Entretien avec Pierre-Oscar Lévy
Pierre Baudry, Michael Hoare
Image ou imagerie
Pierre-Oscar Lévy : Le mois dernier un astéroïde aussi grand qu’une planète a été trouvé. J’aime bien l’histoire qui s’y rattache. L’astéroïde se trouvait déjà sur des clichés, il y a vingt ou trente ans, mais on ne l’avait pas détecté parce qu’on ne le cherchait pas. J’aime cette observation : pour détecter quelque chose qui soit visible, pour en faire une image scientifique, il faut d’abord l’avoir pensé théoriquement. C’est devant les yeux, mais il faut une longue recherche et réflexion avant de le voir.
Cette histoire-là me paraît symbolique de tout ce qui peut se passer en sciences. Il y a toujours des gens qui pensent quelque chose théoriquement parce que c’est lié à l’histoire, à des préoccupations économiques, philosophiques, etc., qui trouve avec des instruments, des machines qui sont le produit de l’histoire, de l’économie…, et en fait c’est toujours lié à « l’idéologie ». Et puis en face on baigne dans une espèce de discours ambiant constant qui dit : on voit tout, on est omnipotent, on comprend tout ; qui prétend que la science et les images scientifiques sont complètement vierges de tout problème idéologique, alors que c’est exactement le contraire.
On rencontre cette attitude lorsque l’on parle à des ingénieurs, à des scientifiques. Parfois, tu poses des questions et ils répondent : « Non, là il n’y a pas eu de recherche, on ne peut rien dire. » « Pourquoi n’y a-t-il pas de recherche ? » Il y a plein d’endroits où il n’y a pas eu de recherche. Parce qu’il n’y a pas de crédits, ou parce que ce n’est pas pensé, ou ça a été oublié. Parce que ce n’est pas une priorité économique ou politique. Mais cet aspect-là n’est pas pris en compte dans le fonctionnement des sciences comme dogme ou comme religion du savoir.
Pierre Baudry : On peut comparer ces deux ordres d’inconnu différents dont tu parles à la cartographie. Quand ils te disent qu’il n’y a pas de recherche, ce sont des terræ incognitæ, alors ce que tu nous désignes par « ce qu’on ne peut pas voir parce qu’on n’a pas les concepts », c’est le territoire en dehors de la carte. C’est ce que la projection cartographique ne permet pas de représenter.
POL : En fait, souvent c’est là et c’est vu, sauf que ce n’est pas compris. On ne peut penser que ce pour quoi on a les mots. C’est un lieu commun de dire qu’on ne voit que ce qu’on sait. Mais bon, c’est bien à dire. De la même manière qu’on ne voit pas une couleur dont le nom n’existe pas. C’est toujours l’exemple de la langue inuit où il y a 63 mots pour blanc et il n’y a qu’un pour nous. C’est vraiment parce que dans leur expérience, c’est important de savoir si ce blanc-là de neige signifie qu’on peut la traverser où qu’on s’y enfonce.
PB : En même temps, c’est essentiel parce que ça définit tout ce qui peut être de l’ordre de l’histoire des sciences. Une révolution scientifique se fait par l’abandon d’une problématique pour une autre parce qu’on s’aperçoit qu’il y a des objets qui ne peuvent pas être expliqués à l’intérieur d’une problématique donnée, et on en construit une autre où ils deviennent pensables.
POL : Et quand tu fais des films à caractère scientifique ou une émission à caractère scientifique, tu es constamment confronté à des gens qui ont du mal à penser la révolution. Ils sont à l’intérieur d’une discipline et d’un discours, et donc ils sont conservateurs même s’ils adhèrent à la foi que la science, c’est un lieu où on doute et met tout en cause.
PB : Et à mettre des rustines à la théorie pour qu’elle continue de tenir, même s’il y a des objets qui pourraient la mettre en danger. Dans l’histoire de la physique au moyen âge, la théorie des impetus venait renforcer la théorie des lieux naturels aristotéliciens. Elle a replâtré l’aristotélisme en physique pour que ça continue de tenir.
POL : En plus, toute histoire est contemporaine. On est toujours en train de revisiter l’histoire des sciences, ou l’histoire tout court, du point de vue d’aujourd’hui. Et ce qui est le plus souvent raconté sur les sciences, ce sont des histoires qui servent les lois du marché d’aujourd’hui. Gommés les hésitations, les erreurs, les fausses pistes, les vrais chemins pas suivis jusqu’au bout. Et donc nous devrions toujours dire que nous ne savons rien, que nous n’y voyons rien, que nous n’entendons rien, que nous ne comprenons pas. La commande formulée, vraiment, par des dirigeants de chaînes de télévision c’est : une question, une réponse.
Alors que la réalité des sciences, c’est une question, mille questions. Les chercheurs, pour des raisons simples de travail, délimitent un très petit champ qui finit par être leur champ à eux dont ils sont les seuls spécialistes et dans lequel il n’y a personne pour les contredire. Ou alors ils sont trois dans le monde. Comment pourrait-on parler d’une chose si restreinte alors qu’on pose des questions très larges et qu’on voudrait une solution à la fin des quinze minutes de film, ou des cinquante-deux minutes si on a de la chance ? C’est une chose impossible à faire à moins de, entre guillemets, « outrepasser » tes droits ou tenir le discours pour quelqu’un d’autre.
L’enjeu, c’est d’avoir un point de vue d’auteur très sérieux, alors qu’on te dit que si tu travailles sur les sciences, forcément ton sujet, ton traitement doit être objectif. La contradiction semble plus grande quand tu fabriques des films à caractère scientifique, mais elle est du même ordre que quand on parle d’art, de musique ou d’information. Il n’y a pas du tout, de ce point de vue, de spécificité des films à caractère scientifique, sauf si on met le joli voile sur les yeux qui permet de voir les « vérités scientifiques ». Y aurait-il un fond de réel parce que le discours s’est avéré confirmé par des expériences répétées ?
Pour moi, l’expérience de faire des films sur les sciences m’a fait comprendre que parler des sciences, c’est la même chose que de parler de l’histoire, ou d’autre chose. C’est une culture comme une autre. Et il n’y a pas plus ou moins de vérité ou de réalité qu’ailleurs, car même avec tout l’appareil d’expérimentation et de prévisibilité confirmée, il reste que les prémisses sont largement idéologiques, liées fortement à des questions d’argent, de pouvoir, etc. Et la façon dont tu interprètes et utilises les résultats l’est aussi. Et dans le discours de n’importe quel scientifique, ce qui compte c’est de voir les conditions des prémisses de départ et les conséquences des résultats.
PB : Donc ça veut dire que pour autant qu’on parle de « documentaire scientifique », il est uniquement défini par son contenu mais il n’y a pas de réquisits spécifiques de mise en scène.
