Érik Bullot
La crise sanitaire récente a ébranlé nombre de nos usages. Sommes-nous vraiment revenus dans les salles de cinéma ? Rien n’est moins sûr. Notre désertion ne tient pas à la seule circonstance, elle cristallise sans doute un désarroi plus profond. De fait, le cinéma n’est plus présent seulement dans les salles de cinéma traditionnelles, et nos écrans domestiques en disséminent les avatars à loisir. La ligne de partage entre le virtuel et le présentiel ne cesse de se déplacer.
À l’heure de cette transformation économique et culturelle insiste la figure nouvelle du programmateur. Le terme est désormais d’usage fréquent, attestant son actualité et sa fonction critique. On se souvient combien le rôle du commissaire dans le champ de l’art contemporain, au cours des années 1980, fut entouré d’un halo de prestige lié à ses choix curatoriaux, ses relations institutionnelles, son influence sur le marché. Écrire à nouveaux frais l’histoire de l’art en revisitant les catégories établies, en jetant des ponts entre l’ancien et l’aujourd’hui, en révélant des œuvres oubliées, en consacrant de jeunes artistes, telles auront été quelques-unes de ses missions.
Aujourd’hui la tâche du programmateur au cinéma semble répondre à une occasion historique. Rapprocher des films relevant de traditions distinctes, débusquer des créations rares ou inédites, contribuer à la reconnaissance et à la restauration d’œuvres fragiles, écrire des chapitres inédits de l’histoire du cinéma, cartographier l’actualité, déconstruire les canons, inventer de nouveaux contextes de diffusion, enseigner, sont quelques-unes de ses vocations. À divers titres, ce travail se retrouve aussi bien dans la programmation des festivals qui définissent un marché symbolique, souvent âpre et compétitif par ses critères d’exclusivité, que dans celle des collections de films des musées, liée à l’actualité des expositions et à la gestion de ses propres collections, des plateformes en ligne, des associations militantes soucieuses de rompre les règles de domination dans un contexte fragile et tendu, des cinémathèques soumises à la politique de l’archive ou des salles de cinéma traditionnelles. Il est loisible de s’interroger sur ce rôle accru de la médiation au moment où l’intelligence artificielle remodèle notre relation aux images, où l’accès aux films s’est multiplié grâce à internet. Mais notre dérive sur la toile n’obéit-elle pas le plus souvent au strict jeu des algorithmes ? Et le succès rencontré par le terme de programmateur ne tient-il pas à son rôle présumé de garde-fou ou de pôle de résistance face à cette aliénation ?
Longtemps les réflexions relatives à la programmation ont privilégié ses enjeux artistiques. Dans le chapitre « Portraits d’artistes en programmateurs » de son essai Conserver, montrer, Dominique Païni, alors directeur de la Cinémathèque française, rebrousse le temps pour déceler chez des artistes ou des intellectuels la prégnance du geste de programmation qui autorise selon lui une réappropriation critique. Duchamp, Cage, Boulez ou Barthes sont à ses yeux autant d’artistes-programmateurs par leurs choix muséographiques, l’ordre singulier d’un concert, le rôle du hasard, la rencontre d’une série de citations sur une même page. « Programmer, c’est faire se contaminer les œuvres entre elles », écrit-il 1. On retrouve ici l’esprit de la poétique surréaliste. Le geste de programmation, pourrions-nous écrire à notre tour, ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux films plus ou moins éloignés.
Mais au-delà de cette poétique stimulante et féconde qui informe toujours nos pratiques, notre sensibilité est soucieuse aujourd’hui d’analyser les conditions de réception. La dissémination du film dans l’espace social et domestique, la remédiation continue des objets audiovisuels, l’archéologie des media, les études post-coloniales, les théories du genre ont ébranlé les traditions cinéphiliques. D’où la nécessité d’écrire une histoire du cinéma qui renverse les canons. Il suffit pour cela, par exemple, de donner une nouvelle définition du film, de rompre avec le cadre normatif de la monographie, de cesser de privilégier le cinéma de fiction ou les formes longues. Ce déplacement de notre regard suppose aussi de déconstruire les modes d’adresse au spectateur, les contextes de monstration, la possibilité d’une assemblée, le partage des décisions et d’interroger le statut social et économique du programmateur. Ce dernier ne court-il pas le risque d’incarner une nouvelle figure d’autorité ? Est-il devenu un auteur ? Ne doit-il pas opérer comme un simple préconisateur ou un médiateur invisible ? Comment inventer des modes collectifs horizontaux de programmation qui fassent droit à l’exigence démocratique ?
