Patricio Guzmán, archipel de la mémoire

Yves de Peretti

Les deux derniers films de Patricio Guzmán, Nostalgie de la lumière (2010) et Le Bouton de nacre (2015) dessinent une évolution marquante dans la filmographie du cinéaste, en attendant le troisième volet de ce triptyque qui appréhende le Chili à partir de sa géographie : le désert d’Atacama, la mer et enfin la cordillère des Andes, cette épine dorsale d’un pays si étendu en longueur qu’il est difficile à représenter (4400 kilomètres de longueur pour une largeur moyenne de 180 km) : à tel point que Patricio Guzmán commande pour Le Bouton de nacre à une amie artiste, Emma Malig, une carte du pays pour qu’il puisse voir, pour la première fois, la forme de son pays dans son intégralité. 1

Comme si, pour lui, il fallait ce patient inventaire, à la fois géographique et poétique – il s’agit avant tout d’expériences sensorielles, le désert, l’eau, la montagne, la voûte céleste – pour prendre la mesure du pays qu’il a quitté en 1973 et dont il n’a cessé depuis l’exil de réveiller la mémoire anesthésiée par des années de dictature. Le titre emblématique de toute son œuvre cinématographique n’est-il pas Chili, la Mémoire obstinée, tant ce film de 1997 synthétise la démarche de qui n’a de cesse de questionner l’histoire de son pays, d’un pays frappé par une étrange amnésie sur son passé à la fois proche et lointain. Il conclut Nostalgie de la lumière par ces mots qui disent tout de la certitude qui lui a permis de supporter l’exil et de continuer sa vie d’artiste : « Je suis convaincu que la mémoire a une force de gravité. Elle nous attire toujours. Ceux qui ont une mémoire peuvent vivre dans le fragile temps présent. Ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part. » Se souvenir du passé pour construire le présent, telle est l’équation qu’explorent inlassablement les films de Patricio Guzmán.

Je me souviens du jour où il a montré chez lui à quelques amis, sur un grand téléviseur, Nostalgia de la luz, qu’il venait juste de terminer, après avoir eu toutes les peines du monde à le financer. Aucune chaîne de télévision n’en avait voulu – mis à part TVE, la télévision espagnole, par amitié – et sans l’obstination de Patricio et de sa femme et collaboratrice Renate Sachse, devenue pour la circonstance la productrice déléguée du film, celui-ci n’aurait jamais vu le jour. C’était une soirée étrange. Patricio guettait les réactions de ses invités avec la malice de celui qui vient de tenter un coup. Nous étions fascinés par ce film insolite et plus encore par la capacité de Patricio à s’aventurer dans une région inédite pour lui où il semblait toucher au plus près de la magie du cinéma. Ce jour-là, en découvrant le film, je me suis rappelé d’une phrase d’un poète suisse, Gustave Roud, qui m’avait toujours intriguée, comme une sorte de métaphore parfaite du cinéma (documentaire) : « … N’est-il pas vrai que cette sorte de double vue des géologues nous fascine ? Ils lisent, si je puis dire, à travers l’opaque – et même à travers une double opacité, celle du sol, celle des siècles ».

Dans le désert d’Atacama, Patricio Guzmán affrontait cette double opacité, de l’espace et du temps, d’une façon vertigineuse. Il avait trouvé là « le lieu et la formule » qu’invoque Rimbaud dans les Illuminations, il pouvait faire du désert le « grand livre ouvert de la mémoire » dont tous ses films précédents rêvaient. Comme il l’écrit dans la note d’intention du film : « L’idée de mêler les différentes thématiques ne vient pas de moi, mais d’un lieu, le désert d’Atacama : c’est la clé du film. C’est un espace très grand, comme le Portugal ou la bande de Gaza, et incliné avec les cendres d’un côté et la mer de l’autre. Il y a les mines abandonnées de salpêtre du xixe siècle. Il y a des traces de dinosaures, de météorites, des pictogrammes précolombiens, des momies qui datent de 2 000 ou 2 500 ans, des explorateurs européens perdus, les grands observatoires et il y a les os des disparus : tous ces éléments sont dans le désert et tous parlent du passé, comme si ce territoire était une porte du passé. C’est comme une bénédiction : il nous rappelle l’importance du passé et de la mémoire dans la vie humaine » 2.

