de ces réminiscences scintillantes de subtilité et de finesse d’un repas italien extraordinaire. Marcel Ophuls goûte les plaisirs de la bouche et du corps. C’est évident. À un autre moment du film, on le voit téléphoner à son producteur. Il a de la chance Marcel Ophuls. Quand moi, je téléphone à un producteur, je suis renvoyé sur les roses une bonne dizaine de fois par Mme l’assistante-qui-fait-barrage avant de pouvoir discuter cinq minutes avec l’auguste personnage généralement très pris dans son hystérie parisienne. Marcel pas du tout. En plus il est en pyjama dans une chambre d’hôtel avec une belle Viennoise drapée toute nue sur son lit devant la télé. D’accord, c’est de la mise-en-scène. Nous ne saurons jamais si « Bertrand » est vraiment au bout du fil, ni si la belle nue est vraiment intermittente du spectacle. Franchement cela importe peu. On est reconnaissant à Marcel de nous avoir donné cette image-là d’un cinéaste heureux, d’un homme qui – même s’il ne fait jamais les pages centrales de « Playgirl » – jouit de la vie, de ses plaisirs, de sa corporalité. Le corps et la tête de Marcel Ophuls sont partout dans ce film, du passager vaguement inquiet qui arpente la Gare de l’Est au début jusqu’au convivial participant du Carnaval de Venise que nous voyons à la fin. C’est la première leçon de Marcel Ophuls, cinéaste. Un film se fait avec des corps d’hommes et de femmes, et le premier avec lequel il faut régler une distance, parvenir à un accord, c’est son propre corps, le corps du réalisateur. C’est aussi le premier effet de miroir produit par le film. Comment inscrivons-nous notre physicalité dans nos films ? Pourquoi la convention nous dit d’instinct – mais Marcel ne l’a jamais respectée – qu’il faut que le corps du réalisateur soit hors cadre ?

II

Marcel jouit aussi des plaisirs du cinéma. Il n’arrête pas de nous filer des morceaux de vieux nanars qu’il a dû collectionner avec les archives de son papa. On a plein de Bing Crosby, que j’apprécie parce que quand j’étais gosse, je regardais tous les Bing Crosby qui passaient à la télé américaine les après-midis de week-end, même ceux avec Bob Hope qui étaient particulièrement nuls. Il chante pas mal, Bing. Ici nous avons à plusieurs reprises des extraits d’une jolie comédie hollywoodienne filmée avec plein de fausse neige en noir et blanc et qui s’appelle White Christmas. C’est important dans le film parce qu’à Sarajevo, d’abord c’est l’hiver, Noël même, et la neige de la guerre ressemble beaucoup à la neige qu’ils font à Hollywood. Par contre les Noëls ne se ressemblent pas du tout. Mais c’est un effet voulu: les films de Marcel, et celui-ci encore plus que les autres, ont toujours été des encyclopédies de montage. Ensuite un des bâtiments clefs de la ville est précisément le Holiday Inn dont on chante les louanges dans le film. Je ne sais pas si l’hôtel fait toujours partie de la chaîne (voir le film de Radovan Tadic qui y débute) parce qu’il a été assez endommagé par des « circonstances hors du contrôle de la direction ». Et comme les Holiday Inn sont très soucieux de maintenir une bonne image pour leur clientèle d’américains moyens pas radins mais très sourcilleux quant à la propreté, l’état de l’hôtel ne me semble pas conforme aux normes de l’entreprise. Toujours est-il, l’idée de citer Holiday Inn c’est drôlement bien; ça permet à Marcel de faire un duo de chanteur avec John Burns qui a dû passer ses samedis après-midis comme moi à l’époque. Il ne chante pas très bien, Marcel, mais on le lui pardonne parce que ça fait unité dans son film.