POL : Il ne devrait pas y en avoir. L’exemple de l’Homme de Kennewick est pertinent. Si on trouve que ces os ont neuf mille ans, ça prouverait que les Amérindiens n’étaient pas les premiers, ou les seuls premiers hommes du continent. Ce n’est qu’une question liée aux enjeux politiques actuels, au rapport des Américains avec leur racisme et leur passé anti-indien, etc. Ça n’a rien à voir avec une réalité quelconque, une vérité scientifique. Tu as une réalité qui est ces os, trouvés dans un contexte non scientifique d’ailleurs. Donc dès la découverte, les gens ont bousillé la moitié des données, parce qu’ils ont été ramassés n’importe comment. C’est une chose qui n’est dite dans aucun des films d’ailleurs. Le squelette a été récupéré en dehors de tout cadre ou contrôle scientifique.
Le contexte idéologique, politique, amène à interdire toute possibilité de recherche. Comment pourrait-on déduire quelque chose de cette découverte ? Aucune possibilité n’existe, si ce n’est de dire qu’il faudra attendre vingt, trente ans. Il faut attendre que les procès soient finis. Seulement à ce moment-là, il y aura un certain nombre de données, de mesures, pour réaliser un film de sciences car il sera possible de poser une problématique à partir d’éléments « avérés » et ainsi de pouvoir appuyer son argumentation. Sur l’homme de Kennewick, à mon avis, il n’est possible de faire un film que sur l’impossibilité d’avoir des éléments scientifiques.
À Lussas, par exemple, ou plus récemment avec des étudiants de Paris VII, je me suis trouvé en face de jeunes gens qui disaient que le film de Nova était bien, que celui d’Emmanuel Laurent n’était pas intéressant, parce qu’il n’y avait pas assez d’info. Ça m’a rendu très inquiet sur ma capacité à pouvoir les convaincre que la question n’est pas d’avoir toutes les infos si les infos ne sont pas étayées. Et que le cinéma, le documentaire n’est pas une question d’information.
Le film d’Emmanuel Laurent est un vrai film. Il parle de sciences, et de l’impossibilité d’avoir beaucoup d’éléments scientifiques, donc on peut dire que c’est un film à caractère scientifique. Ce film-là, c’est un film d’auteur, avec un point de vue. Donc cet exemple-là me convient parfaitement. Et même si tu avais toutes les données scientifiques, la question reste posée: comment tu fais passer ton histoire, comment tu la racontes. Donc faire un film scientifique pose par-dessus tout un problème de récit. Et les problèmes de récit sont les mêmes partout. Il y a seulement comme une obligation à traiter les questions scientifiques d’une façon très scolaire, parce que le système scolaire en France nous structure de cette manière : s’il y a science, il y a pédagogie et apprentissage.
PB : Les Allemands aussi pensent un peu comme ça, n’est-ce pas ?
POL : Encore que non, parce que les camarades allemands qui participent à Archimède intègrent parfois des sujets historiques.
Ils sont plutôt dans l’info et s’éloignent du documentaire. Ils ont aussi l’idée qu’il faut faire mousser les sujets, les « vendre » émerveiller… Gero Von Böhm, qui dirige l’autre maison de production au démarrage d’Archimède, privilégie l’angoisse et la fascination. L’idée qu’il met en avant dans son émission, c’est de mettre en scène l’effrayant et le fascinant pour soutenir l’intérêt du public. Cela me paraît plus superficiel que fascinant. La plupart de ses sujets sont racontés de ce point de vue.
Cela me rappelle l’analyse faite à l’INA sur la façon dont a été traitée la Guerre du Golfe au journal télévisé. En fait, ce n’est pas de l’info, mais toujours la même petite dramatisation… Il y a une façon de raconter l’info qui relève des scénarios de fiction, ça a été démontré par plusieurs personnes, et je ne crois pas que ce soit différent pour les sciences.
PB : Ton film sur la grotte Chauvet, Devant la porte, s’appuie sur ce principe, à savoir que tu réussis à accueillir devant la porte des discours scientifiques aguichant l’imagination, stimulant la fascination sans avoir accès, et à la limite ça te sert à évoquer la chose même devant les yeux.
POL: Enfin, tout de même, ce ne sont pas les mêmes procédés. Parce que je ne cherche pas à assener du savoir, mais à faire « rêver » le spectateur. Et à un moment donné, j’étais même allé jusqu’à dire que c’était mieux de ne pas voir ce qu’il y avait dans la grotte. J’y étais obligé, et j’ai fait de nécessité vertu. Il y a des poèmes d’amour qui sont inefficaces, ça n’empêche pas d’être amoureux. Tu peux chanter pendant des années et des années et même si elle ne t’ouvre pas sa porte, tu auras ce sentiment amoureux. Et quand je faisais ce premier film sur la grotte Chauvet, la seule chose qui m’intéressait, c’était d’annoncer que ça existait. Maintenant je suis entré dans la grotte et à partir du moment où j’ai l’autorisation de filmer les peintures, je dois montrer celles-ci, or je ne pourrai jamais avec les moyens du cinéma les présenter comme elles sont vraiment. Ça ne sera pas les peintures elles-mêmes qui seront sur les écrans de télévision, ça n’en sera qu’une représentation. Donc, ce sont des questions qui se posent pour tout documentaire. Pour moi il n’y a pas de spécificité.
Michael Hoare : Tu as parlé d’utiliser des ordinateurs pour reprendre des photos de la grotte, d’en faire de l’imagerie. Cela pose la question du statut de ce type d’images et comment tu les utilises. De même, lorsqu’on tente de représenter l’irreprésentable dans les sciences ou les mathématiques, des choses qu’on ne voit pas ou qu’on ne peut pas voir, on fait appel à des images de synthèse ou à des dessins animés. Par exemple, l’image gentiment diffusée par la Nasa à travers le monde entier de sa sonde qui atterrit sur Mars dans un beau panoramique alors qu’en réalité, elle s’est écrasée misérablement, ou les problèmes de physique subatomique représentés par une boule rouge frappée par une boule noire et ça donne plein de jolies petites boules bleues et vertes, quelle est ta position par rapport à ça ? Tu utilises ce type d’images, je crois, mais comment penses-tu leur statut ?
PB : Pour dire la même chose d’une autre façon, est-ce que le travail du documentaire dit scientifique est de faire advenir au visible quelque chose qui, au départ, ne l’est pas ?
POL : Ce qui est formidable, c’est que quand tu regardes une œuvre d’art, une peinture, tu n’y vois rien non plus. Pourtant, une peinture, c’est de l’ordre du visible.