Cinq ans plus tard, Le Bouton de nacre (2015) s’affranchissait encore un peu plus des contraintes thématiques habituelles du documentaire, laissant libre cours au plaisir du conteur qui emprunte les chemins les plus imprévisibles pour nous faire partager ses obsessions. Dans sa structure narrative, le film paraît encore plus libre, se plaisant par des détours improbables à faire rimer différents moments de l’histoire du Chili avec l’eau et le cosmos, en renversant les échelles avec la seule force des associations et des métaphores issues d’une pensée fluide. Comme si le cinéma de Guzmán consistait à rassembler les fragments éparpillés dans l’espace et le temps d’un pays vécu comme un grand corps disloqué et dispersé.

La mémoire contre l’oubli : l’urgence à retrouver les traces

On sait que le cinéaste chilien aime à marteler cette phrase : « Un pays sans cinéma documentaire est comme une famille sans album de photos. » Le cinéma documentaire est pour lui un instrument constitutif de l’image d’une nation, à la fois outil de mémoire et véhicule du sentiment d’appartenance à un ensemble. Car le Chili est, dit-il, un pays qui ne s’est pas construit une identité, du fait de sa géographie et de son peuplement particulier (Péruviens / Boliviens au nord, Européens au centre, Indiens au sud) : sans identité, pas de conscience d’une histoire commune. Il s’est attelé à la tâche de constituer cet album et son œuvre cinématographique y contribue, morceau par morceau.

Patricio Guzmán dit du Chili qu’il a la forme d’un pont et que son nom en langue mapuche signifie « L’endroit où se termine la terre ». 3 Cette relégation au bout du monde permet de créer des liens entre des réalités et des époques différentes, et c’est un stimulant précieux pour un cinéaste. Il dit aussi que ce pays garde jalousement les secrets de plusieurs générations de sans voix. C’est pour combattre cette amnésie et rendre leur dignité aux victimes qu’il parcourt le pays du nord au sud jusqu’à la limite de ses forces pour rendre visible l’invisible et restituer par le cinéma l’image d’un pays qui n’aurait jamais dû cesser d’être le « havre de paix isolé du monde » de son enfance.

Dans La Mémoire obstinée (1997), il s’agissait de mesurer l’impact de dix-sept ans de dictature (une génération) sur la mémoire d’une époque relativement brève dans l’histoire du Chili (1970-1973) mais d’une portée considérable pour le pays et le monde. 4 « Si tu dépasses la douleur et la transformes en souvenir, la mémoire peut revenir ». Cette affirmation d’un ami médecin au début du film déterminait le sens de la quête : retrouver les traces, faire jaillir les souvenirs, reconstituer le cours du temps. La répression et la dictature qui ont suivi le coup d’état du 11 septembre n’ont cessé d’œuvrer à faire oublier cette époque de l’histoire, au point que les lycéennes filmées dans La Mémoire obstinée en avaient une conscience confuse, révélatrice des antagonismes sociaux mis sous le boisseau.

C’est peut-être cette constance thématique (refus de l’amnésie) qui amène Patricio Guzmán à élargir peu à peu son territoire de pensée. Son histoire personnelle qui se confond avec les espoirs suscités par Allende et les souffrances engendrées par la dictature fait désormais partie du film depuis La Mémoire obstinée. Avec Le Cas Pinochet (2001) et Salvador Allende (2004) son cinéma prend un tour de plus en plus personnel et élégiaque.

Dans Salvador Allende, on trouve au début du film la belle métaphore des couches de peinture superposées sur les murs comme les empreintes du temps. « L’évocation du souvenir n’est ni facile ni volontaire et toujours tremblante », dit la voix de Guzmán dans le commentaire. Puis, en grattant la peinture blanche de ces murs pour foire ressurgir les couches colorées antérieures et retrouver les traces des fresques peintes du temps de l’Unité Populaire, il ajoute : « Le passé ne passe pas. Il vibre et bouge, en suivant les détours de ma vie. » Au fil de ses retours dans le pays de sa jeunesse, le passé remonte à la surface, dégradé par l’usure du temps et la force de destruction de la dictature mais intact dans sa puissance de révélation émotionnelle. Dans le programme qu’il s’est donné de déterrer les cadavres de l’histoire, les images rongées par l’humidité de l’album photo de Mama Rosa, la nourrice d’Allende, prennent un sens nouveau, renvoyant à ces corps enterrés durant la dictature qui n’attendent que le regard du cinéaste pour être exhumés.

