Pas comme des loups

Vincent Pouplard

Roman et Sifredy sont en mouvement. Comme leur identité. Ces frères jumeaux avancent dans l’âge adulte, s’évertuant à comprendre le monde autour d’eux. Adolescents, ils ont connu séparément la captivité, la fuite et les parcours d’insertion. Ils ont connu ensemble l’insouciance, la violence, les jugements.

Aujourd’hui, les galères sont persistantes, mais comme ils disent : « le meilleur reste à venir ».

Dans des lieux secrets, souterrains, squats, lisières de bois, sous des ciels nuageux ou des néons à faible tension, là où la clarté peine à s’imposer, ils inventent leur vie, son langage et ses codes.

Sans visages floutés, le film délaisse la peinture d’une génération pour un portrait sensible et détaillé de ces deux frères et de leur bande d’amis en proie aux mêmes questionnements. Il crée un autre chemin pour interroger ce refus des règles. S’y découvre tout à coup la parole poétique, l’art de la joute d’une communauté à part. La caméra saisit les pleins mais aussi les vides : ces gestes refuges qu’ils adoptent lorsque leurs mots peinent, la cigarette, une brindille cueillie et malmenée, la pierre de feu du briquet qu’ils roulent à l’envers.

Le film nous dévoile une facette rarement entrevue de cette révolte : le calme qui accompagne la tempête.

Après une projection de Pas comme des loups, lorsqu’une question porte sur notre manière de travailler, Sifredy, s’il est présent, répond avec malice : « Vous voyez les documentaires animaliers ? Bah… Un peu pareil. » En général, ça déclenche quelques sourires avant qu’on nous questionne davantage sur les quatre ou cinq années qu’a duré notre aventure : « Comment vous êtes-vous rencontrés ? Pourquoi une telle durée pour faire le film ? Est-ce qu’il y avait un scénario, des dialogues écrits à l’avance ? »

En l’absence des deux frères ou de Sergio, les questions varient et me sont adressées : « Comment avez-vous choisi vos acteurs ? Pourquoi préférer faire un documentaire et pas un film ? Que sont devenus les jumeaux ? Ont-ils été rémunérés ? »

Les questions se répètent d’une salle à l’autre comme une obsession qui traduit finalement un certain lot de malentendus sur la nature du cinéma documentaire et rend compte du trouble qu’il est à même de générer chez les spectateurs aujourd’hui, lesquels ignorent bien souvent que réaliser un film documentaire c’est parfois travailler sur une temporalité longue et s’engager sur la route d’un projet aux contours mal définis. Tourner Pas comme des loups n’avait rien d’évident. Les règles entre les garçons et moi se sont établies avec le temps, tacitement. Nous avons chacun eu notre lot de maîtrise, d’initiatives, de surprises.

Je me souviens d’une projection à Angers au cours de laquelle un homme a pris la parole pour nous dire : « Au début du film nous les voyons boxer et à la fin ils nous disent qu’ils ne seront jamais de grands combattants. Mais finalement, est-ce qu’ils ne sont pas un peu en train de devenir acteurs ? »

Pas comme des loups est un film hybride, un film de transformation, un film d’apprentissage pour ceux qui l’ont fabriqué. Et nous y tenons.

Ils changeaient et je changeais avec eux. Nous nous parlions de personne à personne et acceptions de temps en temps la caméra au cœur de nos échanges. Ils exprimaient parfois le désir de se mettre en scène de telle ou telle manière et je résistais. À d’autres moments, désir et résistance changeaient de camp. Je leur donnais régulièrement les rushs pour qu’ils comprennent où se portait mon regard. Ils me conviaient à certaines occasions plus qu’à d’autres et dessinaient en creux les limites de ce que je pouvais filmer. Tous les trois nous devenions complices.

Je ne me souviens pas d’un déclic, mais je sais que notre relation sur le film s’est clarifiée avec l’arrivée de l’équipe, Jérémie le preneur de son, puis Julien le chef opérateur. Un nouvel ordre des choses se construisait entre nous tous, enrichi de nos expériences préalables. Je crois que les garçons étaient tout aussi libres qu’auparavant, que la technique, plus présente, ne freinait pas leur spontanéité. À présent nous nous connaissions suffisamment pour commencer à écrire ensemble certaines scènes. Le jeu continuait. Les jumeaux n’étaient pas en train de devenir acteurs mais prenaient plaisir à jouer, avec la caméra comme avec les mots. Le film s’est construit ainsi. La résistance a laissé place à une forme d’abandon.