Je prends un exemple. John Berger écrit un texte sur le portrait de Balzac sculpté par Rodin qui est sur le boulevard Raspail au métro Vavin. Le Balzac de Rodin est habillé d’une robe de chambre, tu vois ce qu’il fait, il ne se croise pas les bras du tout, il se tient le membre.
PB : Ah bon ?
POL : Sous sa robe de chambre, il se branle. Stupeur et tremblement ! Comment peut-on dire que Rodin quand il représente l’acte de création, enfin le créateur, représente un mec qui se branle.
Quand les conservateurs du musée Rodin font la rétrospective de la fabrication de la sculpture du portrait de Balzac, ils sont obligés de passer par le moule en plâtre du corps nu sous la robe de chambre que Rodin a fait pour réaliser son œuvre. Eh bien, il est facile de constater que ces mains de plâtre tiennent un sexe en érection. Tu as un catalogue énorme et tu as le plâtre des nus avec le type qui tient son sexe. Tu as un petit muret à gauche placé par la conservation pour masquer le sexe. C’est dans un espace où il n’y a aucune nécessité de construire un petit muret. À droite il y a les mains. Et en face il y a un petit carton où il est marqué, je cite de mémoire, « À ce moment-là Rodin change complètement son point de vue et pour que le pli de sa robe de chambre tombe mieux, il fait poser les mains de son modèle sur son sexe. » Pourquoi ce serait encore scandaleux aujourd’hui ?
On peut très bien comprendre pourquoi les conservateurs ne parlent pas de ça. On peut très bien comprendre pourquoi on ne va pas parler de Rodin comme d’un type qui est follement intéressé par les questions sexuelles. On peut comprendre ça dans la société dans laquelle on est. Et on peut comprendre à ce moment-là que tout ce qui est raconté sur Rodin qui ne tient pas compte de ça, c’est trahir son œuvre.
Je reviens à la science. En science, c’est pareil. On raconte l’histoire comme on veut. On est dans une société où on gomme les Trotskys sur la photo. On gomme tout. Il n’y a pas que moi qui raconte ça.
Je suis tout le temps confronté au fait qu’il y a une communication, qu’il y a une « vérité », qu’il y a un moment où on raconte les histoires comme ça. Et les scientifiques sont exactement comme tout le monde. Pour des raisons financières, de liens avec les gens qui les commanditent, pour un tas de raisons, ils ont besoin de raconter l’histoire officielle, d’avoir une histoire officielle. Faire un documentaire où il y aurait soi-disant à montrer des choses invisibles, ça n’existe pas. On ne peut pas montrer des choses qui sont invisibles, puisqu’il faut les penser, les comprendre avant de pouvoir les montrer. Et penser qu’il y aurait des images en science qui seraient visibles par nous aujourd’hui, ou fabriquées pour qu’on comprenne la science, ça serait nier le fait qu’il y ait toujours, derrière une image, un auteur avec une intention.
PB : Pour toi, l’expression « imagerie scientifique », c’est une absurdité.
POL : Pour moi, l’imagerie scientifique, c’est sortir l’image de son contexte de fabrication. En histoire, quand tu utilises des archives, tu as cette manipulation-là qui est de ne pas nous dire : qui a photographié, à quel moment, etc. Tu as une extraordinaire exposition en ce moment à Paris sur la Guerre d’Espagne où très clairement tu découvres qu’il y a des auteurs espagnols qui ont fait des photos, et qui, pour des raisons historiques très simples telles que : on ne sort pas des photos parce qu’on a peur que les gens soient réprimés, sont restées très longtemps en dehors de la connaissance.
On peut dire la même chose à propos des images des camps. Ma réflexion part toujours de : qu’est-ce qu’une image faite à Auschwitz ? Si tu prends les images des sorties des camps, et que tu les mettes n’importe où et que tu montres toutes les archives, ça devient une manipulation et ces images ne veulent plus rien dire parce qu’on ne sait pas qui les a fabriquées, à quel moment et à quel endroit. Sur les camps d’extermination, il faut absolument savoir exactement à quel moment ça a été pris, parce que sinon on n’y comprend rien. Et ça devrait être pareil pour toute image. Toute image, y compris les dessins animés.
PB : Pas d’image sans légende.
POL : Il n’y a pas d’image sans légende, et l’image, par exemple de l’intifada où le petit garçon palestinien meurt, a un impact en termes d’info, surtout parce que tu sais qui l’a prise et que l’opérateur parle. C’est lui qui fait sa légende. Pour revenir à l’image scientifique, toute image faite par un laboratoire est faite par des gens qui ont une intention. Et à partir du moment où tu sors cette image de cette intention, elle n’existe plus. Elle n’est pas compréhensible.
MH : Est-ce que ça veut dire que dans ta pratique, tu n’utilises pas ces images-là, ou que systématiquement tu les légendes, tu identifies la source, etc. ?
POL : Ça veut dire que j’essaie. Nous essayons par exemple depuis huit ans de récupérer des images scientifiques et de leur redonner leur caractère. C’est un peu comme si on trouvait une photo qui avait été prise à Auschwitz et que tu essaies de savoir qui l’a prise, et qui est sur la photo, c’est-à-dire de redonner un nom au numéro. Des fois, c’est très facile, des fois on se plante. Par exemple, la semaine prochaine on a une réunion avec le CNRS où on va essayer de leur dire : s’il vous plaît, donnez-nous des images brutes, c’est-à-dire pas travaillées par les professionnels de la profession mais juste travaillées par les scientifiques pour leurs besoins de communication ou pour leurs besoins de laboratoire ou pour raconter leur histoire.
Pour revenir à l’exemple de la découverte d’un astéroïde, on a besoin d’une image pour expliquer qu’on l’a découvert. C’est une image qui est fabriquée d’une certaine façon en utilisant des fréquences de lumière données. Pour que cette image soit visible, il faut expliquer quel jour elle a été prise, par qui, à quel endroit, avec des rayons gamma ou X. Est-ce que ça a été retraité par ordinateur et quel traitement ?
Retrouver son contexte.
Après, si on a cette image-là, on peut l’expliquer dans une émission à caractère scientifique à partir du moment où il y a tous ces paramètres. Comment est-ce qu’on raconte cette histoire, c’est là où on quitte le problème de science et ça devient un problème de fiction, de narration et de scénario.
Pour revenir à ta question, je pense qu’on peut utiliser toutes les images à condition que, à chaque fois, comme on ferait la hiérarchie des savoirs, il y aura la hiérarchie des productions et que, on revient à Kennewick, quand on dit que c’est quelque chose d’imaginé, qu’une légende clignote : « image reconstituée » ou « image imaginée » ou « simulation ». Il y a eu une période à la télé où ils mettaient ça, ça n’a pas duré longtemps.
