Ouvrières du monde

Entretien avec Marie-France Collard

Initialement, le projet Ouvrières du Monde visait à réunir, dans un même espace narratif des ouvrières des pays du Nord et du Sud travaillant pour le profit d’une même multinationale. Au départ donc, mon intention était de présenter des portraits de femmes dans des situations de travail équivalentes. Je n’ai pas opté pour Levi’s immédiatement. Le choix du secteur textile s’est fait pour deux raisons : c’est un secteur à forte densité de main-d’œuvre, qui emploie principalement des femmes (main d’œuvre dite « non qualifiée ») et c’est dans ce secteur que les pays du Sud peuvent espérer démarrer une industrialisation (car il ne demande pas d’investissement de départ important, ni personnel qualifié).

La recherche de financement s’est donc faite sur cette base, de manière classique, en suivant le parcours du combattant habituel de tout documentariste tant au niveau belge qu’européen, puisque l’engagement d’Arte, venu assez rapidement, le permettait. Il n’était pas question, à ce moment, de suivre un conflit social ni de réagir dans l’urgence : nous avons donc pris le temps nécessaire (le montage de la production a pris un an et demi).

L’enquête préalable au tournage relevait de l’investigation, car s’il est facile de rechercher des multinationales ayant toujours des unités de production dans les pays du Nord, la localisation des sous-traitants dans les pays du Sud l’est beaucoup moins.

Très vite, Levi Strauss a été une entreprise possible, parmi d’autres. J’ai rencontré des ouvrières des sites Levi’s, en Belgique (dont Rosa) et en France ; je suis allée en repérages en Hongrie et je me suis tournée vers différentes organisations sociales ou syndicales dans les pays du Sud qui pouvaient m’aider à démêler la toile des sous-traitants. J’ai également contacté le siège européen de Levi’s, en juillet 1998 ; ils ont refusé de collaborer, prétextant « d’autres priorités ».

Quand, en septembre 1998, arrive l’annonce des propositions de fermeture de quatre sites de production Levi’s en Belgique et en France, l’enquête était déjà bien avancée (y compris pour d’autres labels). J’ai directement embrayé en termes de tournage, suivant alors les ouvrières dans la lutte pour le maintien de leur emploi. Après avoir pu leur expliquer le projet du film, j’ai été très vite acceptée par elles comme cinéaste, faisant un travail dans la durée, et non comme une journaliste du JT du soir. Hors tournage, je suis restée disponible et attentive, et j’ai essayé d’être là, le plus souvent possible, sans caméra. Cette présence régulière, durant toute la durée du conflit, a été très importante et a permis d’établir, puis de maintenir une relation de confiance avec une partie d’entre elles, y compris dans les moments les plus difficiles.

Au moment du choix de tourner le conflit social chez Levi’s, nous avons informé nos producteurs de l’évolution du projet et de sa concrétisation : l’approche ne changeait pas fondamentalement, au contraire, cela ouvrait sur le thème des délocalisations et des licenciements collectifs, symptomatique de la situation de l’emploi dans nos pays, d’autant plus crucial que cette annonce s’est faite quelques mois après la fermeture de Renault Vilvorde en Belgique.

Bien sûr, le propos devenait plus directement politique, impliquant des institutions nationales et cela n’a pas toujours été bien accepté par les producteurs. Par exemple, deux d’entre eux ont demandé un nouveau passage en commission et ue fois le film terminé, l’un de nos diffuseurs (la RTBF) a reporté la présentation du film sur les ondes à presque deux ans après sa sortie. Les autres ont très bien accepté et défendu le film.

Filmer le conflit dans la durée n’a pas été simple. Une première difficulté a été celle de l’organisation pratique des tournages, car n’ayant pas à ma disposition une équipe à temps plein, il fallait essayer de comprendre et de recouper les différentes stratégies de communication dans le rapport de force existant (syndicats, entreprise, monde politique), ce qui est un véritable casse-tête, car tous travaillaient sur le court terme, chacun avait ses entrées dans différents médias et tous avaient compris qu’ils ne retireraient aucun intérêt immédiat à me donner des informations. Il fallait donc essayer de devancer les décisions en recoupant les sources parfois contradictoires et en se basant sur les délégations des usines et les ouvrières pour être bien là quand quelque chose d’essentiel se passait… J’ai pris le parti également de tourner parfois moi-même avec une caméra DV.