Une fois passés les excitations et les atermoiements du tournage puis ceux de la post-production, j’ai compris au fil des projections que cette aventure documentaire allait déborder la fabrique du film. Sa diffusion serait elle aussi une étape en soi, sans doute quelque part à la croisée des chemins entre le plaisir de partager un conte et le retour à un principe de réalité : faire un film induit des responsabilités. Des regards se posent. Ceux des spectateur·trice·s, ceux des critiques, des journalistes, des programmateur·trice·s. Ils accélèrent la révélation de choses que nous ne soupçonnions pas. Ils nous forcent à formuler et théoriser ce que nous n’avions justement ni formulé ni théorisé.

Il me semble que nommer trop précisément ce que tel ou tel protagoniste a traversé dans son passé a pour effet de générer un excès d’empathie ou de défiance. Trop construire un personnage documentaire peut finalement affecter ces moments de partage du sensible avec ceux qui se meuvent sur l’écran. Je dis « affecter » au sens de guider les affects du spectateur et donc de changer les termes de la rencontre proposée avec les protagonistes du film. Pas comme des loups ne livre pas tout, cache volontairement, disperse la biographie en son sein par touches successives et inattendues. L’approche lacunaire des trajectoires des personnages laisse ouverte la possibilité de les regarder vivants, brillants, créateurs de leur propre récit. Le secret, en quelque sorte, les libère du réel, permet la poésie.

Il plaît à Roman et Sifredy d’écrire leur légende et ils en posent mot après mot les fondations dans le film. Ils se racontent à ma caméra à leur façon, sans que j’intervienne ; même si je sais la réalité plus complexe qu’elle n’est dite là. Qu’une caméra soit présente ou non, l’invention de soi est le lot de chacun, chaque jour. Que des personnes filmées aient la liberté de s’inventer au cœur d’un plan ne va pas, selon moi, à l’encontre d’une éthique documentaire. Bien au contraire.

Cette logique de construction du film nous tient éloigné.e.s des stéréotypes qui bien souvent nous rendent aveugles. Le puzzle se construit petit à petit sous nos yeux. Les étiquettes de « délinquance » et de « marginalité », nourries de sens commun, sont malmenées. Nous découvrons les jumeaux dans leur singularité.

Trop souvent les spectateurs d’un documentaire jugent le film d’une part, mais aussi (et peut-être surtout) la « vraie » trajectoire de vie des protagonistes portée à l’écran. C’est incontrôlable.

Quelques personnes de l’entourage des jumeaux, justement attentives ou inquiètes des regards portés sur eux, ont ainsi pu se sentir blessées par certains jugements simplistes de spectateurs et quelques articles de presse.

Je porte le regret de n’avoir pas fait avec leurs proches ce que j’avais eu le souci de faire avec les garçons : prendre le temps d’anticiper et de s’émanciper de l’impact du film qui, tourné pendant une période de vie précise, peut avoir comme effet pervers de figer les images de soi dans un temps immobile. Il faut apprendre à mesurer la distance entre l’écran et le réel.

Décrire une vie nécessite de s’armer de temps pour la connaître et d’une durée pour la transmettre. Ce ne sera jamais un exercice exhaustif. Pas comme des loups voit s’entrechoquer une succession de séquences au présent, dans le respect du rapport au temps des personnages, de qui ils sont à l’âge où je les filme et du bonheur qu’ils ont à vivre chaque instant sans penser ni à hier, ni à demain. Dans le dernier plan séquence du film, Roman et Sifredy s’essayent pourtant à une projection future, à faire la liste de ce qu’ils ne seront jamais. Après un silence, Roman lâche : « Morts… On s’ra jamais morts. ». Son frère réfléchit un instant puis acquiesce : « Ça c’est sûr… ». Ici l’idée de mort n’évoque pas seulement l’autre versant de la vie. C’est davantage une relance (éternelle) de la question : « Vivre, qu’est-ce que c’est ? ». Une question que n’a de cesse de poser le cinéma documentaire.


  • Pas comme des Loups
    2016 | France | 59’
    Réalisation : Vincent Pouplard
    Production : Les Films du Balibari

Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 177, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0177, accès libre)