Et toutes les questions de représentation aujourd’hui sont traversées par ça : Loft Story, etc. Il y a une confusion totale. Simplement cette confusion saute aux yeux dans un programme à caractère scientifique. Maintenant, on est tellement noyés dans l’imagerie, qu’il y a de moins en moins d’images. On n’est absolument pas dans une société de l’image. On est dans une société de l’imagerie où toutes les images sont manipulées, et tu ne sais jamais si tu es dans une campagne de pub, dans une reconstitution historique, ou si tu revisites l’histoire du cinéma.
PB : À propos de l’imagerie, y a-t-il une différence de nature dans les images qui sont produites par les caméras et les images qui sont générées par d’autres moyens ?
POL : Il me semble que toute image peut être fabriquée avec n’importe quel outil. Première histoire, il y a un sujet qui a été réalisé pour Archimède par Henri Herré que je trouve formidable. C’est l’histoire d’un apprenti teinturier qui a fait de la résistance. Il fait des photos avec une boîte en carton dans laquelle il fait un petit trou. Avec de l’albumine, du bichlore de potassium, il fait une photo de la Tour Eiffel. Après il dit : aux temps des pyramides, on savait ce que c’était une chambre obscure, et on avait tous ses éléments-là. On aurait donc dû, ou pu, faire des photos de la construction des pyramides, et inventer la photographie. Si on ne l’a pas fait, c’est que mentalement…
PB : Ça, il ne le dit pas.
POL : Il ne le dit pas. Mais ce que j’aime dans le sujet, c’est que lui ne dit rien, mais toi tu as à travailler un peu, tu as à réfléchir. Je trouve que c’est un des meilleurs sujets qu’on ait fait. Parce que d’une part ça donne à réfléchir. Et ensuite, ça met en perspective. On arrête de penser qu’on a tout inventé en un siècle.
N’importe quel outil qui fabrique une image, photographique, vidéographique, fabriquée n’importe comment, c’est toujours une représentation de la réalité. Ça n’existe que comme image. Ça va devenir de l’imagerie si on s’en sert n’importe comment. La question, pour moi, c’est dans quelle intention on les a fabriquées, pourquoi, et comment on les a utilisées. Un scientifique qui, pour les besoins de sa communication ou de son travail, fabrique une photo, c’est un photographe. Et sa photo est d’un certain type. Elle est tout à fait à sa place. C’est une transposition, une représentation du réel.
À partir du moment où je la mets dans une émission à caractère scientifique, je ne lui fais pas dire autre chose que ce pour quoi elle a été faite. Elle devient une image de cinéma. Je fais du cinéma puisque j’utilise cette image pour raconter ce pour quoi elle a été faite. Et si je fais mon travail de cinéaste, elle est dans un rapport esthétique qui est convenable. Sinon je fais de la contrefaçon. Et de l’imagerie. Sauf à faire un film très rigolo, où je ferais du détournement d’images. Mais tout le temps, ce que font E=M6, et les autres émissions, surtout quand ils font de l’info, cela s’appelle de la contrefaçon, du détournement et de l’imagerie parce qu’ils ne donnent jamais les moyens d’analyser la source et les manipulations de l’image.
On te dit : c’est une étoile. On ne te dit pas que ça a été fait aux rayons X, aux rayons gamma, etc. On ne te dit pas que ça a été travaillé à l’ordinateur. Et dès lors, cela n’informe pas, cela augmente la confusion. Et on fait prendre des vessies pour des lanternes. Et tu peux réellement avoir l’impression de voir quelque chose.
Un autre exemple, je réalise la série intitulée Relief de l’invisible. Nous sommes d’abord partis d’images fabriquées avec des outils scientifiques (les microscopes) pour les scientifiques. Puis nous nous sommes aperçus que ces images sont produites dans un but précis. Et donc on ne pouvait jamais transformer ces images comme nous le voulions, de manière à avoir ce qu’esthétiquement j’avais défini au départ comme un mouvement simple et direct. Il nous manquait toujours des éléments. Donc, nous avons été obligés d’aller fabriquer nos images avec les outils des scientifiques et de les truquer en animation.
Royaume de l’invisible, une sorte de travelling au sein du microscopique ou de l’atomique, c’est un dessin animé. C’est ce qu’on peut faire aujourd’hui avec des techniques et des gens qui travaillent nuit et jour et qui se prennent la tête. Sinon, ça coûterait trop cher. Et le problème après, ce qui nous revient à la figure, c’est que, comme on est dans un système de production d’émissions de télé, on n’a pas le contrôle sur la manière dont le film va être diffusé. Je n’ai pas eu de contrôle parce que je n’ai pas fait les contrats comme il le fallait, j’ai lâché. Je me suis dit : ce n’est pas si important que ça et on peut être « généreux ». Et donc, je n’ai pas un contrôle sur la manière dont c’est utilisé. Et c’est utilisé d’une manière exactement inverse de ce que je peux penser. C’est-à-dire que réellement dans ce zoom avant ou dans la façon dont on plane au-dessus du papillon, on a un côté fascinant qui fait qu’un Bilallian quand il présente ça au journal de la télévision de France 2 peut faire croire que c’était fait avec un seul mouvement de caméra. Parce qu’il s’agit d’un journaliste qui ne se pose pas de questions et qui voit ça en se disant : c’est une entrée dans la matière. Et il est là, non pas pour parler du film, mais pour promotionner la Cité des Sciences qui a produit le film avec nous. Tout d’un coup, on dit : « c’est merveilleux, on peut rentrer dans la réalité ». On ne se pose absolument pas la question de savoir comment c’est fabriqué.
Donc, si c’est une fausse info, c’est une vraie communication pour la Cité des Sciences. Puis quand la Cité des Sciences qui a financé le film avec des gens que j’aime beaucoup, le passe dans leur nouvel espace d’images, dans l’exposition permanente du Musée de la Villette, ils l’appellent des « images du réel ». Et voilà, le tour est joué. Et après ils font un discours d’inauguration où quelqu’un dit : « depuis qu’on a inventé la photographie, on peut enfin regarder la nature ».
Pour moi, ce qui est fascinant quand tu peux voir et un objet et sa représentation atomique dans le même mouvement, c’est la possibilité d’imaginer ton corps à différents niveaux, et commencer à expérimenter le monde autrement que simplement par tes yeux, prenant en compte l’invisible. Donc, avec un film dont l’objet était de faire expérimenter aux spectateurs le fait qu’on est dans une dimension et en même temps dans un tas d’autres par un travail sur la représentation, dans la bouche de ces gens, ça devient une preuve de l’omnipotence de l’imagerie, la preuve qu’on serait capable de filmer n’importe quoi n’importe comment. Exactement le contraire du but fixé. Il n’y a pas de Réel. Il n’y a qu’une reconstitution du réel. Il n’y a qu’une représentation. Nous, on a fait un travail de représentation en jouant sur des codes et après ce qu’on nous balance, ce que ça dit, c’est qu’on a filmé le Réel même. C’est insupportable.
