Ondes et non-dits de bruits et de silence

Premiers et derniers sons de Johan van der Keuken

Thierry Nouel

Par un effet de télescopage temporel, j’ai été confronté à quelques jours d’intervalle au tout premier film de Johan van der Keuken (Du bruit) et à sa dernière apparition à l’écran (Derniers mots). Il s’agit d’une part de l’exercice de fin d’études qu’il réalisa à l’IDHEC, école de cinéma qu’il suivit de 1956 à 1958 à Paris, et de la conversation filmée par son fils Stijn van Staten, deux semaines avant sa mort le 7 janvier 2001.

Double choc de voir, à si peu de distance, naître et s’éteindre un grand artiste, en son langage même. Étrange sentiment d’être confronté simultanément, au début et la fin d’une œuvre, aux deux bornes de cette grande aventure cinématographique, qui se font écho dans un même élément : le matériau sonore.

Car les deux films touchent très précisément aux deux extrêmes d’un univers, celui de l’audible. Ils se confrontent à ce qui à la fois nous environne et nous structure comme être de langage : les ondes variables de la communication et du sens, frontières tenues entre les limites du perceptible et les flous de l’indicible. Et tandis que, dans sa première tentative cinématographique, Johan van der Keuken, par une sorte de cri primal, veut traduire les images/bruits du monde, à la fin de sa vie, il affirme sa volonté de produire encore quelques idées et de dire jusqu’au bout, dans un dernier effort, ces mots qui ne peuvent être prononcés que dans la proximité de la mort.

Deux essais impressionnants, car ils luttent pour parvenir à d’impossibles formulations. Leur caractère commun est qu’ils baignent dans une sorte de menace sourde, celle d’une dépossession, à la fois inacceptable et acceptée. En face d’eux, nous sommes laissés à nous-mêmes, dans une indécision fondamentale. Tous deux se concluent sur un vide, sur le manque, et nous laissent comme béants sur un inévitable silence.

Enfin ce qui les réunit, de façon très émouvante, ces deux films, réalisés à 44 ans de distance, c’est que Johan ne put jamais les voir terminés, ni l’un ni l’autre. Ils sont comme les limites externes de son travail, la marche d’entrée et la porte de sortie, dont l’auteur et son regard ont été exclus.

Du Bruit

Du Bruit est l’exercice de fin d’études de Joan. 1 Le film s’ouvre sur l’entrée d’un homme avec manteau et chapeau noir dans un café. Il s’accoude au bar près d’un autre homme, genre artiste, foulard, petite moustache et verre à la main, un peu saoul déjà. L’homme en noir commande un cognac et demande à l’homme avachi :

– “Vous avez du feu ?” Un temps, puis. “Il y a du bruit”

– “C’est du jazz” répond l’artiste.

– “Vous ne trouvez pas qu’il y a du bruit” insiste l’homme inquiétant, “il y en a partout. Regardez ces gens-là, c’est du bruit”.

On découvre alors en plan large les clients, nombreux aux tables. Mais ce qu’on entend, ce n’est pas l’ambiance bruyante du café, mais la prise synchrone des dialogues, donc seulement un son calme et feutré. Pour expliquer cette étrangeté, il faut laisser Johan raconter l’histoire de la sonorisation de ce film. Il le lit lors d’une rencontre avec Annie Tresgot, qui faisait partie de la même promotion de l’IDHEC que lui. 2

– Johan van der Keuken : “En deuxième année, on pouvait faire son propre petit film, et j’ai imaginé une chose un peu plus personnelle.[…] C’est un gars qui rentre dans un café, vêtu en noir avec un chapeau, un personnage inquiétant. Il indique à un autre gars tous les gens qui sont là en train de parler, et il dit :

Écoute ! Écoute ce que ça produit !

“Et l’autre a une espèce de prise de conscience. Là, il y a une séquence entière de montage, des mouvements de bouche, des gens qui circulent… Ça devient un truc cumulatif. Et comme entre temps le gars inquiétant a disparu, l’autre flippe. Alors le patron le fout à la porte. C’est une histoire archi-mince. J’y ai repensé bien longtemps après, cette question du bruit produit par l’information, cette construction en ondes de bruit et de silence. Cela s’est trouvé être assez naturel pour moi. C’était des thèmes, des manières de faire dans lesquelles j’étais déjà entièrement au moment de ce petit film à l’IDHEC. Il s’est trouvé que les profs trouvaient ça absolument zéro. Le prof de son, Monsieur Renard, a dit : Je refuse de sonoriser ce film. Et le film est resté muet, alors que c’est un sujet sonore par excellence.”

