Vues sur les docs à Marseille
Marie-Christine Peyrière
Quand spectateur et cinéaste ne savent plus ou pas encore regarder, quand s’installe l’incertitude sur ce qu’un film peut expérimenter, la relation cinéphilique affronte le vertige. La curiosité seule ne permettait pas de suivre la quatrième édition européenne de Vues sur les docs à Marseille, organisée par Brigitte Rubio et Hélène Jimenez. Le parcours imposait la violence de la vision : le témoignage sur les effets du sida, la confusion nationaliste yougoslave, les inconnues des révolutions de velours, les actes meurtriers. Mais il soulignait les enjeux de création.
Silverlake life inaugurait le festival, emblématique de cette volonté des cinéastes à y aller voir, au prix de leur anéantissement. L’Américain Tom Joslin, atteint du sida, filma sa propre mort au travail. Journal, film-essai, Silverlake life rappelait Nick’s movie (Wim Wenders filma en 1979 les derniers jours du cinéaste Nicolas Ray) par son parti-pris obscène mais assumé d’une mise en scène de sa destruction. Si la cinéphile se souvient du « cut, don’t cut », rythmant les échanges tendus entre Wenders et Ray, cette ambiguité de la démarche donne lieu dans Silverlake life à une négociation qui ne se résout jamais clairement puisque demeure en suspens toute procédure qui déterminerait les attitudes justes sur ce que l’image montre de cette souffrance. Le cinéaste s’obligea à engager un processus de représentation, à déterminer une position artistique d’observation, à définir un message, indépendamment de toute maîtrise de montage, en état d’impuissance d’interprétation. La solution retenue dans Silverlake life signe l’acceptation d’une œuvre collective: celui qui meurt donne la caméra aux survivants, qui improvisent leurs rôles dans le déroulement de ce film noir.
Le monteur (Peter Friedman) devint le dépositaire des différentes couches du sens déposées par les à-coups des disparitions. Testamentaire sur la relation à la maladie, la mort et l’homosexualité, problématique sur la socialisation et l’esthétique d’un corps abîmé et sacrifié, document d’une époque, le film évoque les images des camps de concentration, tous ces documents de l’horreur que le cinéma réaliste de l’après-guerre dut assimiler dans sa perception. Comment le cinéma documentaire assumera-t-il de telles expériences ? Un tel contexte redéfinirait-il une position d’auteur ?
Cette question de l’auteur se diffractait sur le cinéma documentaire africain dont un aperçu était donné par Chantal Bagilishya. Il ouvrait quelques interrogations, historiques et modernes. D’une part, il existe une mémoire de l’approche et les sujets documentaires en Afrique qu’il faudrait prendre soin d’analyser. De Sembene Ousmane à Souleymane Cissé, de Raoul Peck à Idrissa Ouedraogo, tous les « grands » cinéastes de l’Afrique ont fait des films documentaires. Il est à souligner l’influence de leur formation dans les écoles de cinéma russe, allemande ou française, notamment l’École de Moscou, l’École de cinéma et de télévision de Berlin, l’Idhec et le comité du film ethnographique de Jean Rouch.
Positions d’auteur
D’autre part, des œuvres récentes font date, circulent, sont vues par d’autres cinéastes. Les deux créateurs contemporains et producteurs Idrissa Ouedrago et Raoul Peck offrent de nouveaux repères dans le traitement réaliste. Ainsi, les cinq courts-métrages de Idrissa Ouedraogo, impulsés par une nécessité socio-éducative témoignent d’une appréhension artistique sur la réalité. Dans les Écuelles comme dans Issa le Tisserand, Ouedraogo n’a jamais renoncé à travailler une sensibilité portée par le souci de susciter une vision sociale. Traités radicalement, sans commentaire, au son « mental », filmés avec attention et dans une proximité qui tue la caméra observante, les cadres rigides, les longues distances, les rythmes plaqués et les surdités des langues, ses documentaires composent ce regard qui prend les êtres dans la pureté de leurs gestes, en harmonie profonde avec leur monde, conscients de leur dignité. Ils les saisit dans un moment juste, juste avant la chute : la perte des valeurs de leur communauté. Plus engagé dans une réflexion historique, Raoul Peck soulève la question du filmage du politique. Son Lumumba retrace un parcours réflexif et émotionnel complexe. Son dispositif déploie une pensée qui s’interroge comme citoyen et cinéaste, sur comment regarder, quoi filmer, quel est le point de vue possible sur l’histoire et les dictatures aujourd’hui. Enfin, une écriture documentaire menée par des praticiens de la télévision provient d’une critique sur le réel télévisuel. En France, Jean-Marie Téno (Afrique je te plumerai, Bikutsi waterblues) tente de produire cette perspective qui bouscule l’imagerie du « tiers-monde » sur deux directions: l’idéalisation africaine, censurant toute image « négative » et l’outrance du pathos occidental.