White Christmas est un parmi toute une panoplie de films classiques où hollywoodiens dont nous voyons des extraits. La fonction de ces extraits, plus pesante dans la première partie que dans la deuxième, n’est ni toujours identique, ni toujours unilatérale. Parfois Marcel fait appel à eux pour signifier un contenu, un sens qu’il n’aurait pas pu, ou plus difficilement avec sa seule matière originale.

Ainsi Marcel évoque De Mayerling à Sarajevo à différentes reprises, d’abord parce que c’est son papa qui l’a réalisé. Ensuite parce que ce film a déjà tout dit sur l’enchevêtrement-des-peuples-et-le-danger-mortel-des-nationalismes; troisièmement le film a lieu, en partie dans l’Orient Express, ce qui donne à Marcel l’idée de faire le même voyage, et quatrièmement, cela permet de représenter l’incident qui a déclenché la Première Guerre Mondiale. Cet usage multivalent des citations, fonctionnant en partie par association presque libre ou par contraste insolite avec la matière documentaire, fonctionnant aussi selon des lignes thématiques ou historiques, est à la fois d’une grande liberté, d’une grande possibilité d’invention même si, par moments, je commençais à trouver le procédé complaisant et lassant. Avec le nom d’Ophuls, son idée de l’Orient Express, et un caméraman qui le filme dans le couloir de son train, Marcel se fait tout de suite reconnaître comme cinéaste par le contrôleur. Et le développement assez long donné à cette séquence ne nous laisse aucun doute sur le fait que, pour Marcel, cette reconnaissance y compris filiale est importante. Autre question à nous, posée par Marcel. Pourquoi les cinéastes laissent leur héritage, leur famille y compris physique, hors scénario ? Avec Marcel, aucune crainte, c’est un « fils à papa » qui ne s’en cache pas, qui revendique même le statut d’être porteur du fantôme de son père.

On peut imaginer que cette manière-là de porter son nom comme un badge, un emblème de noblesse cinématographique, ne va pas sans sa part d’angoisse. Ceci dit, en faisant côtoyer sa matière de tant d’éléments hétérogènes tirés de l’histoire du cinéma, Marcel nous manifeste presque par désinvolture la confiance qu’il affiche en lui-même en tant que cinéaste. Il fait du cinéma dans la cour des grands, et il est suffisamment confiant de son fait pour utiliser leur travail comme matière à illustration, comme enrichissement de sa propre texture. La citation de Henri V permet à Marcel d’exploiter à ses fins, outre la beauté Shakespeare en v.o., la mise-en-scène par Olivier de ce qui est déjà commentaire sur les mystères de la représentation dans la pièce, et des ruminations sur la responsabilité terrible que c’est d’avoir à diriger une guerre. Marcel tire du côté de Howard Hawks un montage à la fois sur l’univers des avions, sur le courage face à la mort, et une femme dans un monde d’hommes qui se défend très bien au piano. Nous aurons comme un double documentaire de cette femme quand il s’agira plus tard de l’histoire du premier reporter féminin sur les plages de Normandie. Marcel a du cran de tisser un patchwork pareil. Un cinéaste, comme poète du couper-coller, peut construire de nouveaux sens, de nouvelles résonances en exploitant le travail de ses ancêtres. (Avec la digitilisation des images qui s’annonce, les possibilités sont sans limite ! Et l’intégrité de l’œuvre ? Et l’intention de l’auteur ? Faisons confiance, le prix juste sera trouvé ! L’avantage ici est d’attirer l’attention tout de suite sur la mise-en-scène, y compris dans les séquences documentaires ou d’enquête. La mise-en-équivalence d’images et de séquences qui obéit à des conventions radicalement différentes nous obligent à voir la mise-en-scène à l’œuvre partout. C’est le côté positif du procédé. Parfois les extraits de fiction arrivent comme contre-point de sobriété fictionnelle face à la mise-en-scène hystérique du réel version news (cf la visite d’un condamné à mort chez Christine Ockrent, et celle de l’extrait qui suit). Mais parfois… si on prend la fin de la première partie – Cagney chantant Give my regards to Broadway avec un faux bateau qui lance de faux feux d’artifices derrière ses claquettes – c’est un moyen chaleureux, gai et beau pour dire au revoir au voyage, au revoir au spectacle, au film et, bien sûr, à son public. Mais ici, on se dit que la raison principale pour l’inclusion de cette scène, c’est que Marcel l’aime bien, qu’il a eu du plaisir à la chercher à la partager avec nous, et ce plaisir-là suffit pour laisser filer les minutes de projection et le budget de l’entreprise. Il existe donc, c’est réconfortant de le savoir, un type qui est honnête avec son propre plaisir de cinéaste, qui l’affiche dans son film, et qui semble monter à partir de la question « pourquoi pas ? » plutôt qu’à partir de la question « quelle en est la rigoureuse nécessité ? ».