Et Johan, énervé, se tourne vers nous en train de filmer :

– “Si vous parlez…”

– Annie Tresgot : “Il dirige son équipe…”

– Johan van der Keuken : “Mais j’entre dans un rythme, et puis c’est cassé.. Donc, Marcel L’Herbier, le Président de l’IDHEC, vu son passé expérimental, a dit que c’était un des rares trucs qui l’intéressait. Évidemment les autres films étaient plutôt dans la veine de l’école. Il était sous le charme du fait que ça sortait du système. Il a dit : Il faut sonoriser ce film. Et j’ai dit : Ce n’est plus la peine ! J’étais tellement aigri par cette école que j’ai refusé,… une arrogance… Mais finalement grâce à lui, j’ai eu quand même le diplôme.”

Je dois dire d’abord un mot de cet agacement de Johan, en plein milieu du récit. Il était soudain dérangé par nos chuchotements autour de la (trop présente) caméra. Je me dis que c’est une manière pour lui de dévier l’émotion, comme pour éviter le retour de la douleur devant l’incompréhension qu’il avait subie, qu’il ressentait et peut-être qu’il avait toujours contenue jusque-là. Comme si la révolte qu’il avait éprouvée au moment de ses études, ou pendant les années difficiles qui ont suivi, il l’exprimait enfin. Il avait besoin d’une écoute attentive à cet instant-là, pour conjurer le rejet d’hier et il lui a été nécessaire de retourner contre notre équipe de tournage sa colère d’autrefois. Comme il le formule, il allait entrer dans un rythme, dans “une construction en ondes” à laquelle il “repensera longtemps après” comme étant déjà sienne, et que le cinéma “normal” l’empêchait de développer.

Ce qui est évidemment troublant, dans cette conception précoce, c’est que son élan est brisé, que cette tentative d’expérimentation a avorté, mais reste inscrite dans le film Du bruit, tel qu’il nous est parvenu grâce aux archives de la FEMIS. 3 Par le refus de la sonorisation de Monsieur Renard, ce professeur rigide et conventionnel, sourd à la nouveauté, les bruits que l’on est censé entendre, en raison d’un espèce d’accès de folie de l’artiste, lui-même autosuggestionné par “l’inquiétant personnage”, ne sont pas audibles, puisque le mixage n’a pas été effectué. La palette de sons attendus sur la série “cumulative” est remplacée… par du silence. Cette séquence en montage rapide de plans de bruits, morceau de bravoure du film, est une suite de gros plans…muets.

Regardez, regardez encore” dit l’homme en noir. Et l’on voit des bouches, des lunettes noires, un siphon, des yeux, une baguette de pain que l’on tranche, un cou de femme qui se penche, des rires, de plus en plus proche. En fait de regard, il s’agit plutôt de sentir et de percevoir (déjà) la structure des choses perçues, leur profonde mixité, dont Keuken fera plus tard la base de son écriture, avec cette “instabilité du rapport entre le sens et le signe”. Ce qui constituera comme il le reconnaîtra, “le risque même de son cinéma” 4.

On peut se demander aujourd’hui : quelle bande sonore aurait proposé Johan pour ce premier film ? Quelle aurait été cette “musique” entre bruit et jazz pour ces plans ? Quel mixage entre les syncopes visuelles et les couches sonores ? Le rapport aurait-il été synchrone, décalé ? Cela aurait-il annoncé ce qu’il fera par la suite, par exemple dans Tempête d’images, une déconstruction où le son ne “colle” plus aux images, mais est libre et spatial ? Ou comme dans La Leçon de lecture, où les mots-sons adhérent, puis décollent de leur sens pour voyager du concret à l’abstrait puis reviennent au concret.

Mais si la conclusion de l’histoire en 1958 est assez réjouissante — le sauvetage in extremis par Marcel L’Herbier et l’obtention du diplôme, malgré l’arrogance assez “classe” de l’élève désavoué et finalement racheté — la toute fin en 2001 est assez triste. Car nous n’aurons pas d’autres commentaires de Johan, sur ce film, que ce récit qu’il en fait d’après des souvenirs lointains. En effet, lorsque la FEMIS composera une cassette des films de fin d’année de l’IDHEC et que la responsable de la documentation voudra annoncer à Johan qu’elle va lui envoyer son premier film qu’il n’avait pas vu depuis lors, ce jour-là, le 8 janvier 2001, elle apprendra son décès 5.

Ce document reste évidemment un témoignage précieux de l’affirmation très précoce des formes d’écriture de Keuken, de la résistance initiale qu’elle a provoquée, en raison notamment de son inscription immédiate “sur les seuils”. En effet, ce positionnement à la frontière des sons et des images, cet appel à une circulation de nos sens dans l’entre-deux feront immédiatement problème. Nous sommes d’emblée chez lui entre la fiction et le documentaire, entre le récit et le croquis, le réalisme et l’abstrait, la description et la stylisation, très loin évidemment d’un enseignement qui favorisait alors les genres définis, l’histoire bien racontée, intimant de se situer dans un registre précis, dans “le système”. Et pour un cinéma de la normalisation (quasi industrielle), l’inscription du sens ne doit pas flotter à ce point.