Le point commun reliant l’ensemble de ces auteurs se situe sur le sentiment d’une expulsion du présent, un présent défini, cadré, vécu par d’autres. L’intégration dans les systèmes de production comme dans les modes de réalisation les obligent à retrouver une perception affective, une pratique des codes réalistes vivante, dynamique et quotidienne, une quête de la beauté à partir d’une pensée africaine, une interrogation sur les mythes, une forme de récit. Elle impose au spectateur un effort de lecture dans son appréhension du visible.
Qui filme désormais ? Des techniciens, et des chercheurs. À Marseille, les nouveaux premiers films documentaires avaient cette particularité de rassembler une juriste (Anne-Laure Folly), un historien écrivain (Balufu Bakupa-Kanyinda), ou un ingénieur du son (Zézé Gamboa). Leurs films ressemblent parfois à une recherche en image (Femmes du Niger) mais traitent dans ces trois cas des avatars de l’état. L’historien zaïrois Balufu Bakupa-Kanyinda, assistant de Raoul Peck sur le Lumumba s’est attaqué à la figure du dernier leader révolutionnaire africain, Thomas Sankara. Son film Thomas Sankara part d’une série d’interviews réalisées avec l’ex-président du Burkina-Faso. Sankara, au discours émancipateur, assassiné par coup d’état, fait partie désormais de la légende. Le film projette l’ombre du charisme comme une parole vivante que l’on ne saurait mettre en cause. Le mythe de Sankara ressemble à celui de Bob Marley, mais Balufu Bakupa-Kanyinda n’a pas encore trouvé la forme qui permettrait de rendre compte ni de son ampleur, ni de la profondeur du personnage. Anne-Laure Folly manque de savoir-faire dans la réalisation mais son tournage laisse entrevoir des femmes acteurs de la vie politique lors d’une élection au Niger qu’aucun cinéaste ne prend soin de cadrer. Quant à Zézé Gamboa, il choisit dans Mopiopio de faire un portrait de la capitale de Luanda à travers ses musiciens. Ses plans séquences dans les rues, ses scènes de bal, son attention aux difficultés du quotidien cassent les règles du genre. Il ouvre un nouveau champ au cinéma angolais quand les aînés demeuraient rivés sur le récit des luttes coloniales. Mais le plus engagé dans le désir de cinéma s’appelle François Woukoache.
Avec Melina (Habits de deuil), ce jeune réalisateur camerounais tranche dans les discours et les clivages établis. À la suite de la mort de son père en pays bamiléké, le cinéaste qui vit à Bruxelles est retourné filmer les funérailles de cet homme chrétien et animiste. En fait, sur place, pour la famille, rien n’est simple. Tous les enfants ont été élevés en dehors de la tradition et reprendre contact avec le village ne va pas de soi. Ce filmage des funérailles prend le contrepied des films ethnologiques, hanté par le souci de ne pas rater les différentes étapes du rite, à bonne distance du mort. Dans Melina, les images de rite ne sont ni belles, ni extérieures; ce sont des cérémonies où Woukoache semble ne pas savoir pas se placer. La caméra interroge chaque membre de la famille. Cela dure longtemps, elle reste, attend, et c’est dur et on s’ennuie. Ni les temps morts, ni la résistance, ni l’absence d’échange ne nous sont épargnés. C’est entrecoupé de plans fixes dans la ville, comme une quête, une pause, une méditation sur ce visage de l’Afrique fermé. Se ressent une densité douloureuse sur laquelle le spectateur bute, un état d’inconfort, un malaise. Mais c’est neuf car il manquait ce point de vue personnel sur son groupe, d’une intimité sans complaisance. Melina suggère les mots de Jacques Rivette : il y a quelque chose d’infâme, de crapuleux dans le travail de cinéma.
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 99, 1er trimestre 1994)