La crise du cinéma documentaire en ex-RDA
Marie-Christine Peyrière
Quand La Sept inaugura son premier cycle de films sur l’Allemagne, en 1990, elle commença par la DEFA, l’école documentaire de la RDA. L’acte signait le mouvement de l’histoire : la réunification tirait un trait d’union entre le réalisme socialiste et le jeune cinéma de l’Ouest. La télévision franco-allemande offrait une scène imprévue aux images de l’homme nouveau. Sa naissance remontait fin des années cinquante. Winfried Junge était plus précis: 1961. Depuis la construction du Mur, le cinéaste filmait les enfants d’une école de Golzow, près de Francfort-sur-l’Oder. Il en tira une série de courts portraits: Lignes de vie (Lebenslaufe). Pas de marginaux, ni de personnages désintégrés, ni de traîtres à sa propre classe, ni de séquences brutales, mais un va-et-vient dans le temps qui va chercher dans ce passé récent ce qui conforte le présent. Une boucle qui vous réduit à être le prototype du citoyen de l’expérience socialiste. Au passage, se découvraient le cadre de la RDA, son architecture stalinienne, ses combinats industriels, ses rêves utopiques élimés qui débouchaient sur un malaise: le temps prenait l’allure d’une marche funèbre.
Les images de la classe ouvrière communiste venaient compléter la mosaïque de films allemands de l’industrie capitaliste de la Reconstruction. J’avais grandi avec le jeune cinéma de l’Ouest, dont le projet politique et esthétique affirmait la lutte contre l’amnésie. L’héritage nazi de la UFA posait au cœur de toute création cinématographique les liens de l’Histoire et l’État. Ses tutelles géraient lourdement les mises en scène: le ministère de la guerre pendant la Première guerre mondiale, puis sous le troisième Reich, le ministère de la propagande de Goebbels auquel la UFA était directement subordonnée, la commission de contrôle des Alliés au début de la guerre froide, enfin le provincialisme des Länder… En France, dans les ciné-clubs secoués par le terrorisme, nous suivions l’obstination des « patriotes » individus traquant le mensonge: Gabi Teichert, la prof d’histoire avec sa pelle sur le dos à qui Alexander Kluge, le théoricien du manifeste d’Oberhausen, donnait pour mission de « creuser les fondements de l’histoire allemande » 1. Comment ? Par la perception sensible du politique. La méthode ? Travailler la chaîne associative des documents, ne pas forcer le commentaire. Il fallait aussi pointer les responsabilités du monde industriel dans la vision idéologique, faire surgir du miracle allemand, la dictature symbolique. Les laissés pour compte que Fassbinder malmenaient n’avaient pas d’issue. Le choix de Maria Braun 2 paraissait clair: parler américain, consommer, oublier Kleist.
À l’Est, demeuraient le patrimoine de la culture allemande, sa tradition et le goût de la Révolution. Mais que de ruines ! L’écrivain Christa Wolf savait que le passé ne passait pas. Du « pays des enfances à demi-englouties », elle ramenait des souvenirs sans contexte qu’elle voulait resituer. Par l’ouverture des espaces fermés de la mémoire, sa Trame d’enfance (1976) traquait la bonne conscience antifasciste. Son écriture datait le présent: la guerre du Vietnam. Sa remontée au temps des années noires traçait avec effort l’événement de la douleur. Au moins ravivait-elle ces monceaux de décombres, tous pétrifiés par les films d’archives de la télévision de RDA. C’était un fait. La route de l’histoire, sillonnée par Hitler et les Russes, était jonchée de cadavres. Quand Heiner Müller l’empruntait, le fossoyeur des rêves brisés des héros socialistes faisait claquer ses tragédies dans un silence glacial. Sa vision de la classe ouvrière n’avait rien de romantique. Heiner Müller avait épluché la biographie du stakhanoviste Hans Garbe qu’il mit en scène dans Le Briseur de salaire (1956) : « pour moi, il avait été un très bon travailleur avant Hitler, un très bon travailleur sous Hitler, un très bon travailleur en RDA 3) ».