Le film de Keuken a touché très précisément à ce qui faisait, dans les années cinquante, une des rigidités du cinéma français, confit dans des codes strictes qui s’enseignaient à l’IDHEC. Lui d’abord considère l’image et le son, non dans leur séparation matérielle, corporelle ou même presque corporative (chacun son métier, le son d’un côté, l’image de l’autre) mais dans leur fusion : “Regardez !”dit le personnage en noir et c’est le son qu’on doit “voir” dans l’image, ou plus exactement l’intrication physique du son au cœur de l’image perçue. Ce n’est donc probablement pas un son réaliste type bruitage avec musique d’accompagnement, mais un “jazz” qu’il aurait demandé de recréer au mixeur. On peut essayer d’imaginer ce qu’il aurait été, entre une musique be-bop syncopée et les tentatives concrètes de la musique contemporaine. Ce devait être pour le pauvre professeur de mixage complètement incompréhensible, une énigme indéchiffrable qu’il préféra éviter de démêler en déclarant ce film impossible à “sonoriser” !

Une démarche qui revenait en fait à briser ce qui verrouillait les différents métiers du cinéma, chacun dans sa logique, relié par une chaîne immuable, où chaque fonction avait sa place définie, et où le son était soumis à l’image, le rythme à l’histoire, le sens au récit. La solution que devra trouver Keuken pour sortir de ces carcans, c’est de s’éloigner du cinéma industriel et du spectacle de divertissement programmé, pour faire un cinéma plus solitaire, mais ouvert au monde, où il contrôlera chaque étape, chaque fonction, en concevant le mélange de diverses couches, et ce dès la conception des différentes “thématiques”, en assumant lui-même la prise de vue et le montage, où tout vient se fondre, dans un jeu de séries et d’éléments emportés dans une subtile composition.

Notons que l’étudiant Keuken trouva une autre manière d’échapper au diktat scolaire (outre le fait de pas mal “sécher” les cours qui “franchement l’emmerdaient”) : ce fut de réaliser, hors cursus (comme on dit aujourd’hui à la FEMIS) un film libre, qui celui-là peut être considéré comme son premier pas vers une démarche personnelle, Paris à l’aube. Ballade dans le Paris qui s’éveille à la lumière, tourné et co-signé avec son ami James Blue, sonorisé cette fois par un orchestre de jazz sur une composition de Derry Hall, ce premier film contient en germe le besoin d’un cinéma sans contrainte, attentif aux formes et au réel, manifeste pour un art ouvert (sens, oreille, œil, esprit) qu’il développera ensuite pendant plus de quarante ans.

Et c’est travaillant en particulier cette question des ondes, ce problème de la perception mêlée (espace-temps, cadre-tempo, rythme musical et pictural), en s’intéressant très tôt et très profondément aux relations structurales qu’il développa son écriture. Ce qui implique une réflexion très élaborée sur les possibilités des pistes sonores, puis sur la prise de son (en particulier avec sa femme Nosh qui proposa dès la prise de son directe des “partitions”), avec les différents musiciens avec lesquels il travailla en symbiose (Ben Webster, Willem Breuker, Louis Andriessen), ou avec les musiques dont il s’inspira (Charles Ives, les grands improvisateurs, Monk, Ayler, Coltrane…). Il organisa ainsi une vision des bruits du monde qui en font un des grands symphonistes du XXe siècle. 6

Ce premier projet qui fit Du Bruit, cet essai “scandaleux”, n’est en fait que le prolongement d’un enseignement qu’il avait reçu à l’école, comme le raconte lui-même Johan :

“Il y avait un prof d’histoire du cinéma, Jean Mitry, qui était un vieux cinéaste, de l’époque du cinéma pur en France, avec Germaine Dullac, etc. qui faisait des films sur les rapprochements entre la musique et l’image. […] C’est un des rares personnages qui m’a permis de rentrer dans l’histoire du cinéma pour mon compte, pas enseignée comme une connaissance extérieure, mais comme une pratique dans laquelle on peut faire. […] Je crois que c’était ça le problème des écoles de cinéma, les choses n’étaient pas abordables. Le cinéma était un monument auquel on pouvait éventuellement après beaucoup d’épreuves, accéder. Mais ce n’était pas un truc qu’on pouvait prendre, où on pouvait prendre ce qu’on voulait.” 7