III

C’est un film sur les journalistes de guerre. Marcel nous montre dans le train de départ un livre sur les premiers journalistes de guerre à l’époque de la Guerre de Crimée. Après, tant qu’il est à Sarajevo, il interviewe des journalistes, ou les filme au travail. Il se concentre surtout sur les journalistes de la télé, ce qui est bien parce que ce sont eux les vedettes de notre modernité brillante. Qui a entendu parler de John Burns ? Tandis que PPDA a régulièrement droit à des articles dans les magazines de coeur, voire dans le dernier Télérama .

On comprend plusieurs choses dans ce côté du film. On comprend que le John Burns en question est vraiment un type bien, formidable, condamné par la maladie – c’est logique, dans le cinéma c’est toujours comme ça – mais qui a du courage et de l’intégrité à la pelle, et qui essaie de faire son travail d’informer, de donner un point de vue, de faire comprendre ce qu’il voit et vit avec tout ce qu’il a d’opiniâtreté et d’intelligence. On comprend que les conférences de presse de la FORPRONU sont à l’image de ce qu’est la présence de la FORPRONU et de la politique des grandes puissances : une mascarade de mauvaise foi et d’auto-aveuglement volontaire. On voit un photographe faire son travail de photographe, qui est de faire des vues esthétiques à partir de la misère ambiante et d’essayer d’en vivre.

Et surtout on suit, dans la première partie, une équipe de la BBC autour de Brian Simpson et une équipe de France deux. On voit tout de suite que les anglais ont plus de classe que les français. D’abord ils mettent un vrai journaliste au travail entouré d’un type à la caméra, un autre au son, et éventuellement un troisième qui tient une lampe. Face aux français qui sont réduits à deux, et parfois à un – je l’ai vu à M6 – pour faire le JRI orchestre ultra-mobile et pas cher du tout. Ensuite les anglais cherchent à faire comprendre – c’est le type d’Eurovision qui le dit et il devrait savoir parce qu’il voit tout ce qui entre et sort par satellite – tandis que les français cherchent à faire ressentir. Donc les anglais cherchent à expliquer les causes, et les français à fouiner les effets, les anglais à mettre de la distance et les français à mettre le nez dedans, etc. etc. etc. C’est ce qu’ils appellent côté grenouilles « rechercher l’émotion », mais on a plutôt envie de dire cannibaliser les victimes. Marcel nous montre tout cela assez clairement, et c’est déjà pas mal. Il met en scène aussi une petite scène chez les anglais où on voit que la réaction publique face à leur très bon journalisme reste limitée à « n’est-il pas gallois d’origine, ce Simpson ? », tandis que certains français face à leur très mauvais journalisme réagissent sur les plans politiques et philosophiques. D’où une discontinuité dialectique et parfois surprenante entre causes et effets qui nous conforte dans la volonté de ne pas totalement désespérer. Si le mauvais journalisme provoque le cynisme plutôt que l’adhésion débile qu’il semble viser, le jeu reste ouvert.