Dans ce contexte de conflit social, il devenait plus délicat de trouver des personnes qui acceptent d’être suivies par une équipe dans leur vie quotidienne, y compris chez elles. Ce n’est pas pour rien que les deux ouvrières européennes présentes dans le film, Rosa et Marie-Thérèse, sont aussi déléguées syndicales. Ce n’était pas un choix initial. Cette réticence à témoigner tenait au fait qu’elles avaient assez peur des réactions :

  • soit de la direction Levi’s au cas où, par exemple, une partie du personnel serait maintenu, elles craignaient de ne pas en être si elles participaient au film,
  • soit en cas de licenciement, elles pourraient être reconnues par un employeur potentiel…

D’une manière générale, les difficultés du tournage, au Nord comme au Sud, ont découlé pour moi moins des contraintes financières existantes (car il n’est jamais possible de tourner un documentaire sans sacrifice de ce côté) que de la clandestinité et de la peur de témoigner que nous avons rencontrées partout, à des degrés divers, tant au Nord qu’au Sud. Le risque dans tous les cas est le licenciement et/ou d’être inscrit sur une liste noire quand on recherche un nouvel emploi, risque bien réel y compris en France ou en Belgique. Ceci s’est d’ailleurs ensuite vérifié ; Marie-Thérèse, ex-déléguée CGT chez Levi’s, s’est vu refuser la reconduction d’un contrat, au motif qu’elle avait été « un peu trop vue à la télé ». Et, dans certains pays comme la Turquie ou Indonésie, il y avait aussi le risque bien plus grave de se retrouver confronté à des intimidations avec représailles physiques pouvant aller jusqu’à la mort.

La clandestinité nous a été imposée également car, dans ces pays, il faut une autorisation officielle du Ministère de Information, bien souvent associée au Ministère de l’Intérieur, autorisation parfois accompagnée de l’obligation d’intégrer dans l’équipe un policier, soi-disant là pour notre sécurité… Je voulais cependant filmer les personnes du Nord et du Sud, avec les mêmes moyens, j’ai refusé de travailler dans les pays du Sud uniquement avec une petite caméra DV alors qu’en France et en Belgique, nous avions tourné en Beta digital. Je voulais une qualité d’image et de son équivalente et finalement, cela ne s’est pas révélé plus compliqué, car, bien souvent, peu d’occidentaux s’aventurent dans les banlieues ouvrières des mégalopoles d’Asie du Sud-Est. Notre présence seule était déjà en soi peu ordinaire. En Turquie, par contre, il y a beaucoup d’équipes TV, les difficultés étaient celles découlant de la répression féroce de toute opposition et des risques pris par les témoins.

Faire un film dans ces conditions ne se décide pas à la légère, cela nécessite une prise de position claire et un engagement bien réel : la confiance des personnes qui acceptent de témoigner ne peut se gagner d’une autre manière. Il est devenu aussi évident pour moi que les gens du Sud avaient un tout autre rapport à la peur que ceux et celles du Nord. Certains nous ont dit : « Et même si nous mourions, qu’est-ce que la mort de deux ou trois individus alors que c’est la vie de millions d’être humains qui est anéantie ? ». La conscience de la collectivité encore bien présente leur donne l’audace et le courage de lutter alors que l’individualisme des sociétés occidentales en freine toute volonté, parfois jusqu’à l’aveuglement. Ces rencontres ont été pour moi déterminantes et ont changé définitivement ma vision du monde et ma position en tant qu’artiste.

À quel point et à quelles fins est apparue la nécessité d’aller en Indonésie pour montrer tes rushes aux ouvrières là-bas, les intégrer au discours du film ?

Montrer les conséquences concrètes au Nord, comme au Sud, d’une « mondialisation » de l’économie sur ceux et celles qui en sont des acteurs importants, les ouvriers et ouvrières répartis un peu partout dans le monde pour cause de meilleure productivité. C’est mettre en relation des vies singulières, au quotidien, dans leur intimité, avec les mécanismes d’un système économique qui les broie. Il nous est présenté comme inéluctable avec son « nouvel évangile de la compétitivité », prônant libre-échange et concurrence pour soi-disant le plein épanouissement de tous alors qu’il est dirigé par une élite financière jonglant sur l’échiquier planétaire et qui ne pense qu’au profit maximum au détriment de toute considération humaine.