La mission d’Archimède
MH : Et la mission d’Archimède, comment la formulerais-tu ?
POL : À Arte, selon le responsable avec qui tu parles, on te dit : tu es en train de faire une émission de connaissance ; un autre dit, vu l’heure à 19h, ce n’est qu’une émission de sensibilisation à la connaissance. On n’a pas de mission. Ce qui, pour ma part, m’intéresse, c’est de poser des questions sur la science. Des questions politiques, historiques, philosophiques, liées à l’actualité parce qu’aujourd’hui les questions scientifiques ont pris une importance très grande dans l’actualité.
PB : N’importe quel objet concret ou empirique peut devenir un objet de réflexion sur lequel on peut produire des connaissances, mais ce qui est intéressant pour moi en tant que spectateur d’un film scientifique, c’est la production de la connaissance, ce n’est pas le produit.
POL : Nous, à Archimède, on s’est mis d’accord, et c’est une demande de Jean-Jacques Henry, le chargé de programme d’ARTE qui est venu me chercher pour réaliser Archimède au départ, que nous n’avions pas à parler prioritairement des résultats, mais surtout des modes opératoires et de comment les scientifiques travaillent. Par exemple, pour savoir si on a réussi à modifier le gène du ver à soie, il faut trouver une méthode pour que ça se voie sans tuer le ver à soie. On peut vouloir le modifier pour des raisons médicales, industrielles, etc. Mais la première manipulation sur le ver à soie, c’est de le rendre fluorescent. Après, tu peux voir, sans tuer la bête, si de génération en génération, le caractère fluorescent se retrouve.
Cela peut être expliqué dans un sujet d’Archimède. Donc, notre travail, c’est d’essayer de trouver un récit qui traduit un certain nombre de termes scientifiques et une pratique. Quand on fait Archimède, on fait de la traduction. Et effectivement, c’est beaucoup plus simple de montrer la science au travail que de savoir si, oui ou non, je peux manger un steak ce midi.
PB : Aujourd’hui, c’est poulet.
MH : Il y a deux aspects intéressants dans la science au travail, premièrement le côté bricolage, tâtonnement, essai, erreur et surtout le plantage. Et deuxièmement, le côté dont tu parlais au début, la nature prédictive des théories. Les théories prouvent leur utilité a posteriori par ce qu’elles permettent de prévoir.
POL : Plantage, quand tu dis plantage… Tout le monde sait, parce qu’on l’a appris à l’école, que la science est souvent issue du hasard. Il y a des gens qui font des théories ; moi j’appelle ça des présupposés idéologiques… En tout cas, la société a des besoins et tu vis dans une société, et si tu poses ces hypothèses, ça répond à quelque chose.
PB : Il y a une commande sociale.
POL : Oui, il y a une commande sociale, et tu essaies d’y répondre. Après tu as des protocoles de recherche, tu cherches des manipulations pour essayer de régler cette question. Et ces manips foirent tout le temps. Pourquoi l’échec ? Tu changes de paramètres. Il y a un moment où il y a un hasard qui fait que ça foire tellement que ça détruit complètement les présupposés de départ. Et tu es obligé de te dire que tu ne voyais rien, tu n’entendais rien, c’est là qu’il faut chercher. Il y a des milliers de chercheurs qui peuvent attendre cet orgasme-là longtemps. Il y en a qui ont ce hasard qui se présente devant leurs yeux et qui ne le voient pas, qui jettent l’expérience en disant : « merde, ça n’a pas marché ».
Après, il y a des fois où ça marche très bien et on va refaire l’histoire des sciences pour ne mettre que la réussite en vitrine. Et nous, on a cette image-là de la science qui dit : « voilà, il y a tel ou tel grand homme qui un jour a compris que telle ou telle chose marchait. Il a tout compris, il a mis toute en cause parce qu’il y avait un hasard objectif qui faisait que sa manip ne marchait pas ». Mais, en général, ou en particulier, quand on va dans des labos et on filme des gens en train de rater, ils nous disent : « hé là, surtout ne montrez pas ça, ne le montrez surtout pas ».
PB : Pourquoi ? Ont-ils honte que ça rate ?
POL : C’est extrêmement important de ne pas dire que cela a raté, parce que nous sommes dans une société où il faut que ça aille vite, où on est dans le flux de production, où il y a des normes de qualité et de productivité. Tous ensemble on a ga dans la tête. Les scientifiques qui travaillent dans un autre temps ne sont pas adaptés au temps de la production comme toi comme moi. Si je veux être cinéaste, je ne travaille pas sur Archimède parce qu’on est dans le flux. Si je veux être cinéaste, je travaille pendant 10 ans sur Chauvet. Je ne suis pas adapté au mode de la production d’aujourd’hui, comme des Indiens, et on est tous des Indiens.
Donc, les scientifiques, à un moment donné, sont en contradiction avec le monde dans lequel ils vivent. Ils sont tenus à des résultats annuels, ils sont tenus à des publications, à maintenir leur budget. Et après on est tenu à filmer quelque chose de faux par rapport à leur vie.
MH : Dirais-tu que les ratages de la science font partie de l’irreprésentable à cause des pressions sociales ?
POL : Je ne serais pas aussi affirmatif que ça, mais oui. Quand on filme quelque chose qui ne marche pas, ça les fout mal à l’aise.
MH : Soit, mais on est dans la recherche scientifique et dans la narration des ratages qui en font partie.
POL : Il y a un plan dans un Archimède que j’adore, filmé par Gilles Sevastos. On suit un type qui s’appelle Pascal Bernard qui essaie de comprendre les tremblements de terre. Il effectue une manip qui consiste à mettre des plots électriques et des lignes électriques partout dans un champ. Tu as deux personnes parmi les scientifiques qui tendent ces fils et c’est hyper drôle parce qu’ils sont très empotés. Ce n’est même pas du domaine du ratage, juste un témoignage sur comment les choses se font, montrant que ce n’est pas toujours très élégant ou très sophistiqué. Or, ça a provoqué des débats houleux au sein du petit comité d’Archimède : est-ce qu’on va garder ça. Le conseiller scientifique, Philippe Boulanger, directeur du journal Pour la science, n’aime pas trop que nous insistions sur les ratages. Et on a besoin de lui parce que réellement il y a plein de bêtises dans ce qu’on fait. On a absolument besoin de gens qui font de la relecture, qui nous poussent à être justes dans notre formulation. Et lui, quand il voit une scène comme ça, ça lui est insupportable à cause de la mauvaise image que cela représente. Parce qu’effectivement on montre la cuisine. Et dans la société d’aujourd’hui, on n’a pas le droit de filmer dans la cuisine. On peut comparer avec des chefs d’entreprise. Ce que veulent les chefs d’entreprise, c’est de la communication. On récrit l’histoire en permanence. On est dans le révisionnisme constant. Chez les scientifiques, c’est pareil. Quand tu es cinéaste face à eux, ils veulent faire de la communication et ils te traitent le plus souvent comme un journaliste, ou plutôt, comme un publiciste. Mon problème, c’est que quand je réalise un film documentaire, je ne suis souvent que dans le simple amour de mes personnages, j’ai du mal à être critique.