Marcel poursuit son enquête sur le journalisme de guerre sur d’autres terrains. Il fait une histoire partielle du sujet. Il explique dans ses interviews que le film est parti de cette envie-là, et devait commencer pendant la Guerre du Golfe. On voit la jeune Christine Ockrent pendant la guerre Iran/Irak toucher à la délicate question de filmer ou non un condamné à mort dans une prison iranienne quelques heures avant son exécution. Surprise, surprise, elle tranche en le filmant (suivi d’une citation hollywoodienne, tout en drame et sobriété). C’est vrai qu’on n’y apprend rien, mais quelle émotion ! quelle audace journalistique ! Marcel utilise Patrice du Tertre pour défendre avec verve les qualités cinématographiques et affectives du journalisme français sur fond d’images bétacamisées de Gaza. Il en fait tellement qu’on se demande s’il n’est pas payé. Les chaînes pourraient faire pire que de l’embaucher comme une sorte de Max Gallo de façade en cas de coups durs éthiques.

Après une petite étude de l’histoire de son sujet (dont une discussion intéressante sur la mise-en-scène d’une photo devenue une pièce canonique dans le journalisme de guerre), nous voici emmenés dans les salons et les coulisses de TF1. Marcel, on l’a compris, aime parler aux gens, rencontrer du monde, papoter avec les grands de choses petites et grandes. Quand il discute avec les journalistes, il discute aussi salaires, avantages, adrénaline et heures sups. Ça les rend très humains. Il rencontre PPDA donc dans le salon d’invités de TF1. C’est très joli à TF1, extérieur et intérieur, et on voit qu’il y a des fauteuils en cuir partout. Des photos noir et blanc décorent le mur, très style des années trente, montrant tous les présentateurs vedettes de la chaîne. On voit qu’ils ne sont pas narcissiques pour un sou. Quant à PPDA lui même, le regard de Marcel devient carrément tendre à son égard. On voit qu’un présentateur de journal travaille, dur même. Il gagne gros mais il le mérite. Et puis on devine qu’il est petit, PPDA. Et ça c’est formidable. Même assis, engoncé dans son fauteuil en cuir du meilleur goût TF1, il a l’air plus petit que Marcel et ça c’est quelque chose parce que Marcel n’est pas du tout un géant. On se sent soulagé, comme si on découvrait une information essentielle qu’on ne voit jamais sur les JT. Et puis – même effet que lorsqu’on apprend que le loyer de Martine Laroche-Joubert bouffe la moitié de son salaire – l’être humain devient vraiment humain. On comprend la galère de sa vie dans les cours de récré, un aristo nargué par ses compagnons d’école, la volonté de grandir, de réussir. On comprend la morgue, l’ambition que ça a dû faire naître, et on commence à avoir de la sympathie pour le bonhomme. Il devient Balzacien. Il a peut-être eu quelques pépins de déontologie dans sa vie, mais ils sont excusables, parce que quand on veut devenir grand, aimé du public, numéro 1, que sont quelques broutilles d’éthique en travers de son chemin. Marcel d’ailleurs soulève la question de la fausse interview avec Castro ce qui donne l’occasion à PPDA de dire qu’il n’est pas là pour parler de ça, et à Marcel de nous montrer qu’il est vraiment un intervieweur qui n’a peur de rien. PPDA ne manque pas de courage non plus d’ailleurs. Il se paye Sarajevo comme décor de fond pour un JT animé en veste pare-balles. Ça oblige un changement avantageux de costume avec en prime l’auto-justification imparable que c’est ainsi qu’on intéresse le public à ce problème « dramatique ».

Marcel poursuit son enquête en s’intéressant de très près à deux questions vitales. Est-ce que les journalistes bouffent bien ? Réponse : mieux que les habitants de Sarajevo. Et est-ce qu’ils sont bien protégés quand ils se baladent ? Réponse: pas assez, les chaînes françaises sont scandaleusement radines quand il s’agit de voitures blindées pour leurs équipes. Là aussi les britanniques ont nettement plus de chance. Que font les syndicats ? On est juste en train de se poser la question quand la voiture dans laquelle Marcel filme s’arrête parce que quelqu’un a entendu qu’un journaliste avait été frappé par une balle. Moment de suspense, puis soulagement. Fausse alerte, ce n’était qu’un habitant de la ville. Marcel a la décence de poser la question qu’on se pose tous, et alors, un habitant de la ville n’est-il pas un être humain ? Mais la voiture redémarre. Après tout, la ville a de quoi s’occuper des siens, il faut que les journalistes pensent aux leurs.

