Barbara Tannery
L’appellation, film d’auteur ou « documentaire de création » désigne généralement un film où le cinéaste à trouvé, pour les réalités dont il veut témoigner, la forme filmique qui y correspond. Capacité à faire exister le sujet tant d’un point de vue narratif que perceptif. Le film de Victor Kossakovsky, Les Belovs, est exemplaire en ce sens.
Il s’agit d’une chronique de la vie à la ferme de deux Russes vivants au fin fond de la campagne, en amont de la Neva… Une participation poétique, tendre, cocasse et inquiète avec autant de capacité à mettre en image le sentiment diffus de l’immensité du pays, que son désincarnement social. Un regard de cinéaste extrêmement habile à faire que la répétition méthodique des instants du quotidien se fonde dans la bonhommie emprunte de désarroi de ses hôtes. Ce que vivent les gens du « peuple » est observé à partir de l’immense simplicité presque misérable de cette femme, et de la sourde violence de son frère déchu, devenu alcoolique après avoir été un professeur réputé. Quand la caméra se meut, les présences s’émerveillent. Elle est l’alliée de ces personnes qui se sont déjà tellement justifiées à elle-même leur existence que plus rien ne les encombre… C’est un beau film qui peut paraître séduisant car la présence humaine y est magnifiée.
Le documentaire est un film, quelques jeunes cinéastes qui fondent leur travail sur la qualité et « l’à propos » de l’expression cinématographique, le savent. C’est le cas de Cristine Richey avec In the gutters and other good places (glaneurs de rues et autres champs fertiles), ou de Dima al Joundi : Entre nous deux Beyrouth. Mais arrêtons-nous surtout sur la création de Ralf Zöller, Images d’ailleurs.
Être aveugle et photographe, c’est donner à voir, faire un film sur cette réalité, c’est rendre perceptible la réalité de l’autre qui restera pourtant inévitablement inconnue. On y fait l’expérience du « trajet de l’image » qui pour s’incarner se déploie en une foultitude de détails significatifs, interceptés, mémorisés et retranscrits. La représentation y prend forme autrement que dans la possession, attitude de « lâcher-prise » que nombre de peintres et de dessinateurs ont également approché. Et l’appareil photo est présent comme une girouette pour entendre le souffle de vie du marbre, des personnes ou des places publiques. Evgen Bavcar, conscient de ce que joue sur eux le faisceau de lumière qui lui est invisible, est attentif. Il promène au-dessus des formes abandonnées des statues de Venise, la lampe de poche qui les révélera incroyablement vivantes… Dans ce film en noir et blanc, Ralf Zôller fait, lui, l’expérience de l’éclairage minimum mais précis.
Quelle perception de l’instant ce philosophe peut-il avoir, lorsque en toute conscience il enregistre, le mouvement, le flou, le proche, le lointain… ? Le montage ponctue notre perception de cet instant-mémoire, par des inserts de photos et nous rappelle que l’image est un voyage parmi la multitude d’information, le nôtre est en train de se faire. En l’accompagnant à Venise, Ralf Zöller participe à celui où la pensée de l’espace contribue à annuler le temps. Enfant, Evgen Bavcar avait gravi la montagne pour suivre le soleil et que la lumière ne disparaisse pas, c’est impossible et en redescendant il s’aperçoit que c’est parmi les ombres qu’il reste toujours de la lumière, par contre il n’est jamais allé à ce point de la campagne d’où l’on pouvait voir Venise.
Sur la méthode de laboratoire qu’emploie le photographe pour ses surimpressions, peut-être n’a-t-on pas voulu dévoiler la magie du travail pour rester dans la mise en scène de l’invisible. On suppose Evgen Bavcar entouré, comme lorsqu’un ami lui décrit grâce au toucher et aux sons, la sculpture de Giacometti afin qu’il puisse, lui aussi, la mémoriser et la vivre.
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Entre nous deux… Beyrouth
1994 | Belgique | 52’ | 16 mm
Réalisation : Dima Al-Joundi -
In the Gutter and Other Good Places
1993 | Canada | 56’
Réalisation : Christine Richey -
Les Belov (Belovy)
1993 | Russie | 58’ | 35 mm
Réalisation : Victor Kossakovsky -
Les images d’ailleurs (Bilder von anderswo)
1994 | 1h31
Réalisation : Ralf Zöller
Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 137, 3e trimestre 1994)