Si la programmation a suscité récemment de nombreux travaux critiques et des controverses stimulantes aux États-Unis, en Angleterre ou en Europe, force est de reconnaître que le champ reste encore peu étudié en France 2. On serait en peine de trouver un ouvrage de synthèse de langue française qui dresse un panorama de la programmation en épinglant des noms comme ceux de Iris Barry, Yann Beauvais, Lotte H. Eisner, Henri Langlois, Jacques Ledoux, Maurice Lemaître, Jonas Mekas, Amos Vogel, qui retrace l’histoire des séances à l’initiative des coopératives expérimentales, des collectifs de cinéastes ou des musées d’art moderne, qui analyse la transformation latente des festivals en un marché concurrentiel, étudie l’essor récent des plateformes, souligne le rôle décisif aujourd’hui de programmatrices comme Clémence Arrivé, Nicole Brenez, Olivia Cooper-Hadjian, Lur Olaizola, Garbiñe Ortega, Gloria Vilches ou Marina Vinyes.
Autant de questions qui affleurent dans ce numéro de La Revue Documentaires. Il ne s’agit en aucun cas, bien sûr, de dresser un tableau exhaustif de la scène actuelle. Difficile à ce stade de surplomber un sujet dont les modalités ne cessent de se transformer sous nos yeux. Chaque lecteur ou lectrice pourra trouver un nom manquant, un point aveugle, une lacune. Nous n’avons pas évoqué par exemple, pour restreindre le spectre, les chaînes de télévision ou les salles commerciales. Ce serait un autre numéro. Notre ambition est plus modeste. Nous souhaitons ouvrir de nouveaux chantiers par le biais d’entretiens, de récits d’expérience, d’enquêtes de terrain. Notre carte est discontinue, à tâtons. Nous avons réuni aussi bien des programmatrices et des programmateurs que des artistes ou des critiques. Il nous a semblé pertinent de croiser les sources, de faire feu de tout bois pour appréhender une pratique multiforme autour de trois axes : le geste de programmation au plan artistique, logistique et politique dans le cadre de l’enseignement, du festival, de la plateforme ou de l’institution ; la création de nouveaux contextes de diffusion performatifs, alternatifs ou parallèles ; des études de cas singuliers.
À titre personnel, la programmation occupe dans ma pratique de cinéaste une place chaque jour plus importante, qu’il s’agisse de la présentation monographique de mes propres films ou des invitations à composer des séances. Difficile de ne pas prendre une part active à la diffusion de ses films. Ce travail d’implémentation suppose d’établir un dialogue avec d’autres œuvres pour inventer une tradition. Depuis deux ans, nous développons, Arnaud Deshayes et moi-même, dans le cadre de notre enseignement à l’École nationale supérieure d’art de Bourges, une approche de la programmation pensée comme geste artistique en expérimentant des situations d’exposition ou de monstration avec les étudiants. Ce parcours s’est accompagné d’un cycle d’invitations en 2022-2023, intitulé L’Art de la programmation, et d’une exposition dans la Galerie La Box à Bourges, Contre-don pour Boris Lehman, consacrée au don de sa bibliothèque à l’école par le cinéaste 3. Sont aussi proposés dans ce parcours des exercices de reconstitution de programmations historiques qui supposent d’étudier le contexte de la séance par l’examen des archives et des sources disponibles, de retrouver les copies des films, d’en vérifier les versions, à l’instar d’une archéologie de la programmation. Au même titre que la séance de cinéma nous apparaît désormais, à l’heure de la disparition du projectionniste, comme relevant d’un art de la performance, l’étude des séances et leur réactivation permettent d’expérimenter la relation indissociable des films avec les conditions de leur réception.
Bénéficiant du soutien de l’Ensa Bourges, ce numéro consacré à la programmation constitue un prolongement de ce laboratoire expérimental. Une carte blanche a été confiée à l’artiste Ferenc Gróf, qui dirige l’atelier édition, pour programmer visuellement la revue. L’artiste a proposé une série de ponctuations formées de soleils-projecteurs qui semblent tirés tout droit d’un traité d’optique. Il se trouve que ces formes sont en fait empruntées aux différents drapeaux des anciennes républiques soviétiques. La programmation est un art subtil de l’effacement et de la révélation.
- Dominique Païni, Conserver, montrer, Crisnée, Yellow Now, 1992, p. 24.
- Mentionnons Peter Bosma, Film Programming, Columbia University Press, 2015 ; Anouk De Clercq, Where Is Cinema?, Archive Books, 2019 ; Lars Henrik Gass, Film and Art after Cinema, Zagreb, Multimedijalni institut, 2019 ; Alexander Horwath, David Francis, Film Curatorship: Archives, Museums, and the Digital Marketplace, Synema Gesellschaft Fur Film u. Medien, 2020 ; Kino/Atelier-Program, Nicholas Vargelis (dir.), Francfort, Bauer Verlag, 2020 ; Collective Infrastructures in Moving Images, Enar de Dios Rodríguez, Nathalie Koger, Mona Schwitzer (dir.), Vienne, Schlebrügge.Editor, 2022.
- Au cours de ce cycle, chaque invité – Catherine Bizern, Théo Deliyannis, Jonathan Pouthier, Federico Rossin, Raquel Schefer – s’est livré à un exercice autoréflexif en proposant un programme manifeste.
Publiée dans La Revue Documentaires n°33 – Programmer (page 9, Décembre 2023)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.033.0009, accès libre)