Le résultat est une curieuse ambivalence dans la réaction que je ressens face aux gens que Marcel montre. En fin de course, je suis resté après ce film avec l’opinion de leur métier que j’avais avant. Pour rien au monde, je ne m’engagerais dans ce rapport-là aux gens, aux faits, aux choses. À part Burns et Simpson qui se distinguent par leur volonté d’honnêteté, les seuls chez qui une certaine noblesse de la fonction de « reporter » apparaît sont les journalistes non pas de guerre, mais pris dans la guerre, absolument involontaires, démunis de tous frais journaliers, et payant de leurs vies et de leurs personnes le fait de travailler pour l’avenir, maintenant. Ce sont les journalistes d’Oslobodjenje, le journal de Sarajevo, fonctionnant au sous-sol d’un bâtiment en ruines.

Mais, et c’est là où Marcel nous amène vers une question vraie: si ces figures médiatiques, ces ombres « envoyés spéciaux » de passage sur nos écrans, l’espace d’un 90 secondes, entre 20h et 20h30, sont des êtres humains en chair et en os et qui visiblement – dans leurs intentions, dans la manière dont ils s’expliquent, s’auto-justifient, dans leur idéologie – tentent d’alerter les consciences sur la réalité des choses, pourquoi est-ce que ça ne marche pas ? Quelle est la fonction sociale qu’ils remplissent qui semble annuler par elle-même la volonté qu’ils tentent d’y imprimer ? Quelle est cette place de messager de masse que la société a créée, et l’ayant créée, relègue à l’impuissance ? Et si la fonction sociale inspire un certain nombre d’individus ni mieux ni pires que les autres pour la remplir, quelle est cette audience de masse – nous, l’autre versant de la fonction – qui assistons en spectateurs impassibles aux horreurs qu’ils nous montrent.

IV

Marcel, corps et cinéphile, parole et conscience. Et correspondant de guerre. C’est ainsi, dans une sorte de dernière mue, qu’il s’en va enquêter auprès des gens porteurs de responsabilité politique, des gens qui se battent pour la dislocation d’un État pluriel au nom de la « pureté » ethnique. Marcel accompagne l’équipe de la BBC vers les hauteurs de Pâle, là où les serbes bosniaques tiennent leur quartier général. En route, en passant par un point de contrôle, un des miliciens parle obligeamment anglais au caméraman. Marcel est là et entame une discussion qui tourne très rapidement – le milicien est un homme cultivé – vers notre compatriote littéraire Marcel Proust.

« Ah oui », susurre le milicien tout sourire, « il était aussi un juif ». Les oreilles de Marcel bondissent : « un juif ? Mais comment savez-vous que je suis juif ? ». Le milicien esquive, Marcel insiste – il a l’habitude de ce genre d’interrogatoire de ses films précédents – mais la seule réponse qu’il obtiendra est ce sourire, ce magnifique sourire. On l’imagine volontiers plaqué sur le visage d’un SS en train de fermer la porte d’une chambre à gaz. C’est le sourire d’un homme intelligent qui a épousé les thèses du diable, qui annone des crapuleries avec d’autant plus de conviction et de bonhommie imperturbable que l’autojustification, l’interprétation paranoïde de la réalité, est patente.