MH : C’est ta posture du cinéaste par rapport à la personne filmée.
POL : Oui, mais comment tu fais si le scientifique que tu filmes fout son truc par terre et toi t’es hyper-content parce que c’est complètement raté et tu touches à une vérité du travail en cours et il te dit : ah non, tu ne peux pas montrer ça parce que je vais perdre mon boulot. Tu ne le montres pas.
La cuisine d’Archimède
POL : Je pars du principe qu’il y a des spécialistes dans mon équipe pour vérifier le contenu scientifique. Après, j’interviens comme producteur et on discute sur la manière de raconter l’histoire. Nous constituons une sorte d’auteur collectif, j’ai ma petite part et les autres aussi, et on essaie de trouver des solutions. Donc, on transforme l’histoire. Le spécialiste scientifique est obligé de venir sur notre terrain et de devenir un scénariste comme nous. À ce moment-là, il n’y a plus de barrière entre ceux qui connaissent la science et ceux qui ne la connaissent pas, ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas. On essaie de raconter une histoire. Ça veut dire qu’avant de tourner quoi que ce soit, il devrait y avoir, ce n’est pas toujours le cas, un scénario avec un mode de récit, un type de narration. Les seules questions que je pose sont sur comment on suit le fil du récit. Si on s’arrête pour expliquer ça et ça, oh la la, c’est trop compliqué, est-ce que c’est vraiment nécessaire ? Est-ce que, ça, on ne peut pas le mettre plus tard ? Puis on écrit et on met toujours trop de contenu. Quand le sujet est fabriqué, on enlève. On n’a pas besoin de savoir que ces antennes sont comme ci ou comme ça, on l’enlève. Et quand je revois le sujet six mois après, je peux encore enlever trois plans d’explication scientifique qui empêchent de suivre le récit.
PB : Dans l’opération, c’est plus que simplement enlever des détails pour rendre le discours compréhensible, c’est aussi une transmutation d’un discours scientifique en ce que tu appelles une histoire. Une scénarisation. Mais quand on voit Une mort programmée, je sais que tu ne l’aimes pas et nous ne l’aimons pas, mais quand même, il va jusqu’au bout du principe qui est qu’on a besoin d’images pour rendre les choses compréhensibles. Ce qui ne va pas dans ce film c’est qu’un certain ordre de discours scientifique est légendé par un autre. Il n’empêche qu’il y a un souci de légendage.
POL : Sauf que la hiérarchie des savoirs est à l’envers. Je suis très préoccupé par la hiérarchie des savoirs. Quand on fait surgir un personnage dans une histoire qu’on raconte, est-il habilité à tenir cette parole ?
PB : Qui est-ce qui décide de l’habilitation des gens, et comment ?
POL : C’est une négociation. Tu ne peux pas savoir. Il n’y a pas un auteur qui fait le travail de bout en bout chez nous à Archimède. Je prends un exemple. Il y a un type qui tient la fabrication, la réalisation. Mais, avant, on a discuté sur les gens à filmer. Les types qu’on va filmer, qu’on convoque devant le téléspectateur, est-ce que c’est un « bon client » ? Il a ses diplômes, d’où il vient ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Est-ce qu’il parle bien ? Dans quelle langue parle-t-il ? On est quinze à parler de ça. Après, il y a des stratégies pour contourner le client qui ne serait pas le meilleur. Si on veut vraiment faire un sujet, je triche avec le réalisateur. On trouve une autre façon de raconter l’histoire.
Moi, je me rappelle d’un sujet où j’ai triché. J’ai dit qu’on allait faire un sujet sur la façon de faire sauter les HLM, de détruire les tours. Techniquement je m’en fous. Ce qui m’intéressait, c’était pourquoi, socialement, on détruit les tours. Et pourquoi tout d’un coup, il y a une telle médiatisation de la destruction. Alors, je l’ai vendu en comité de rédaction comme un sujet technique. Pourtant, avec le réalisateur, on en a fait autre chose.
Faire ce film-là ou faire un film à caractère scientifique, c’est juste arriver à faire une équipe qui arrive à travailler ensemble. Les scientifiques ont exactement le même problème que nous. Au lieu d’être chacun dans leur spécialité, il faut qu’ils expliquent aux autres ; pourquoi c’est vachement important que tel petit animalcule d’un millimètre vive parce que… il faut qu’il explique cela à un autre qui est spécialiste de je ne sais pas quoi. Il faut qu’ils causent et il faut qu’ils prennent des décisions d’experts en commun. Et, souvent, ça ne marche pas. Parce que chacun pense que son truc est le mieux.
Quand tu t’occupes de l’histoire de l’Erika, par exemple, il n’y a jamais eu de travail d’équipe scientifique sur la côte française, il n’y a pas eu de mesures. Le résultat, c’est que quand il y a une catastrophe, tu ne peux pas en savoir l’impact.
Il n’y a pas d’état des lieux.
Après lorsque tu proposes un sujet sur l’impact de l’Erika à Jean-Jacques Henry, il dit: « mais non, il n’y a pas de mesures. Tu ne peux pas en faire un sujet, ça ne fait pas sérieux ». Nous sommes arrivés à le convaincre que c’était scientifique de montrer qu’il n’y avait pas eu de crédits pour faire les prélèvements et les études. Et l’émission explique : « dans l’état actuel de nos méconnaissances, on ne peut pas dire grand-chose. Mais c’est embêtant qu’il y ait du pétrole ».
Qu’il s’agisse d’une émission scientifique, ou de science en réel, tu as un problème insoluble à la toute petite échelle de : chacun fait bien son travail et essaie de faire quelque chose de cohérent par rapport à ce qu’il sait. On oublie de dire qui paie, pourquoi on se pose cette question, et on oublie de parler de : quand j’ai fait mon travail, qu’est-ce que les politiques ou les décideurs ou les entrepreneurs vont faire de mon expertise. Mais l’expertise scientifique est à la base totale, constante de toute décision aujourd’hui et personne n’est capable de la saisir dans son ensemble, dans son sens.
PB : Dans la même ligne toujours, parce que tu as à la fois un intérêt scientifique et un intérêt dramatique, comment ça se passe à Archimède sur la façon dont on provoque ou renouvelle l’intérêt du spectateur ? Parce que l’art de raconter les histoires c’est soit de chercher le sujet qui va intéresser, soit de susciter l’intérêt pour un sujet duquel on sait que le spectateur est indifférent.