Cette relation entre le cinéma de Keuken et une part du cinéma français souvent oubliée et marginalisée, le courant expérimental, est décisive. Elle constitue l’une des sources de son écriture. Il va ainsi relier les recherches des années vingt en France avec celles des documentaristes hollandais (Ivens, van der Horst, Haanstra). Libre dans son regard, pragmatique dans une démarche non soumise aux règles commerciales, mais fondée sur l’expérimentation personnelle, Keuken articule son travail sur “les rapprochements entre la musique et l’image” comme principe de composition (et non sur le scénario et les dialogues), et sur la force des sensations perceptives (visuelles et sonores, présentes ou manquantes). On est loin évidemment de ce qui s’enseignait alors, à une époque où la Nouvelle Vague n’avait pas encore procédé, sauf dans ses écrits et quelques courts métrages, au bouleversement moderne du cinéma. On comprend le désarroi des professeurs et le rôle salvateur de dernière minute de Marcel L’Herbier, auteur d’une texte prémonitoire dès 1918 sur le cinéma “comme langage neuf”, et de films d’avant-garde où il fit intervenir les artistes contemporains. 8

Cette invention radicale dans les films de Keuken fut longtemps évacuée ou sous-évaluée dans les comptes-rendus livrés par la presse et la critique. C’est sans doute dû à la manière dont l’œuvre de Keuken a été découverte et promue, en particulier en France. Révélé dans les années 70 comme “documentaliste” (ou plutôt par des films dans lesquels on ne voulait voir que la part “documentaire”), son cinéma fut valorisé du côté du social, mais mal compris ou même rejeté dans son expérimentation formelle et conceptuelle. Ses proximités avec les arts contemporains (européens ou américains) et son travail théorique restèrent largement ignorés. C’est la question du lien entre le politique et le poétique, très problématique en France après 68, et travaillé après-guerre de façon explosive par des mouvements comme Cobra, dont Keuken a toujours été proche. Ce lien pénètre toute son œuvre. Même s’il en est l’une des grandes forces, Johan garda pourtant une sorte de prudence vis à vis de cet aspect de son travail, en raison sans doute de la difficulté qu’il avait eu à montrer ses films les plus radicaux (Beauty, Le Temps). Prudence renforcée peut-être du fait de ce souvenir cuisant, de la brutalité avec laquelle on avait jugé l’audace de son travail, lors de son passage à l’école de cinéma.

L’intérêt de revoir Du Bruit, c’est de se retrouver comme positionné à l’origine même du “malentendu” (c’est vraiment le cas de le dire). La grande déception, c’est qu’on ne pourra jamais entendre le “bruit” de ce film, acte de naissance de cette écriture originale, en raison du conformisme de l’époque, sa nouveauté ayant été censurée. Être attentif à son remue-ménage, c’est comme être envoûté par l’homme en noir, c’est être réveillé par lui comme l’artiste assoupi du bistrot. Si on “regarde bien”, nous sommes rendu “voyant et entendant”, perméable au vrai “bruit” du monde. La musique de Keuken secoue, par son travail sur les bandes sonores-visuelles, dans toute la complexité rythmique de ses montages virtuoses.

Cet acte du regard-qui-écoute, soutenu par un “mince scénario”, n’est pas si anodin. Il raconte aussi ce que va arriver et que pressentait déjà le jeune Johan : que voir les choses en ondes de bruit et de silence, c’est risquer de se faire jeter hors du café, hors de la norme de l’école, hors du monde du cinéma conventionnel. Au moins temporairement. À moins qu’un créateur ne se souvienne que l’expérimentation est centrale dans l’art. À moins que nous, spectateurs, sachions partager cette expérience de vision globale, cette proposition d’écoute, avec le cinéaste.

Ce moment si “mince” que l’on a tenté d’étouffer, c’est l’acte de naissance d’une écriture. Drame d’une école dont la fonction serait de le guetter, et qui faillit passer à côté. Souffrance d’un auteur qui se voit rabroué à l’instant délicat où il conçoit l’ébauche d’une de ses bases formelles essentielles.

Étrange document que je retrouve 44 ans plus tard, où l’on “voit” ce qu’il faut “écouter” : les ondes — ici étouffées, rendues définitivement silencieuses — par lesquels un artiste communique la structure fondamentale de son univers et du nôtre.

Derniers Mots

Je quitte mon hôtel et je marche dans la nuit le long des canaux d’Amsterdam vers Oude Schans, où je me suis rendu si souvent voir Johan chez lui. Je m’arrête de l’autre côté du canal. Je contemple la grande fenêtre du rez de chaussée, dont le rideau ocre se reflète dans l’eau et signale un des rares logements encore éclairés à cette heure tardive. Johan n’est plus et je pense à lui, à son corps qui est là. De l’autre côté du rideau. Sur son lit de mort. De l’autre côté de cette eau qui pouvait, disait-il, “être si noire qu’on pourrait disparaître dedans à jamais”.