Plus loin sur le chemin, Marcel, qui n’a pas la réputation d’un homme à lâcher prise, affronte – si l’on peut dire – les dirigeants de l’agression. Le « psychiatre » Karadjic, son second couteau le scolaire Shakespearien, et même Milosevic. Ce sont les moments où pour la première fois je me sens franchement mal à l’aise dans le film. Car Marcel Ophuls, devenu correspondant de guerre dans son film sur les correspondants de guerre, déçoit. Certes il professe une sensibilité juste, des avis politiques que je partage. D’accord il affiche son « Dossier noir sur l’ex-Yougoslavie » bien en évidence sur la table devant Milosevic. C’est un clin d’oeil pour nous, son interlocuteur ne lit pas – on peut le supposer – le français. Marcel écoute poliment pendant que les uns et les autres ressortent l’autojustification des guerriers des viols collectifs. Milosevic est un grand défenseur de la presse libre, nulle part au monde la presse est-elle libre comme en Serbie. Karadjic se bat pour l’âme et la survie d’un peuple agressé de tous côtés, victime des musulmans et de la communauté internationale. Marcel ne les croit pas. Nous non plus. Mais que penser de leur place dans ce film ? Que penser de ce tête-à-tête auquel Marcel nous oblige à assister. Pour une fois, l’effet miroir se casse. Moi je refuse mon identification à cet ambassadeur-là, à cette amabilité-là. Ce ne sont pas des gens avec qui j’ai envie de discuter en partageant canapés et cafés pendant un après-midi de soleil. Je n’ai même pas envie de les avoir dans mon champ de vision du balcon du Max Linder. Je ne les trouve ni drôles, ni caricaturaux, ni cinématographiques. Leur place est devant un tribunal international, accusés de plusieurs graves crimes contre l’humanité et de la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Or face à eux, Marcel est un modèle de politesse distinguée, de suavité mielleuse. Il promeut, malgré lui, leur déjà actuelle respectabilité.

Pourquoi est-ce que nos dirigeants, tous adeptes inconditionnels du Realpolitik, ne leur serreraient pas la main si un moraliste comme Marcel le fait ? Où est le Marcel qui s’imposait face aux vieux restaurateurs, ex-gardiens de camps ? Où est le Marcel qui ne se laissait pas démonter par des chiens de garde, qui dénichait les tranquilles retraités fascistes entourés de leurs barbouzes et de leurs murs blindés ? Où est sa rage ? Où est sa violence ? On ne reconnaît plus notre bonhomme, et surtout on ne se reconnaît plus en lui. La « mise-en-scène » caricaturale de ces bourreaux, même s’ils sont désignés par des cartons comme des vilains d’un Tex Avery, ne nous épargne pas le sentiment désagréable d’une compromission. C’est connu depuis longtemps, la propagande ne se démonte pas, il faut la casser. Comme si, à trop vouloir faire tourner ses personnages comme des figures de cinéma, Marcel s’était perdu – ce n’est pas rare en France d’ailleurs – dans son intelligence cinéphilique ; comme si, pour une fois, il avait lâché ce qui fait rocher dans son œuvre, son inassouvissable colère.

V

Marcel interviewe Philippe Noiret qui est habillé et maquillé pour tourner dans une fiction d’époque dont on aperçoit les appareillages au fond. La difficulté de toute cette histoire, nous dit Noiret, c’est qu’à l’époque des années trente, de la dernière période fasciste, on ne voyait pas, on ne savait pas. Et c’est ainsi que les gens, nos parents, ont expliqué leur inaction face aux crimes contre l’humanité commis par les nazis. Maintenant tout le monde sait, tout le monde a vu. Notre inaction reste la même. Marcel cherche l’explication dans une discussion avec Alain Finkelkraut appuyée par l’analyse d’une parution de Bernard Kouchner face à Anne Sinclair. L’objet de l’analyse: la prévarication du gouvernement français et sa manipulation de l’opinion publique non pas par la censure des informations mais par l’injection volontaire d’éléments de confusion, de relativisation, de paralysie de la pensée, et dont l’intervention « humanitaire » se révélera la pièce maîtresse. Comment agir pour ne pas agir tout en donnant l’impression d’agir. Il s’agirait d’une entreprise partiellement de désinformation mais surtout de démobilisation. Force est de constater qu’elle marche. Chaque intervention de Juppé à l’écran, c’est pour dire « il n’y a qu’un chemin vers la paix, satisfaisons tout le monde ». On sait que cela revient à dire aux bosniaques: « acceptez votre partition. La purification ethnique est un but acceptable, les crimes contre l’humanité, une méthode peut-être regrettable (mais contre laquelle le monde est impuissant) pour faire avancer une revendication historique légitime ».