Ce même travailleur, nazi puis communiste, fut précisément l’objet des films de l’atelier documentaire de la DEFA (DEFA Studio für Dokumentarfilm). À l’extérieur on en avait quelque idée par le Festival de Leipzig, le Cinéma du Réel, et la Berlinale. Des films avaient fait date. En 1962, Les constructeurs de haut-fourneaux (Ofenbauer) de Jürgen Böttcher-Strawalde reçut la Colombe d’argent au Festival de Leipzig. Stars, sur les ouvrières de RDA, fut salué par Chris Marker. En 1984, le Forum présentait Vivre et tisser, le documentaire de Wolker Koepp sur les ouvrières de l’usine de textile de Wittstock. Mais on ignorait les subtilités de ce cinéma d’observation inscrit à l’intérieur de l’appareil d’état.
Les anges prirent possession du ciel de Berlin. Puis l’Est entra dans la vitrine de l’Ouest. Il y eut ce qui permit le point de jonction : la Chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Je l’ai suivie par le téléscripteur de l’AFP, minute par minute, comme plus tard l’irruption de la révolution roumaine en direct sur l’écran de télévision allumé en permanence dans le bureau. La fuite du dictateur Ceausescu, son arrestation, son procès, l’image de son cadavre montrée le 27 décembre 1989 signèrent la fin de mes illusions sur le pouvoir d’information du journaliste, pris dans l’étau de l’argent et des services de renseignements.
Je suis partie à Berlin chez des amis. Nous avons arpenté la ville au fur et à mesure que les marteaux détruisaient les pans entiers du Mur qui obstruaient la vue. À toute allure, on photographiait les ouvertures avec la drôle de sensation de ramener du vide, désarçonnés sans l’angle délimité par les « voyeurs » de la Stasi. Nous cherchions nos marques dans l’Autre Berlin, la ville socialiste, l’ouvrière, la prussienne avec ses Biergarten, son île des Musées, son Chateau de Sanssouci et ses lieux -phares: synagogue de la Nuit de cristal, camp de concentration de Sachsen-hausen. Au Forum aménagé sur Alexanderplatz, les intellectuels restaient sceptiques sur l’avenir. Wenders avertissait : « qu’il n’y ait plus de barrière, c’est formidable mais le choc en retour pourrait faire très mal ».
Créer de l’inexistant
Ce n’était pas le premier. Deux rêves allemands d’ordre et d’idéal s’étaient succédé en plus de quarante ans d’histoire. La RDA s’était construite sur l’utopie avec le stalinisme prônant pour manifeste esthétique, le réalisme socialiste et l’art prolétarien et comme emblème, l’édifice de Bitterfeld, haut lieu de l’industrie chimique allemande et d’une offensive culturelle sans précédent. Lors des conférences de Bitterfeld, les participants décidaient de la nature de la violence artistique que l’on imposerait au peuple. Si par l’écrit ou sur scène (avec l’aide de l’étranger) on pouvait dénoncer les impostures, établir des liens avec le passé qui fragilisaient les illusions de l’utopie, soulignaient les fractures historiques, le cinéma avait un cadre plus contraignant: créer de l’inexistant. Sa mission anthropologique, former un type social, changer les mentalités, se situait dans les définitions culturelles d’un espace géographique enclavé, isolé, garant du bon versant de l’histoire allemande sous occupation russe.