Le dernier échange visuel, c’est à travers le film Derniers Mots que je l’aurais. Lui ne me regarda que depuis l’écran, en son absence, mais dans sa présence cinématographique. Et ce fut pour moi difficile de le découvrir tel qu’il fut physiquement dans ses derniers jours. Était-ce l’image de trop, une image en trop qu’il nous avait donnée là, en acceptant la proposition de son fils Stijn van Staten de répondre à un dernier entretien ? Ce film allait-il trop loin, créant un certain malaise, en nous le montrant si proche de la fin ? Où étais-je légitimement ému par ce visage marqué par la maladie, cette bouche amaigrie de vieillard, presque de vieille femme, qui me fascinait et dont j’avais du mal à me détacher ? Étais-je gêné par cette douleur, tant morale que physique, que je sentais contenue le temps du filmage, courageusement dépassée, mais souffrance à l’affût, prête à bondir dès la caméra coupée ?

Toutes ces questions, ces fameux passages de la vie à la mort et de la mort à la vie, il les avait tant travaillées, montrées, analysées, de film en film. Dans La Porte, il avait exploré la séparation amoureuse, La Question sans réponse tentait de donner une forme à la dissolution de l’être. Lucebert, Temps et adieu montrait comment l’espace pouvait être peuplé de celui qui n’était plus. Face Value filmait son aîné et ami le photographe Ed van der Elsken dans ses derniers jours. Derniers mots (ma sœur Joke) accompagnait l’agonie d’un être cher jusqu’au fond du souvenir et Vacances prolongées finissait par être le point de vue d’un fantôme. Mais cette fois, c’était lui qui partait et se trouvait sous l’objectif et devant le Grand Vide, après l’avoir tant raconté. 9

Pourquoi ce besoin de franchir encore une limite, au-delà du supportable peut-être ? Pourquoi prononcer ces “Derniers mots” quelques jours avant sa mort ? Est-ce seulement parce que celui de ses fils qui reprenait le flambeau du cinéma le lui avait demandé ? N’était-ce pas plutôt un dernier combat chez lui, entre “l’Homme froid”, “cette chose difficile à comprendre à l’intérieur de soi” qu’il avait évoqué à propos de ses films les plus durs (Beauty, Le Masque) et cet homme généreux, rayonnant, ouvert qui était le versant visible de Johan. Devant ce film sans fard, on est secoué, car les mots, même s’ils sont ceux de l’amour, de l’humanité, de la compréhension, ne peuvent masquer la griffe de tristesse, l’air de perdition, la marque de douleur qui se sont accrochés sur son visage.

Le risque de ce genre d’exercice, c’est l’emphase et les phrases outrageusement définitives ou l’émotivité embarrassante. Son fils et lui évitent cet écueil en mettant la grandiloquence à distance, en se parlant sur un ton feutré, entre retenue, légèreté et humour. Seule concession à l’immodestie, Johan ne cache pas qu’il sait que son œuvre va s’inscrire dans l’Histoire de l’Art : “J’ai fait deux ou trois choses qui resteront pour l’humanité, mais qu’ajouter à cela ?”. Ses propos se situent donc dans un en-plus. Il laisse un post-scriptum après une vie bien remplie et à une œuvre importante et reconnue (elle a été couverte de prix et d’hommages partout dans le monde). Il souligne seulement que toute parole est un peu dérisoire. Qu’ajouteront les mots à un tel accomplissement, les commentaires à l’Art ? Bien peu.

Pourtant cette conversation n’est pas assignée à n’être qu’un moment mineur. D’abord parce qu’elle se situe dans la gravité d’une vie qui s’achève. Ensuite, on se trouve en face d’une pratique de la petite forme, qui couvre toute l’œuvre de l’artiste Keuken, où le filmage n’est jamais séparé du vécu au quotidien, la vie intime de la vie publique, l’évènement personnel du contexte politique, et donc le film de famille du Grand cinéma. Il faut voir à ce propos Vacances d’un cinéaste chef d’œuvre de “petit” film où les minuscules gestes de “vacance” côtoient une des plus belles méditations sur le Temps de l’histoire du cinéma. Les films courts et les essais sont donc porteurs d’autant de charge et de propositions esthétiques que les grandes formes.

Son fils se situe ainsi dans cette même posture, où l’acte de cinéma s’inscrit dans un rituel, où le temps de la projection devient, pour le spectateur, une expérience intense et exigeante. On entre dans une cérémonie d’un genre particulier : nous, le public, sommes les témoins d’un dernier examen de conscience, le fils étant le “confesseur” de son père. On accède à un “espace sacré”, où la caméra est introduite au chevet de celui qui enregistre ses ultimes déclarations, celles qui précèdent la Mort. Étrange confessionnal où chaque mot se mue en “dernière parole”, où le son est porteur d’une charge émotionnelle et affective extrême.