Si les transnationales ont une vision claire et globale de leurs succursales, filiales ou sous-traitants implantés à travers le monde, jouant avec les différentes législations nationales, les mettant en concurrence ; les travailleurs, eux, ne se connaissent pas et, en général, ignorent tout des conditions de travail de leurs homologues d’autres continents, de leur vie quotidienne, des luttes menées dans les différentes succursales. Bien au contraire, à l’heure où les frontières se referment et où seuls circulent librement l’argent et les marchandises, les angoisses et les peurs s’installent, les a priori se renforcent et les délocalisations prouvent bien sûr que ce sont les gens du Sud qui nous prennent notre travail…

Faire ce film était aussi un moyen d’amorcer une réflexion sur la nécessaire reconstruction d’une solidarité internationale.

Dans le cas des fermetures Levi’s, le choix des pays du Sud s’est imposé d’évidence : la Turquie devenait le premier endroit où aller puisque les ouvrières françaises avaient démasqué le fait que les fermetures des sites étaient une délocalisation vers ce pays prévue depuis un moment. Ensuite, l’enquête nous a conduits en Indonésie : la localisation des sous-traitants y étaient quasi certaine, d’après nos informateurs, et nous avions sur place un interlocuteur — l’ONG Sisbikum — qui comprenait notre projet et travaillait également dans la clandestinité à la mise en place de syndicats dans les banlieues ouvrières de Djakarta.

La présence des Philippines permettait d’élargir le propos au-delà du seul cas Levi’s pour montrer les conditions d’exploitation extrême dans les zones franches d’exportation (zones de non-droit pour les travailleurs) qui emploient en majorité des femmes très jeunes de 16 à 25 ans) parce qu’après, leur condition physique n’est plus assez bonne pour les supporter…

Amener aux Indonésiennes des images de leurs consœurs du Nord était important dans l’établissement d’une relation de confiance avec elles : il était essentiel qu’elles fassent connaissance avec les autres personnages du film, ouvrières de Levi’s comme elles. Je voulais que ce contact se fasse directement, par les images, et pas seulement par mon intermédiaire. Les travailleurs de la base sont rarement en relation les uns avec les autres, y compris d’ailleurs les ouvrières belges et françaises. Ce type de relation est souvent géré par les hiérarchies syndicales ou les responsables d’ONG. Par ailleurs, à plusieurs reprises, Marie-Thérèse, dans les interviews, les interpellait directement et je voulais les confronter à son discours, sachant que leur réponse lui parviendrait aussi. Sur place, j’ai perçu ce qui ne m’était pas apparu clairement avant : elles étaient dans l’ignorance totale de tout ce qui concernait les ouvrières des pays européens, outils de production, conditions de vie, salaires, organisation des syndicats, etc. De surcroît, dès les premières rencontres, elles ont manifesté une très grande curiosité, un désir d’en apprendre le maximum sur la façon dont cela se passait chez nous, y compris l’histoire du mouvement ouvrier. J’ai décidé à ce moment-là d’intégrer dans le film cette rencontre par images interposées.

Comment te situes-tu en tant que documentariste ou faiseuse d’images je ne connais pas les autres aspects de ta filmographie) dans la période du capitalisme mondial triomphant que nous vivons ?

Ce capitalisme triomphant est un système criminel et indéfendable. Il suffit pour en acquérir la conviction de se plonger chaque année dans le rapport publié par le très sérieux Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Ainsi, à titre d’exemple, il y est dit que 30 000 enfants meurent chaque jour de malnutrition ou de maladies pour lesquelles il existe pourtant une prophylaxie ou une solution simple. Que diriez-vous s’il s’agissait de votre enfant ?

On comprend aussi, à travers les statistiques, que ce système ne sert les intérêts que de quelques-uns. Comment alors continuer à croire (car c’est donc une question de croyance) que ce n’est pas un système construit par les hommes et qu’il est impossible de le changer ? Œuvrer à ce changement, avec les moyens qui sont les miens, cinéma ou théâtre, est la seule chose que je puisse, honnêtement, faire aujourd’hui.


  • Ouvrières du monde
    2000 | France | 57’ Réalisation : Marie-France Collard
    Production : Latitudes Production

Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 81, 3e trimestre 2003)