Ainsi, certaines histoires étaient-elles interdites (le cinéma de fiction de la DEFA a été un de ceux à évoluer le plus lentement à l’Est). Jürgen Böttcher-Strawalde en fit l’amère expérience. Il souhaitait filmer la rencontre, « le sentiment d’angoisse ou de bonheur qui naît entre les gens sans l’inflation du discours ». Le héros de Génération 45 (Jahrgang 45) joue de la musique. Il s’ennuie. Il est mal dans sa peau. Il traîne dans sa chambre. Il est en congé. Sa femme n’a pas envie de lui parler. Elle est agacée. L’ouvrier se lève. Il écoute la radio, une ritournelle exotique, il ouvre sa fenêtre qui donne sur Prenzlauer Berg, l’ancien quartier ouvrier de Berlin Est. Il discute avec un vieux, qui prend le temps de l’écouter, c’est le seul, les autres ne le comprennent pas. Plus tard, le mécanicien filera au Pergamon, musée des Antiquités orientales, sans conviction. Le temps tourne à vide : il retourne à l’usine… Tourné en 1966, ce film censuré pour cause de décadence, prenait en charge la difficulté existentielle de vivre l’après-guerre, rejoignant le « je ne sais pas quoi faire » de la Nouvelle Vague. Mais, en régime socialiste, toute situation non prédéterminée, toute incertitude, toute vacance, toute production de non-sens liée au hasard, à l’invention de l’être procédaient d’une déviance. Böttcher sera jugé anti-social car le nouvel homme socialiste ne pouvait ressembler à ce chauffeur qui dans Trois parmi beaucoup (Drei von vielen) écoute du jazz et punaise des tableaux de Picasso et de Lumumba. Son œuvre sembla malsaine. Il fut exclu de l’Union des artistes en 1965. Il ne filmera plus l’intérieur d’un appartement.
Pourtant, le peintre Jürgen Böttcher-Strawalde put trouver dans le documentaire un lieu de résistance. Vaclav Havel énonçait dans La clé des songes le paradoxe du dissident : « le héros du roman est héros malgré lui. Il se défend contre la dure réalité, à savoir que ce qu’il a commencé n’est pas un jeu dont on peut sortir avant d’y retourner, qu’il est impossible d’y abandonner son rôle, d’en prendre congé, tout simplement à un moment donné. Sans s’en sentir responsable, il est simplement esclave de cette responsabilité ». Le monde ne pouvait s’accorder à ses désirs mais il pouvait montrer sa manipulation. Même si filmer relevait d’une punition (Straffilme) : ses documentaires étaient coupés, amputés, peu vus car ils n’étaient pas diffusés, sauf à l’extérieur.
A la DEFA, maison de production d’état, outillée en 35 mm noir et blanc, le cinéma documentaire, assimilé aux sciences sociales, constituait un maillon de la stratégie de légitimation politique du pouvoir. Marx, dans Le Capital, s’intéresse aux apparences, c’est-à-dire au problème de l’écart entre l’être social et les images par lesquelles les hommes le voient et le conçoivent. Les relations entre la société de marchandise et la réunion d’hommes libres sont analysées à partir de la comparaison des modes de production. Cela suppose un lieu théorique d’observation qui est imaginé à l’extérieur du système observé et se trouve idéalement dans un système opposé. Cette restitution des apparences du rapport social ne doit pas être de l’ordre d’un pur reflet. Il s’agit bien de prendre une part active à la réalité, donc de se centrer sur le type de modification qui se produit dans un contexte déterminé. Mais quel est ce point de vue de l’observateur ? Comment observer la conscience d’une société du dedans quand ses formes extériorisent, à travers les idéologies, ce qu’elles pensent ? Les marxistes résolurent ces questions par la nécessité de trouver « le point de vue de classe », , lieu neutre de l’observation interne. Rien n’est posé concernant le lien entre les modèles et l’observateur et plus généralement le statut de l’observateur, qui est en même temps à l’intérieur et à l’extérieur : condition sine qua non pour montrer un objet qu’il observe et dont il fait partie. Est évacuée l’auto-observation, celle par laquelle on est capable d’observer ce dédoublement. 4)
Cette réflexion théorique s’appliquera au cinéma en République socialiste.