Au début s’aventurer sur ce terrain périlleux fait craindre à chaque seconde de basculer dans l’intenable, tout comme dans Ma sœur Joke. D’autant que d’entrée, le rideau est franchi : on va chercher la Mort sur son lieu même, empiéter sur ses empires. Puis le temps de projection efface progressivement notre appréhension. C’est un adieu sans trop d’effusion, un bilan sans rancœur, un point de vue maîtrisé et serein, parfois même amusé, sur l’état de mourant.

Dans ce balancement entre sérieux et légèreté, les Grandes Idées sur la mort, par lesquels son fils commence sans détour l’interview, sont en quelque sorte évacuées. Johan reconnaît, qu’à ce stade, la métaphysique s’évapore presque, la réincarnation devient une vague idée. Avec détachement et ironie, il propose seulement, face à la grande question d’une autre vie, qu’on puisse l’appeler, en cas de besoin, lorsqu’il sera dispersé dans la poussière des étoiles : “Eh ! Johan, viens là une minute !”. La Beauté elle-même perd de son poids, elle devient vision d’un éclat éphémère sur la surface d’une pellicule, impression d’un équilibre parfait qui éclaire un moment le support que l’on regarde défiler. Cette épuration du Beau, “résumant” une filmographie si riche, est tellement surprenant que Stijn, interloqué, doit demander quelques précisions sur ce regard détaché et rétrospectif. Il va traduire en images cet échange en filmant avec insistance l’eau de la piscine qui borde la maison et le soleil qui s’y reflète : métaphores simples du père (l’astre des dessins de l’enfant) et du film (une surface sensible qui réfléchit le réel).

Reste donc deux lourdes questions qui demandent ultime mise au point : ce sont celle de la perte du père et celle de la cruauté du cinéaste. Dès 1978, Serge Daney notait que Keuken faisait “de l’infirmité un de ces thèmes de prédilection”. 10 La difficulté de voir ou d’entendre (cécité, surdité), la capacité à regarder en face ce qui nous repousse (handicap physique, disgrâce, misère), bref tout ce qui est “à la limite” de l’humain, fait partie depuis quarante ans du registre de ce regardeur qui embrasse les fractures du monde. Et aujourd’hui cinéaste diminué, il s’applique à lui-même ce qu’il a fait subir à d’autres, personnages et spectateurs.

La figure que prend cette entreprise est celle du retournement. Car on assiste à un film de famille à l’envers, où l’objectif n’est pas de fixer le bonheur, mais de conjurer l’angoisse et le malheur de disparaître. On assiste à l’exact contraire du père qui filme la naissance joyeuse de son fils (sans le lui demander). C’est le fils qui filme la dramatique marche vers la mort de son père (avec son consentement). Le créateur est maintenant objet impotent d’un film, après en avoir été le sujet sur-actif. Le “je” dynamique qui mettait le réel en image et le monde en scène est lui-même cloué sur un siège. Ici la situation est très paradoxale et impitoyable, car si, dans son cinéma, l’un des sujets centraux est l’énergie pour avancer et se dépasser, la lutte pour la survie, il se trouve maintenant lui-même dans une position extrême, dans l’incapacité de développer une autre force que celle de combattre la douleur et de prononcer quelques pauvres mots. Celui qui accompagnait ses personnages jusque “sur leur lit de mort” est maintenant lui-même dans la position de ses victimes. Celui qui enregistrait amis, famille, femme, de sa caméra introspective, se jouant du voyeurisme, est pris à son tour sous l’objectif impitoyable d’un autre.

Adepte de la franchise et d’un regard lucide (“Lucid Eye” est le nom de sa société de production et L’Oeil lucide le titre de son ultime recueil de photographie 11), Johan n’est pas déstabilisé par ce face à face doublement inversé. Son cinéma est nourri de cette capacité de toujours s’impliquer de part et d’autre des frontières (le franchissement du seuil, thème majeur chez lui). “J’ai toujours cherché la limite” déclare-t-il “c’est là qu’on montre sa grandeur”. Celui qui poussait les situations de façon parfois cruelle doit se soumettre à notre propre regard, nécessairement distant et confortable, protégé par l’écran et avec la vie devant nous, quand lui n’a plus qu’une courte échéance en perspective. La caméra, machine froide, est prête à l’enregistrer, lui, le virtuose du mouvement, en train de glisser vers le néant et risquant de tomber, en cas de faux pas, “le nez dans la boue”. 12

C’est ce qu’il dit craindre, puisque son fils lui a demandé de marcher jusqu’au jardin. Et l’on arrive inévitablement au terme décisif, le “final cut”, où se décide de “couper” (ou non) la caméra, de faire le “dernier” plan. Moment terrible et expression lourdement symbolique, dans ces circonstances qui montre un cinéaste se laissant déposséder de son pouvoir de vie et de mort sur l’Image, démiurge impuissant qui ne peut plus agir sur le fil(m) de la vie et qui transmet à son fils cette charge, celle de la divinité Atropos qui, d’un coup de son ciseau, peut sceller un destin. 13

L’Image redoutée, fantasmée, ce serait celle de l’humiliation d’un père devant son fils, d’un homme à terre devant le spectateur, d’un malade vaincu dont les forces le trahissent. Devant cette éventualité, Keuken laisse alors à son fils, dit-il en riant, le choix de “décider de couper ou non”. Moment intense de la transmission d’un héritage, et beau courage pour avouer qu’il ne détient plus la caméra (il l’a confié à son fils, cameraman et réalisateur), qu’il a perdu le contrôle sur son image. Il est devenu chose fragile, et peut devant nous, selon que nous serons sadique ou indulgent, être épargné ou enfoncé.