POL : Je ne sais pas comment répondre à ta question. Nous, on ne se demande pas si ça va les intéresser ou pas. Jamais. On se dit : est-ce qu’on tient un sujet ou pas, est-ce qu’on peut raconter l’histoire ? Je ne peux pas raconter l’histoire de ces médicaments orphelins parce que personne ne veut en parler. Nous réalisons un dessin animé pour raconter une histoire comme ça. Qui dit dessin animé dit humour, donc on se donne des chances. Pour chaque sujet, on travaille à l’intérieur du scénario pour qu’il y ait une façon et une seule de la raconter. Le problème c’est comment l’histoire colle à cette forme ? Après, c’est très empirique.
L’autre chose, quand on a un sujet sur des expériences, du genre les vers à soie, tu as des prérequis qu’il faut donner au public. Comment est-ce qu’on les fait rentrer ?
Renouveler l’intérêt, non, parce que tu as des obligations, tu as des passages obligés. Chaque fois qu’on écrit un projet, il y a de multiples obligations et contraintes. Ce sont des contraintes d’explication, et il faut expliquer simplement parce que sinon on perd le fil du récit et donc le public. Je dis toujours, mais je ne suis pas toujours suivi par les gens qui font Archimède d’habitude, c’est qu’une histoire doit tenir le temps que ça doit tenir. Je n’engage pas un réalisateur pour qu’il fasse un cinq minutes ou un dix minutes, mais pour qu’il raconte une histoire qui tient en un temps restreint. Donc, ce n’est pas tellement la question de comment on renouvelle l’intérêt. C’est par quel angle d’attaque on peut avoir une histoire, rien que cette histoire, toute l’histoire.
A priori, on fait une émission froide et je n’arrête pas de demander qu’on soit dans l’émotion. Parce qu’on fait le grand écart entre l’image que les scientifiques veulent donner d’eux-mêmes, l’image qu’on a des sciences, et le fait que pour raconter une histoire, il faut que ça soit incarné et qu’il y ait des objets et des questions qui fassent qu’on ait de l’émotion. En éducation, tu apprends très bien à l’école quand tu es amoureux de ta maîtresse. Si tu n’es pas amoureux, c’est beaucoup moins efficace.
MH : Une question couverte en partie par ce que tu viens de dire, toujours dans l’idée de trouver une représentation de choses difficiles à représenter : comment discutez-vous dans votre comité éditorial une révolution dans le monde mathématique, par exemple, ou une nouvelle théorie qui soulève de nouvelles perspectives ? Est-ce que c’est quelque chose qui serait écarté parce que non filmable ?
POL : Non. On n’écarte rien. C’est seulement notre absence de désir qui fait que certains sujets sont écartés. Il faut que chaque réalisateur de sujet ait vraiment dans l’idéal la nécessité, le désir de traiter cette question. Gilles Sevastos en a fait deux ou trois sur les maths parce que, pour lui, les maths c’est de la poésie.
Un autre exemple, je parle à Sophie Bredier dont j’ai vu les films documentaires sur sa recherche personnelle, la recherche de ses origines en Corée, et je lui dis : « tu as fait deux films sur ta cicatrice à l’extérieur. Est-ce que tu ne voudrais pas travailler sur la génétique, sur les questions de paternité ? » Elle a un désir de traiter cette question-là et elle va trouver une forme qui correspond à son envie, à elle, de cinéaste. Pour moi, tout est représentable, absolument tout. Et ça j’en suis sûr, sûr, à condition que ce soit une question intime pour celui qui réalise.
Et puis tout le temps, nous nous trompons, on met les choses à l’envers. Nous pouvons clairement parler de nos objectifs et nous laisser noyer par le flux du travail. On a fait de nombreuses erreurs, toutes les conneries à Archimède, y compris moi d’ailleurs, du genre : « il faut traiter la question du racisme… » Si je pose la grande question, je suis aveugle. Alors qu’il faut partir de l’envie profonde du réalisateur.
PB : Que tout soit représentable, c’est sûr. Est-ce que dans les sciences, un scientifique peut dire ça ? Non. C’est donc ta perspective de cinéaste qui t’amène à dire ça.
POL : Bien sûr. Évidemment. Mais pourquoi voudrais-tu que je parle à une autre place ?
PB : Non, non. Je ne veux pas. Parce que, au contraire, l’idée de la science c’est qu’on est ailleurs que dans la représentation, on est dans l’écriture.
POL : Ça dépend. Alors j’ai un formidable exemple et je regrette beaucoup qu’on n’ait jamais fait ce sujet à Archimède. On s’est engueulé en comité de rédaction. Un mathématicien aveugle a pensé dans sa tête en image le retournement d’une sphère. C’est-à-dire comment faire passer la surface extérieure vers l’intérieur et la surface intérieure vers l’extérieur. Trente ans après, grâce aux images de synthèse, l’opération a été faite aux États-Unis. Je trouve fascinant l’idée que tu puisses être aveugle et avoir une représentation en images, que le fait d’être aveugle te permet de penser des choses de l’ordre de la géométrie de l’espace, ou de la mathématique que d’autres ne peuvent pas penser. Quand on a présenté l’idée au comité de rédaction, malheureusement mon camarade Boulanger est arrivé avec tout son dossier scientifique. C’était redoutable. Ça a fait peur à tout le monde. Alors que la question de la représentation dans cette histoire n’a rien à voir avec les équations qui permettent de retourner une sphère. C’est une histoire, comme l’histoire de l’astéroïde dont je parlais tout à l’heure. C’est juste une histoire sur l’entendement, sur qui, à quel moment, et comment quelqu’un peut comprendre quelque chose, ou le voir. Je trouve ça humain. Et des histoires en sciences, il y en a des milliers comme ça. Sauf que ce n’est pas ça qu’on demande. On t’empêche même de le faire. Puisqu’on dit à l’avance : c’est trop compliqué. Alors qu’il suffirait de dire : on va raconter l’histoire d’un mathématicien aveugle et ça va toucher tout le monde.