Par sa capacité d’observation sur la durée, le cinéma devenait le miroir de modèles de production, simples, transparents, directs, reflet lui-même des rapports humains dans une société « libre ». Pédagogique, éducative, l’image avait aussi une fonction de contrôle social, filtrant les modifications de la vie matérielle. Les contradictions étaient ramenées à un principe de temps linéaire, positiviste, progressiste, une pensée de l’Un qui unifiait les diversités. En découlait une méthode « scientifique » qui régissait les imprévus du contexte : une mise en scène déterminée par l’écrit, un long tournage à partir d’un même lieu, un face-à-face, un cadre-quadrillage, un rythme de chronique, le tout passé à la perversité de la censure, l’œil de l’état personnifié dans le quotidien par la police secrète de la Stasi.
Installation sur les marges
Comment les cinéastes exprimèrent-ils « ce point de vue de classe » ? Comment filmèrent-ils le peuple ? À l’intérieur de la DEFA, sous l’impulsion de Karl Gass, des cinéastes-artistes s’installèrent sur les marges. En prise directe avec l’espace social placé sous haute surveillance, sans possibilité de questionner l’histoire, travailler l’imaginaire, développer une subjectivité, s’inscrire en transparence, Jürgen Böttcher choisit la position mutique: il fallait « montrer que la classe ouvrière se tait et comment elle se tait » par une double concentration de temps et de parole. En vingt ans, grâce à son sens de l’expérimentation, Böttcher trouvera son style: suppression du commentaire, pas de champ-contre-champ, un cadre organique, un regard concerné. Sa double formation lui permit d’orienter sa démarche. Böttcher-Strawalde fut élève aux Beaux-Arts de 1949 à 1954 à Dresde. Puis il intégra la première promotion de l’École de Cinéma de Postdam-Babelsberg dont il sortit metteur en scène diplômé en 1960. Au musée de Dresde, il s’imprégna de l’avant-garde picturale « Die Brucke » et de sa célèbre collection ethnologique. Du cinéma, il retint Eisenstein, Dovjenko, les néo-réalistes italiens, le réalisme poétique français et le jazz par les bandes son. Le son, le souffle, sa légèreté, l’improvisation du dire prirent vite de l’importance. Les yeux et les oreilles de Böttcher étaient hantés par le poids de la destruction de la guerre : il avait quatorze ans lors de l’écrasement de l’Allemagne hitlérienne, de l’arrivée des Russes, et des révélations publiques sur Auschwitz.
Il ne renonçait pas à la pensée sociale mais mit en jeu son poste d’observateur. L’influence du peintre occidental Beuys joua un rôle déterminant: adepte de performances et d’installations, l’artiste, fondateur du Parti des Verts, élargit dans les années soixante-dix le concept d’œuvre d’art à la notion de « sculpture sociale », associée à la participation démocratique de tous les citoyens. Grâce au geste idéaliste et absolu de Beuys, Böttcher put articuler la modernité de son langage entre cinéma et peinture, critique sociale et résistance artistique. Dans un tryptique de courts métrages Venus nach Giorgione, Frau am Klavichord, Potters Stier (1981), il réfléchit sur la perception du réel. À partir d’une série de cartes postales, reproductions d’œuvres célèbres, il prit appui sur le modèle de la Renaissance, produit d’une rupture avec la tradition antique, le déforma, le transforma pour n’en donner qu’une réminiscence. Böttcher montrait la chambre noire, ses outils (appareils photos) et les étapes d’une métamorphose du voir. Le peintre réussit alors à trouver la place juste de sa caméra: Les Aiguilleurs (Rangierer) (1984). On voit les gens travailler durant vingt-quatre minutes sans un mot. Il y a l’effort, les mouvements coordonnés et les bruits stridents du travail. La magnificence, l’exaltation de la beauté des corps, la puissance de la volonté célébrées habituellement par les gros plans à la Leni Riefenstahl sont rejetées. L’intériorité n’est pas dans l’image. La partition sonore provoque une force de dramatisation qui, du corps à corps brutal de l’homme et des machines, exprime le vide d’une parole écrasée 5.