Cette dialectique du pouvoir et de la vulnérabilité, ce bras de fer entre filmeur et filmé, où l’enjeu est de montrer sans dérobade l’effort de l’un pour affronter tout le réel, et la volonté de l’autre pour s’arracher à une image dégradante (celle qui colle à la pauvreté ou à la faiblesse physique), cette “main chaude” entre la limite et le dépassement, le cinéma de Keuken l’a poussé très loin, il l’admet. Il cite Quatre murs quand il fait se courber une mère obèse dans sa péniche minuscule. Et la séquence de Vers le sud où il fait monter une vieille femme érythréenne infirme de 80 ans dans un escalier étroit, et ce à plusieurs reprises, pour obtenir un beau montage.

Cette angoisse de la chute envisageable, exhibée devant tous, cette cruauté du voyeur qui peut se muer en dignité du regardé, c’est lui qui la subit et la vit maintenant. Il ne s’agissait pas seulement, conclue-t-il, “de montrer les gens dans leur travail, mais de les atteindre dans leur vulnérabilité.[…] On doit alors être physiquement présent avec nos équipements et se montrer de même. Je pense que c’est une manière d’être totalement intègre”.

Vient alors la question de la mort du Père. Il y a un lien étroit entre ce sujet et le précèdent, car le père de Keuken était “issu d’un milieu archipauvre”. Et c’est sans doute de ces origines biographiques-là qu’il a pu tirer une capacité de filmer si frontalement, si férocement presque, la plus grande pauvreté et le dénuement le plus total. Et c’est dans un dialogue implicite et difficile avec ce père sorti de sa condition, car devenu professeur et éminent grammairien, qu’il a mis en place cette dialectique de la cruauté et de son dépassement.

Comme dans tous ces entretiens, Keuken “met les pieds dans le plat” avec une question tranchante et perturbante pour son interlocuteur : sans circonvolution, il demande à son fils s’il n’a pas été un père trop “pesant”, et si cette perte prochaine n’est pas aussi, pour le fils, “un soulagement”. Question fondamentale posée avec un regard glacé — celui-là même avec lequel Johan “fusillait” ceux qu’ils appréciaient, lorsqu’il leur demandait de se dépasser, de franchir une limite où pouvait se dévoiler leur fragilité.

Stjin dévie un peu sa réponse, faite de façon à la fois sincère et prudente. Il nie être “soulagé”, sinon de la fin des souffrances de son père. On devine là une relation forte, des conflits et toujours une grande complicité. Tout cela s’est construit sur des prises de distance (que Johan qualifie de parfois “trop grande”). Et puis les tensions se sont atténuées, le film en est témoin. On assiste à une ré-union entre père et fils, tout comme, dans Ma sœur Joke, le frère et la sœur se retrouvaient en re-parcourant toute leur histoire.

Une petite coupe élude la suite de la discussion. On s’interroge alors sur la possibilité de tout se dire : un fils peut-il “attendre” la mort de son père et le lui dire. Là-dessus, le non-dit est comme inévitable. En fait, la véritable réponse du fils, c’est le film, par le style qu’il a choisi : c’est tourné “à la manière de” Keuken (même décadrage, même fragmentation, même stylisation du paysage andalou). Et dans ce plan récurrent de soleil d’hiver se reflétant dans la piscine, tout paraît être “dit” sur ce père “qui souffle dans le cou” de son fils, (“Ce n’est pas facile pour un cameraman et cinéaste d’avoir un père cameraman et cinéaste”), sur la “lumière” qu’un maître fait miroiter dans l’œil du disciple jusqu’à l’éblouir.

C’est le dernier lest dont Johan a dû se détacher pour s’en aller tranquille, flotter “dans les étoiles”. Ayant transmis son Art (à l’humanité), son savoir (à son fils, à ses fils en cinéma), ayant laissé au spectateur émettre leur jugement dernier, Keuken n’a plus à “chercher seul sa propre voie”. Car il est “maintenant débarrassé du problème” dit-il, dans un demi-ricanement. Cette petite douleur qui perce dans le grincement d’un rire jaune — devoir déjà tout laisser — ce frémissement léger d’un chagrin, ce sont ces petits sons-là, ces nuances d’une douce ironie qui paraissent alors les véritables derniers mots. Il n’y a plus rien à exprimer pour ce voyageur des limites (géographiques, politiques, morales, esthétiques) que ce souffle d’un regret. Derniers chuintements sans pesanteur où se dégonflent et puis s’envolent toutes les grandes questions vitales et finales.