En parallèle aux œuvres qui creusent le cycle oubli/amnésie/mémoire, il entreprend des films où il fait retour sur ses souvenirs d’enfance : L’Ile de Robinson Crusoé (1999), Mon Jules Verne (2005). Et ce sont ces deux veines, l’histoire du Chili revisitée et les souvenirs d’enfance qui vont se mêler dans les films suivants et donner à son cinéma une ampleur nouvelle qui lui gagne une large reconnaissance internationale et cumule les distinctions.

Avec Nostalgie de la lumière, le cinéaste croise les méditations philosophiques et politiques de l’homme mûr avec l’examen lucide de tout ce qui a fait sa vie. Du désert propice à étudier les étoiles et la stratification des couches géologues de l’histoire humaine (sans communication entre elles), il fait le terrain de son propre questionnement. Il peut y superposer plusieurs époques, plusieurs temporalités, comme autant de couches géologiques qui résonnent entre elles :

  • Sa propre enfance à Santiago, à la fin des années 40 et au début des années 50,
  • L’Unité Populaire, au début des années 70,
  • Le coup d’état et la répression de Pinochet (les camps, les disparus), de 1973 à 1990,
  • Les mines abandonnées du xixe siècle,
  • Les momies précolombiennes et les pétroglyphes préhistoriques,
  • Les femmes qui continuent à creuser dans le désert pour rechercher les ossements des disparus à côté des super-télescopes, etc.

A cette stratification des couches temporelles, correspond un enchevêtrement de lignes narratives savamment agencées : « Dans ce projet s’enchevêtraient des fils qui partaient dans toutes les directions et qui résonnaient avec toute une série de questions qui me tenaillent. Le film a une ligne métaphysique, une ligne mystique ou spirituelle, une ligne astronomique, une ligne ethnographique et une ligne politique… » 5

Ce qui se met en place dans ce film, c’est le cinéma comme machine à voir, outil pour déjouer l’opacité de l’espace et du temps, dont le vieux télescope allemand qui ouvre Nostalgie de la lumière est une métaphore parfaite : cette belle mécanique surannée, contemporaine du cinématographe, s’ouvre sur une lumière trop blanche qui « substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », selon la formule que Godard a popularisée. Les images de la planète Mars qui se transforment en pure vibration de la lumière ouvrent le chemin du souvenir et de l’imaginaire de l’enfance. Dans ce temps suspendu, la vibration de la lumière se change en poussière lumineuse qui évoque tout à la fois l’univers interstellaire, la projection cinématographique, la baguette magique de la fée, et même, plus prosaïquement, le coup de halai, comme pour évoquer furtivement les espoirs révolutionnaires balayés par la dictature.

Ce n’est pas un hasard si le cinéaste fait le détour par l’astronomie. Dans le scénario du film, il rapporte les paroles d’un astronome pour qui l’astronomie c’est « la passion de regarder ce qu’on ne peut pas voir ». Cela fait écho à la préoccupation de Patricio Guzmán pour qui, jusqu’à une date récente, les Chiliens ne voulaient pas savoir ce qui s’était passé pendant la dictature. Les astronomes cherchent à voir toujours plus loin dans l’espace et donc dans le passé puisque ce qui nous parvient avec les gigantesques télescopes installés dans le désert a eu lieu depuis très, très longtemps. Mais ces astronomes ont été indifférents au vent de l’histoire qui a bouleversé le Chili à partir de 1970. Le cinéaste peut donc légitimement s’interroger sur le rapport des scientifiques à l’histoire de son pays (le Chili étant devenu à cette époque le meilleur point d’observation des étoiles pour les astronomes du monde entier). Pour foire le constat que l’histoire n’arrête pas la science alors qu’elle a stoppé le processus démocratique. C’est ce paradoxe que développe le film, passion chilienne pour l’astronomie (se projeter dans l’ailleurs) contre volonté d’effacer toute trace de l’innommable.