Böttcher forma la sensibilité des cadreurs : Roland Gräf, Werner Kolhert, Thomas Plenert, compagnons de route de la dizaine de documentaristes en quête d’une écriture dans l’atelier de la DEFA, dont les auteurs les plus brillants restent Petra Tschörtner, Volker Koepp, ou Helke Misselwitz. En explorant le champ social, hors studio, toute cette équipe, renouvelait la tradition cinématographique ouvrière berlinoise. En effet, le cinéma ouvrier prolétarien, vivace sous la République de Weimar, par la peinture du milieu populaire analysée d’un point de vue social, le sens de sa lumière, donna forme à un monde interdit d’existence, promis à la destruction, le monde des arrière-cour, des « escaliers de service », (le Kammerspiel) de la rue, du cabaret. Brecht et Dudow, peu enclins au mélodrame, revendiquèrent un réalisme engagé et un travail formel. Dans Ventres glacés (Kühle Wampe oder Wemgehört die Welt) (1931), l’ouvrier à vélo, réduit au chômage, se suicidait, sourd à la chanson de l’espoir. La séquence du suicide, par exemple, fut tournée avec sobriété, rythmée par la chute d’un pot de fleur, et le tic-tac d’une montre. La rudesse du filmage, l’insistance sur le montage proche de l’avant-garde, l’économie des mots distanciaient le pathos. Apparemment, certains documentaristes de l’Est en retiendront l’approche, même si, selon Volker Koepp, le postulat gardait une fonction ethnologique : parler d’être « dits simples ». Des hommes dans leur milieu. Comme ils ont été, comme ils sont, comme ils voudraient être 6.
Volker Koepp (né en 1944) enfreignit les règles de la neutralité de l’observation utilitaire en tissant un dialogue en creux avec les ouvrières de Wittstock, la grande usine textile du Nord de la RDA. Dès 1974, avec son opérateur Christian Lehman, il tourna tous les ans des films sur les ouvrières de « l’Obertrikotagenwerk », située à la périphérie du système communiste : Wittstock, Les filles de Wittstock, Vivre et tisser, Vivre à Wittstock… Au fur et à mesure de l’expérience, trois visages retiendront l’attention : Renata, Edith et Eslbeth. Des visages ordinaires que Koepp regarde avec beaucoup de respect et de simplicité. Edith, quand, au départ, on l’interrogeait sur le sens de sa vie, répondait : « on naît, on meurt ». Elsbeth voulait se marier en Bulgarie. Renata parlait peu. Rien de figé dans les expressions pour qui est attentif. Des sourires discrets, des airs déterminés, on se sent proche, familier. L’usine, le foyer, la ville: Koepp quadrille l’espace. Mais aux gestes du travail (pliage des pulls, glissement des navettes) de ces corps programmés, il oppose les regards qui s’évadent. Certaines réfléchissent à des idées nouvelles. Koepp les filme alors en gros plan, il se rapproche. Elles aiment cette complicité. Les rêves sont standards, et pourtant, Koepp saisit leur résistance interne à toute prétention à l’exemplarité. Il capte les blancs, les double sens, les pôles de fermeture.
Helke Misselwitz (née en 1947) éclaire l’ouvrier sans gloire: le charbonnier. Elle travaille le trop parler et sa propre subjectivité de femme cinéaste. C’est une indépendante. Elle a d’abord fait de l’assistanat puis de la réalisation à la télévision avant d’entreprendre en 1971 l’école de Babelsberg. Elle alterne films de fictions et documentaires et tourne des petits sujets sur des artistes femmes peu conventionnelles : Gundula Schulze qui photographie des nus. Elle se débarrasse du commentaire, pose ses questions où percent humour et répartie et pénètre l’intime. Elle filme des gens qui se savent et veulent être filmés. Dans un cadre plastiquement très organisé, elle prend le risque que la parole déborde. Il suffit de regarder : Qui a peur de l’homme noir ? (Wer fürchtet sich vorm schwarzen Mann) (1989). Madame Uhle, la patronne, aime se confier, c’est comme ça on ne peut pas l’en empêcher. Ses charbonniers ont des tatouages, l’un a tenté de partir à l’Ouest, l’autre épouse une veuve dont le mari s’est suicidé, un autre encore est en prison, cela arrive. Et la maison de charbonnage a été coupée par le Mur. Un des ouvriers se douche et ose regarder la cinéaste, sans pruderie. La fille de Madame Uhle est institutrice et ne mâche pas ses mots sur ses élèves. On les voit en famille et livrer le charbon. Chaque scène est composée. Les escaliers innombrables, les rues évoquent la Rue sans joie de Georg -Wilhelm Pabst mais ne mènent pas au crime. Le film vit, respire de cette humanité qui n’est pas dupe de sa situation. Elle ne rêve ni de lendemains qui chantent, ni de confort supplémentaire. Elle « s’introspecte ».