Pour savoir pourquoi de telles apologies du crime servent de politique étrangère à un pays qui se dit démocratique en provoquant le désaveu public d’une si petite minorité de ses citoyens, Marcel cherche, en dialogue avec Finkelkraut, dans les archives de la télé. Le détail dont parle Finkelkraut, et que Marcel n’arrive pas à trouver dans les séquences examinées, n’est pas très important. Ce qui l’est, c’est le fait de chercher la cause profonde de notre complicité dans les archives d’un talk-show télévisuel. Par ce fait, Marcel nous renvoie, nous, public, peuple, opinion, à notre vraie place; celle d’une audience de télé, d’un sondé d’opinion, d’un score d’audimat. Il nous dit que l’humanité nouvelle, c’est ça; la responsabilité, la pensée, le courage et la conscience d’un peuple, des peuples se règlent dans cet espace-là, dans la zone magnétique et mentale créée par cet aquarium aux couleurs bariolées dont a parlé Marker. C’est pour ça que le film est sur les correspondants de guerre et non pas sur les politiciens. Parce que Marcel veut mesurer les mécanismes de notre consentement. Et dans la figure du journaliste audiovisuel moderne, il sait qu’il tient une clef. Marcel nous indique là le véritable problème, et réassume son statut de moraliste de l’image. Dans son travail de compilation, d’enquête, de montage, c’est notre propre existence, notre propre imaginaire culturel qu’il explore, et face à une question cruciale de la politique, notre avenir en tant qu’êtres pensant et agissant, oserais-je dire citoyens. Comme la conscience, à l’image du film, est un patchwork d’images, la conscience se manipule, se monte, par de savants dosages d’interventions ajustées: le vrai, contredit par le faux, ou le demi-faux, laissant le doute, et permettant le désengagement. Si la complexité est telle que nos dirigeants ne peuvent rien, que pouvons-nous ? Il nous fait sentir la glissade vers la massification des opinions, l’orchestration de la paralysie des désirs (qui veut faire la guerre ? mais pourquoi est-ce que l’intégrité et la souveraineté du Koweit en valent une, et celles de la Bosnie n’en valent pas ?) glissade qui a commencé mais dont nous ne devinons pas encore jusqu’à quelles profondeurs, jusqu’à quels abîmes elle risque de nous entraîner.

C’est pour ça, à la fin, qu’on se dit (dans l’ambiguïté et la plénitude d’une œuvre-monde généreuse) que ce film est salutaire. Parce que Marcel qui traine son corps maladroit à travers les ruelles et les marchés de Sarajevo, nous faisant rencontrer le meilleur et le pire chez les journalistes: nos yeux, nos oreilles, nos consciences, nous emmenant par monts et par vaux entre ses souvenirs et à travers sa filiation, ses associations cinématographiques, Marcel nous esquisse à la fois le portrait de l’humanité dont nous sommes, et le portrait d’un homme qui cherche face à elle sa manière de résister, sa manière d’être. Il nous indique l’indifférence soigneusement calculée et dosée que les journalistes, souvent à leur corps et consciences défendant, sont payés pour construire. Et simultanément il se met en scène, il étale son attirail de souvenirs et d’imaginaire, il va là-bas, mène son enquête, promène son corps, fait son cinéma, et en faisant tout cela, avec ses moments de vérité, avec ses gros faux pas, il fait quelque chose, la seule chose digne qu’un sujet humain puisse faire aujourd’hui, il ose s’engager.



Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 97, 1er trimestre 1995)