Face à l’amnésie généralisée de la société, au refus de condamner les exactions des militaires pendant la dictature de Pinochet – qui avait fait l’objet d’un pacte entre les militaires et les hommes politiques quand les premiers leur ont remis le pouvoir en 1990 –, Patricio Guzmán s’obstine à chercher et à mettre en lumière ce que ceux-ci veulent à tout prix dissimuler. Dès lors le film peut s’offrir la liberté de relier imaginaire et science, recherche des origines de l’humanité et présent (qui est déjà du passé…). La force de Guzmán, c’est d’avoir trouvé dans le désert d’Atacama (et plus tard, pour Le Bouton de nacre, dans l’extrême sud de la Patagonie) un espace cinématographique pour porter ses propres questionnements.

Sa quête éthique traduit un besoin existentiel de réconciliation avec le passé commun, mais aussi avec l’univers, besoin insufflé par la nostalgie d’une harmonie qui nous aurait précédés. La citation qui ouvre Le Bouton de nacre est révélatrice de cette aspiration : « Nous sommes les ruisseaux d’une seule eau. »

La nostalgie est peut-être ce sentiment d’apaisement lorsque on a retrouvé la mémoire et par là sa place dans la chaîne infinie de la vie, incarné à la fin de Nostalgie de la lumière par Valentina, jeune astronome et fille d’opposants politiques enlevés et tués par les militaires. Cette séquence est l’acmé du film dont elle synthétise toute la complexité. Elle relie dans un même mouvement le passé douloureux et le futur plein d’espoir, comme quand Valentina serre son bébé contre elle avec une intensité et une plénitude rare. D’ailleurs, le silence triste et énigmatique des grands parents qui l’ont élevé après avoir révélé la cachette de ses parents – leurs propres enfants – pour sauver la petite fille, élève la séquence au niveau de la tragédie, magnifiquement filmée en silence par Patricio Guzmán.

D’autres personnages dans le film cherchent à comprendre le passé, comme l’archéologue Lautaro, qui fait figure d’alter ego du cinéaste. Le désert d’Atacama est ce lieu où se rencontrent les traces juxtaposées venues de toutes les strates du temps. La sécheresse extrême, comme la transparence de l’air pour les astronomes, permet de conserver le maximum de signes, de traces du passé lointain comme du passé proche. « Notre passé le plus proche, nous l’avons mis au rebut. C’est un paradoxe sans nom » dit l’archéologue.

Elles paraissent alors bien seules sous le ciel étoilé, ces femmes ou sœurs de disparus qui creusent inlassablement le sol du désert à la recherche de vestiges des corps de leurs proches, enterrés à la va-vite puis déterrés et pour certains ensevelis dans la mer, comme on le découvre à la fin du Bouton de nacre. Mais en analysant les traces des pneus des camions des militaires, l’archéologue peut aider ces femmes à reconstituer l’histoire de ces morts que leurs tortionnaires n’ont pas réussi à effacer tout à fait.

Patricio n’en finit pas de déterrer les contradictions d’un pays où les étoiles sont plus étudiées que le passé récent, où des momies vieilles de 2 000 ans sont conservées comme des trésors alors que les ossements des disparus de la dictature gisent sans identifications ni sépultures. Nostalgie de la lumière se termine par la contemplation de la nuit illuminée de Santiago qui fait écho au ciel étoilé du début : les éléments dialoguent entre eux, c’est au cinéaste de faire le tri, de rapprocher les choses entre elles, de mettre de l’ordre.

L’héritage markerien

Un film documentaire, c’est souvent un pari pour un cinéaste, mû par une intuition suffisamment profonde et forte pour mettre en mouvement l’acte de création : une idée, une vision intérieure (une obsession souvent) qu’il s’agit de mettre à l’épreuve en partant à la rencontre de l’autre (et pour le cinéaste, de se mettre à l’épreuve). Dans son laboratoire intérieur, le cinéaste échafaude tout un appareillage spéculatif lui permettant de se mesurer au monde, de se confronter avec le réel. Ensuite, l’expérience du terrain vient bouleverser les hypothèses de travail, ruiner les suppositions qui semblaient les plus solides et en même temps produire des instants de vérité, des petits éclairs qui résonnent et confortent l’intuition initiale.