Cette parole aventureuse, prolixe, ambiguë, annonce les ruptures historiques. L’acidité des commentaires ronge la gestion de la norme. La chronique est une chronique de la révolution annoncée quand elle est détournée. Elle ne regarde plus le monde par un viseur, elle fabrique un cadre personnel d’où naissent des personnages, elle ne se prend plus pour l’origine du temps. Les documentaires donnent du mouvement, osent interpréter, signer la singularité d’un filmage politique. Les plus jeunes cinéastes (Dieter Schuman, né en 1953) filmeront le rock. Quand on les met bout à bout, ces films racontent l’histoire de la RDA. Ils révèlent les rapports pervers que les cinéastes salariés de la DEFA entretenaient avec le régime d’Erich Honecker, de leur vigilance d’intellectuels, de leurs désillusions sur l’état socialiste, de leurs réponses : construction d’un cadre à partir de l’épanouissement d’une subjectivité, en opposition aux mensonges et aux images du fascisme et du totalitarisme, en lien avec le collectif. Vus à contretemps, ils interrogent le présent.
Le point zéro
Désormais serait-ce encore le point zéro ? Le point zéro (Stunde null) c’était le titre d’un scénario de Peter Schneider, Edgar Reitz, et Karsten Witte dont l’histoire se déroulait dans un village en Saxe en 1945. Après les ruines, que faire de l’héritage de la tyrannie, des gardiens professionnels, des transmissions détruites par l’éclatement des modèles ? Que faire aussi de l’étranger, figure énigmatique pour un pays coupé du monde extérieur ? De quel rapport conscient au monde le cinéma est-il témoin ? Le Studio für Dokumentarfilm a été vendu à des entreprises privées de l’Ouest et les réalisateurs sont devenus indépendants. L’observation est bien évidemment en crise, le processus de représentation suppose une réflexivité critique. Wilfried Junge réexamine sa propre production dans Scénario: le temps (Drehbuch: Die Zeiten), puisque le temps s’est accéléré et lui a échappé. Volker Koepp est retourné à Wittstock. Dans Du nouveau à Wittstock (Neues in Wittstock), il laisse aller l’incertitude, ose des flash-back. Dans un de ses derniers films, Sammelsurium, il trie l’héritage de la RDA : le déboulonnement des statues, le RDA mark, les Trabant, la salle de projection dans l’atelier documentaire de la DEFA, les fauteuils des censeurs vides. Un filmage quasi muséal, mortifère s’il n’était soutenu par cette question posée aux ouvriers: racontez vos souvenirs. Par l’anamnèse, il identifie les fragments d’une époque. Helke Misselwitz qui voulait raconter l’histoire de la désillusion d’une jeune femme, s’est lancée dans la fiction. Böttcher a quitté le cinéma pour n’être que le peintre Strawalde, qui appréhende le monde par la matière. Avec des improvisations soutenues par la musique, il cherche un geste éthique libre des contraintes et du formalisme. Il faut non plus cadrer mais décadrer, énoncer une réalité d’une autre nature. Surgit aussi une série de films présentée au Forum à Berlin, au Cinéma du réel, à la Mostra de Venise7 qui interroge les exclus, et les gardiens de la Stasi. Hormis Sibylle Schoenemann (Verriegelte Zeit), la faiblesse des dispositifs détruit la force du témoignage. Encore une fois, comment poser sa question ?