En épiant ces dernières vibrations d’un père, d’un ami, d’un artiste, nous avons participé à une “cérémonie des adieux”. Elle n’est pas organisée pour procurer un apaisement de surface, même si les mots cherchent une réconciliation. Cette voix qui va s’éteindre nous remue, fait “du bruit” en nous.

Dernier salut au monde, au paysage, au ciel, à l’espace. Formuler, tout simplement, nommer encore une fois, émettre ses dernières ondes. Mots très simples, banals : “Paix, silence, être ensemble”.

Un dernier pas hésitant sur la terrasse, une dernière vision : “Regarde la lumière !” dit-il à son fils, l’incitant à panoramiquer, à se détacher de l’image de son père.

Plus de jazz, pas de bruit, juste l’écho d’un avion qui passe.

Johan mourra deux semaines plus tard…

Les ondes Keuken circulent maintenant, traversant les non-dit et les couches de silence.

Un formidable orchestre de formes qui joue toujours, d’idées qui nous interrogent.

Eh Johan, viens ici une minute !…

Tu dois trouver ta propre voie…


  1. J’orthographie volontairement le prénom “Joan” de cette manière, car c’est ainsi qu’il apparaît au générique de ce film et de ses premiers travaux. Il le changera en “Johan” à partir de 1965 pour éviter la prononciation “John” notamment dans les pays anglo-saxons (c’est l’explication qu’il m’en a donné, je crois qu’il en a fourni d’autres lorsqu’on l’interrogeait à ce sujet).
  2. Annie Tresgot, productrice et réalisatrice, avait réalisé un film pour les 50 ans de l’IDHEC. Elle parle avec Johan, qu’elle n’avait pas revu depuis de très nombreuses années, de leurs souvenirs de l’époque, au cours d’une rencontre que j’avais provoquée pour une séquence de mon film Johan van der Keuken.
  3. Films de fin d’études. Cassette VHS cote FEM.0029 – disponible à la documentation de la FEMIS contenant également les exercices de Michel Mitrani, Rui Guerra, Olivier Ducastel, Claire Denis, Louis Malle, Costy(sic) Gavras, Jean-Michel Carré.
  4. Johan van der Keuken, le film que j’ai réalisé en 2000, est dans L’Intégrale Keuken- coffret DVD n° 2- Arte Vidéo- 2006.
  5. En raison de cette triste coïncidence, l’information sur l’existence de ce film restauré ne circulera pas. Il faudra que je raconte cette histoire des années plus tard pour qu’enfin Nosh van der Lely, la veuve de Johan, l’apprenne.
  6. cf mon article “Partout où l’on joue, ils doivent danser” Keuken/films/la musique)” “Musique et images au cinéma” éd. Presses Universitaires de Rennes – 2002.
  7. Les recherches de Jean Mitry sur les rapports images/sons aboutirent à la réalisation de quatre essais : Pacific 231 (sur une musique éponyme de Honegger), Hommage à Debussy, Rêverie pour Claude Debussy et Symphonie mécanique.
  8. En particulier L’Inhumaine (1924) et “L’Argent”(1929), sur lesquelles travailleront Mallet-Stevens et Fernand Léger pour les décors, Mac Orlan pour le scénario, ou Darius Milhaud pour la musique.
  9. Cf. mon article “La Mort à l’œuvre” (Elégie de la non-image)” Revue Hors-Champ n° 7 automne/hiver 2001 Lausanne-Suisse.
  10. “La radiation cruelle de ce qui est”, Cahiers du Cinéma n° 290/91 Juillet-Aout 1978.
  11. L’Oeil lucide, éd. de l’œil. (avril 2001)
  12. On pense, devant cette évocation d’une chute dans la boue, à une séquence du film “Le Temps” où un groupe d’hommes et de femmes rampaient en file à quatre pattes dans le boue, suivis dans leur mouvement de progression lente, pénible, animale par travelling imperturbable.
  13. J’avais déjà évoqué ces questions dans l’article “La Mort à l’œuvre” (Elégie de la non-image)” Revue Hors-Champ n°7 automne/hiver 2001 Lausanne-Suisse.

  • Derniers Mots – Ma sœur Joke
    1998 | Pays-Bas | 51’ | Vidéo
    Réalisation : Johan van der Keuken

Publiée dans La Revue Documentaires n°21 – Le son documenté (page 145, 3e trimestre 2007)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.021.0145, accès libre)