Au World Congress of Science Producers, à Londres il y a deux ans, ils avaient fait une étude comparative sur la manière dont on raconte une histoire. Ils avaient pris des producteurs japonais, des Américains de Nova, ils leur ont donné les mêmes images et chaque équipe les avait montées. Et ils nous ont présenté le résultat. Pour moi, a priori, Japonais ou Américains, quand ils vont raconter une histoire à la télévision, c’est pareil. Racisme idiot de ma part, je reconnais. Les plans, par exemple, dans le montage japonais faisaient, disons, 8, 9 secondes en moyenne. Les plans américains faisaient 6, 7. Alors que moi je peux défendre des plans qui durent 8 minutes. Je ne suis pas vraiment à l’aune de la représentation mondiale en télévision. Mais par contre ce qui était intéressant, c’était que ça parlait d’une maladie. Les émissions scientifiques parlent le plus souvent de la santé parce que ça intéresse le téléspectateur. Le téléspectateur s’intéresse à sa santé, aux volcans, et aux animaux. L’astronomie, c’est après. Nous, à Archimède, on n’a pas le droit de faire de la médecine parce qu’il y a une autre case de programmation sur Arte prévue à cet effet.
Je reviens à mon histoire de Japonais et Américains. Les Japonais, quand même, ce sont des gens formidables et j’aurais fait pareil. Ils ont commencé par le malade. On était avec le malade, qui parlait chez lui. Tout d’un coup, j’étais accroché. Il y avait quelqu’un, un personnage, qui parlait avec ses mots. Les Américains se faisaient guider par un commentaire… Et puis tu avais tout. Facts. Tu vois bien que dans l’exemple de Kennewick c’est pareil. La voix de son maître ou la voix de Dieu qui te balance un certain nombre d’infos que de toute façon tu n’intégreras jamais. Tu ne peux pas te synchroniser avec cette merde. Donc, je trouvais que les Japonais résistaient encore un peu.
MH : Tu disais que j’avais utilisé un mot qui t’insupportait.
POL : Tu disais qu’on faisait une émission de communication.
MH : Transmission du savoir. C’était un élément dans le débat à propos de la Cinquième.
POL : La Cinquième, c’est la chaîne de la connaissance et du savoir. Connaissance et savoir, on est tout le temps en face de ces étiquettes-là. Éducation…
MH : C’était les mots-clefs de la télévision de service public.
N’oublie pas que c’est avec ces mots-là que la télévision de service public a été constituée.
POL : Sauf que toutes ces étiquettes-là sont tombées par terre. Qu’est-ce qu’on met derrière éducation, derrière communication, derrière savoir ? Quand la télévision française est née, les gens engagés venaient du ministère des PTT dans un monde qui était complètement différent de celui d’aujourd’hui. C’est clair que le cinéma et la télévision ont changé du jour au lendemain. La date, c’est quand il y a eu la fusion entre Universal et Vivendi. On n’est plus dans le même monde. Je m’aperçois que quand je travaille avec Swatch, Nicolas Hayek dit : « il ne faut plus faire de pub ». Ils en font toujours, mais ça passe par des événements. Pourquoi ? Tu fais une fête, tu as une couverture complète de ce que tu fais, première page des journaux, ça coûte moins cher. On est dans une société qui utilise les canaux de la communication pour faire de la communication d’entreprise, et en sciences c’est exactement pareil, donc le savoir qui est véhiculé est transmis par ces canaux, c’est de la communication d’entreprise. Ça s’appelle bêtement de la propagande.
Quand on te dit dans le service public: « on fait de la transmission du savoir, on fait de l’éducation, on fait de l’info », qu’est-ce qu’on fait d’autre que de la propagande ?
J’ai du mal à dire qu’on fait une émission de communication, que je fais de la communication car selon moi pour communiquer, il faut un responsable de la communication, et forcément une stratégie de la communication et on n’a pas envie de dire tout ce qu’il faut dire.
Réellement, je suis sur une position extrêmement simple. Nous sommes des auteurs, des sujets, et on va à la rencontre de scientifiques. C’est la définition du documentariste. On rend compte de ce que nous arrivons à comprendre. Quand on se trouve à faire un travail sur les médicaments orphelins, sur le fait que l’industrie pharmaceutique ne fonctionne pas forcément pour le bien commun, mais pour faire des profits, et qu’on n’arrive pas à faire des sujets sur ça parce que personne ne veut parler, ou quand on veut travailler sur la vache folle et qu’on n’arrive pas à avoir les gens devant la caméra parce qu’après on a des référés, alors on prend le ton ironique de Jean-Luc Léon et on fait des dessins animés. Parce que là on peut tenir un discours un peu plus large que la petite question communicationnelle de comment est-ce que le ver à soie devient fluorescent. Et on essaie de tenir une info, un texte de dessin animé, qui rend compte d’une certaine manière de la réalité et qui en dégage un point de vue.
C’est vrai qu’à partir du moment où on est dans une émission hebdomadaire de flux, on est dans un lieu de contradictions complet où chacun attend de nous ce qu’on ne fait pas. A partir du moment où on fait honnêtement son travail, honnêtement du point de vue du fait que tu ne peux pas faire n’importe quoi, et tu vas à la rencontre des autres, et forcément tu es pris en défaut par tout le monde. Parce qu’il y a une partie des spectateurs qui pensent que, si on parle de sciences, on va en apprendre quelque chose. Il y a une partie des téléspectateurs qui pensent que, si on parle de sciences à 19h, c’est pour faire de l’information scientifique. Or, l’information scientifique, c’est de la propagande parce que ça ne peut pas être autrement. Or, nous ne sommes rien d’autre que des raconteurs d’histoires.
Donc, on fait la traduction d’un certain nombre de choses scientifiques, et je pense qu’on raconte des histoires parce que socialement il y a nécessité de raconter ces histoires. En Allemagne peut-être pas, ou en Angleterre, mais en France l’organisation économique, sociale de la science fait que les choix scientifiques ont été tenus en dehors du débat démocratique. Et raconter des histoires à propos des sciences est une manière de ramener ces questions dans le domaine du débat démocratique.
Ça tient à des histoires du nucléaire, à des histoires d’énergie. La bombe. Les centrales. On a laissé ça aux spécialistes. Comment ça s’appelle le film sur Eichmann, Le Spécialiste ? Et il y a une nécessité absolue à se mettre le nez dans les affaires des spécialistes. Au départ, l’histoire de la science ne m’intéresse pas. Par contre le débat démocratique m’intéresse énormément : comment on fait les choix de recherche, pourquoi là où ça paraît évident qu’il faudrait faire de la recherche, ce n’est pas fait. L’irruption des associations de malades dans le cas du Sida ou des maladies génétiques a changé considérablement la recherche scientifique. Les « usagers » ont leur rôle à jouer, et nous essayons de jouer notre rôle aussi.
PB : Le poulet est cuit.
Interview par Pierre Baudry et Michael Hoare, le 2 septembre 2001.
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L’Homme de Kennewick
2000 | France | 1h07 | 16 mm
Réalisation : Emmanuel Laurent
Production : Films à Trois -
Un spécialiste – Portrait d’un criminel moderne
1999 | Allemagne, Autriche, Belgique, Israël, France | 2h08 | 35 mm
Réalisation : Eyal Sivan
Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 71, Mars 2002)