Octobre 1992. Retour à Berlin en bus, avec les immigrés de l’intérieur européen. Dans Berlin, l’irrationnelle, je cherche en vain les traces du Mur. La tension parcourt la ville en chantier, l’émotion gagne le passant à l’annonce de la mort de Willy Brandt, le père de l’Ostpolitik, la colère anime les inquiets des complaisances de la police à Rostock. Au camp de Sachsen-hausen profané, le guide révise l’histoire, et plus tard, dans un des bars de la « Scène », le patron parlera de la perte de la Sehnsucht, secret, désir, utopie. Les immigrés ne sont pas de la fête mais les adolescents découvrent le monde. Grâce au deutschmark, les voyages commencent, France, Italie, Égypte, Philippines quand l’intérieur des familles se lézarde. J’emprunte les nouveaux parcours des manifestations qui aboutissent Rosa Luxembourgplatz en droite ligne des avenues staliniennes.
L’ange est sourd et aveugle. Le point de vue métaphysique n’aide plus Wenders à saisir le tournant politique de Berlin 8. Au moins peut-il faire affleurer les images violentes d’avant les ruines, dans l’île des Musées, et mettre en scène le nouveau trafic d’images de l’Est : le porno, l’image tabou par excellence de la morale socialiste diffusée avec complaisance par la télévision commerciale. Ce regard obscène, Wenders oppose avec mélancolie la péniche de l’Atalante, rebaptisée Alekan, nimbée de la lumière en noir et blanc des premiers mouvements du cinéma, nostalgie d’un art forain, synchrone avec son temps. Sur Arte, dont le réseau de diffusion ne pénètre que lentement sur le territoire, Chantal Akerman, de retour D’Est, écoute le hors-champ d’un monde en voie de disparition. Dans l’ex-RDA, on cherche des histoires pour s’identifier sans être aliéné, une confrontation au vif des hallucinations pour définir une visée du réel, productrice de contradictions, de l’entrechoc du passé et du présent et d’une indétermination. Serait-ce la mort du documentaire ou la recherche d’une authenticité ? De la Cité du capitalisme, Disneyland, l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick se demandait comment construire un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard. Il prophétisait : « la réalité, est ce qui, lorsqu’on cesse d’y croire, ne s’en va pas ».
Marie-Christine Peyrière, auteur et chercheur
Repères bibliographiques
- L‘Autre Allemagne hors les murs, champ libre aux jeunes artistes de la RDA, édition Grande Halle de La Villette, janvier 1990.
- Jürgen Böttcher, éditions du Jeu de Paume/Entrevues-Festival du film de Belfort, 1993.
- Catalogue de la Berlinale, 1993.
- Une place de femme dans le jeune cinéma ouest-allemand, thèse de Heike Hurst, Paris VIII, 1982.
- Rainer Werner Fassbinder, Yann Lardeau, Cahiers du cinéma, 1990.
Claire Doutriaux, chargée de programmes à La Sept, s’est occupée de l’achat, de la co-production et de la diffusion des films documentaires d’Allemagne de l’Est sur la télévision franco-allemande. Comment a-t-elle découvert les auteurs ?
La Sept a été créée en 1986. Dès le départ, il était clair que La Sept devait former la base d’une société de télévision européenne et dans un premier temps, franco-allemande. Je m’occupais du bureau allemand de la Sept et j’ai moi-même vécu dix sept-ans en Allemagne. Programmer des films de la RDA représentait une aubaine formidable car la France ignorait ces productions documentaires très originales. Je pense que ces documentaires sont une véritable référence par la manière dont ils filment la vie et le destin des travailleurs.
Aucun pays n’a été quadrillé de façon systématique par l’observation documentaire et si ces films sont aussi violents et émouvants, c’est que l’on sent la complicité qui s’établissait forcément entre le réalisateur et les protagonistes dans leur regard à la fois ironique et désabusé face au discours officiel. Et puis, quelle subtilité quand pour passer à travers la censure, un regard, un sourire doivent se substituer à la parole. La censure, il fallait qu’ils la déjouent, qu’ils disent ce qu’ils voulaient dire sans le dire verbalement. Tous les cinéastes vous raconteront les séances épiques de visionnage des ministères de l’Intérieur, de la police, de la culture. Dans notre inflation d’images à l’Ouest, l’image passe inaperçue mais quelle attention on y portait en RDA ! Les réalisateurs en plaisantent souvent: plus personne ne regarde nos films comme le faisaient les censeurs. Mais la censure, elle, se faisait subtile: elle n’interdisait pas aux réalisateurs de travailler, ni aux films de circuler. Simplement, ces films n’étaient pas diffusés par la télévision. Ces documentaires étaient donc produits pour le cinéma, ils « sortaient » chaque année au festival de Leipzig, vitrine de présentation à laquelle affluaient les professionnels de l’Ouest.
Désormais, les documentaristes se trouvent comme dans un état de choc post-opératoire. Pourtant une bonne partie d’entre eux poursuivent leur démarche. Il faut dire que les subventions allemandes sont très attentives aux projets des réalisateurs de l’ex-RDA. Mais la phase de transition reste très difficile car le problème n’est pas seulement économique, il est d’ordre esthétique et artistique. Il faut redéfinir les règles du jeu non seulement en fonction du marché du « documentaire » mais surtout avec leurs protagonistes: l’évidence des frontières, la complicité face au discours officiel ne sont plus. Ces crises feront sortir sans doute des paroles originales. Il faut l’espérer. À la Sept, j’encadre une revue, Premières vues, qui réalise des émissions thématiques avec de jeunes réalisateurs. On a déjà travaillé des numéros sur « filmer la justice », « filmer ses parents », « la vieillesse », « le travail », « l’amour ». J’étais sûre qu’en me rendant à l’École cinématographique de Postdam-Babelsberg, je trouverais au moins quatre étudiants prêts à participer à la revue. Or il n’y pas d’intérêt pour le documentaire. Les jeunes veulent faire de la fiction.
Nous avons donc montré un bon nombre de ces films sur la Sept, sur FR3 et sur Arte: achats ou co-productions. Maintenant c’est la partie allemande de Arte qui apporte les films allemands à la chaîne. Ce n’est donc plus la mission de la Sept d’acheter ou de coproduire les films en langue allemande. Au contraire nous devons veiller à rééquilibrer les programmes en tournant notre attention encore bien davantage vers les autres pays européens et parfois extra-européens.
Propos recueillis par Marie-Christine Peyrière
- Die patriotin, Alexander Kluge, édition 2001. Cité dans la thèse de Heike Hurst : Une place de femme dans le jeune cinéma allemand, Paris VIII, 1982
- Le mariage de Maria Braun, de Rainer Werner Fassbinder, 1978
- Cité dans Libération, le 16 mai 1989
- Le fétichisme, histoire d’un concept par Alfonso M. Iacono, édition Puf, 1992
- Dans 89 mm from Europe, présenté cette année au Festival Vues sur les Docks de Marseille, Marcel Lozinski semblait s’inspirer de cette approche pour traiter de l’entrechoc des deux mondes, Est et Ouest, à travers le raccord des lignes de chemin de fer capitaliste et communiste.
- Cité dans Le paradoxe du cinéma de la RDA, Bernard Eisenschitz, revue L’autre Allemagne hors les murs, Grande Halle de la Villette, janvier 1990
- La boîte noire (Der schwarze Kasten) de Johann Feindt et Tamara Trampe
- Si loin, si proche de Wim Wenders, 1993
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 153, 1er trimestre 1994)