Bien sûr, il y a plusieurs sortes de cinéastes, ceux qui filment pour voir (comme Robert Flaherty), pour comprendre et décortiquer le monde (Frederick Wiseman) ou pour atteindre une forme de transe (Jean Rouch), mais aussi ceux qui cherchent à exprimer ce qu’ils ont aperçu au fond d’eux-mêmes : c’est le cas de Patricio Guzmán avec ses films récents. Dans le processus de création de Nostalgie de la lumière et du Bouton de nacre, il a imaginé des personnages pour dialoguer avec lui sur les questions qu’il se posait à propos du Chili à ce moment-là, sur le sentiment que lui procurait son exil. Ensuite, il est venu les chercher in situ : « Pendant 3 ans, j’ai écrit des scénarios que j’appelle scénarios imaginaires. Dans le documentaire, on ne sait jamais ce qui va se passer mais j’imagine un scénario inventé. J’ai inclus des entretiens avec des dialogues parce que j’imaginais ce que je demanderais à un astronome et, par déduction, ce qu’il me dirait. » 6

C’est la narration et rien d’autre qui fait avancer le film et mettre en relation des lieux, des époques et des histoires très différentes les unes des autres qui n’avaient pas vocation à se rencontrer. Mais ce sont les lieux filmés qui inspirent ces confrontations : « La matière même du film vient d’une série de métaphores qui se trouvaient dans le désert bien avant mon arrivée. Les métaphores existaient déjà, je n’ai fait que les filmer », écrit-il dans le dossier de presse de Nostalgie de la lumière. Le cinéaste procède par rapprochements, par analogies, ou par métaphores, autant de formes qu’il emprunte au langage de la poésie et qui lui permettent de dessiner une vaste fresque, où toutes les libertés sont assumées par le cinéaste dans son commentaire.

Ainsi, dans Nostalgie de la lumière, les rapprochements les plus inattendus font sens : le désert d’Atacama ressemble à la planète Mars, les os humains se confondent avec la forme de certains astéroïdes, le calcium de notre squelette se retrouve dans les étoiles, les pétroglyphes de la préhistoire côtoient les télescopes ultramodernes, les momies font penser aux débris des corps des disparus, le squelette de la baleine a un musée alors que les disparus n’en ont pas, etc. Et les billes en verre comparées aux planètes deviennent les souvenirs d’une enfance innocente où l’univers entier pouvait tenir dans la poche. Même les personnages prennent un tour allégorique : le couple formé par l’architecte qui mesurait les camps pour pouvoir en garder la mémoire, et sa femme qui souffre de la maladie d’Alzheimer, incarne pour le cinéaste la métaphore parfaite du Chili.

A la fin du film, les photos délavées des disparus dessinent, par un renversement magique opéré par le cinéma, une mosaïque de la vie, magnifiée par le vent et la lumière qui redonnent le souffle à ces images délaissées. Elles sont la vie même. Dans cet univers aimanté, tout apparaît ou disparaît par la volonté du cinéaste qui, tel un démiurge, refait le monde à notre place. La musique nous embarque avec ses nappes de cordes qui reviennent de façon obsédante pour nous faire partager cette vision.

Dans Le Bouton de nacre, Patricio Guzmán arrive à une forme extrême de condensation à partir du même objet qui, à un peu plus d’un siècle d’écart, permet de tisser des liens avec l’histoire du Chili : l’histoire de Jemmy Button, cet indigène enlevé à sa culture fuégienne contre un bouton de nacre pour flatter la curiosité malsaine des Anglais croise un autre bouton de nacre incrusté sur un rail découvert au Musée de la mémoire de Santiago et dont on apprend que c’est tout ce qui reste d’un disparu. Patricio dit que c’est lorsqu’il a trouvé cet objet, lorsqu’il a pu faire ce raccord avec Jemmy Button qu’il a compris qu’« il y avait un film » 7. Ce rapprochement métonymique construit l’espace poétique du film et dégage une forte émotion en révélant les liens secrets entre les choses. Les souvenirs se font écho : devant la puissance inquiétante de la mer, le cinéaste se remémore un voyage scolaire où l’un de ses copains a été emporté par une vague, devenant ainsi pour lui son premier disparu.

Ses films sont des contes philosophiques qui, à partir de la géographie des lieux filmés, retrouvent la capacité d’émerveillement de l’enfance. Comment, dans la fascination de Guzmán pour les télescopes et les planètes, ne pas penser à nos propres souvenirs d’enfance, relayés par les grands mythes cinématographiques, de 2001 : l’Odyssée de l’espace à Star Wars ? Car le désert d’Atacama n’est pas qu’un lieu propice pour la science ou l’histoire : « C’est également un lieu magique, car dans la nuit, on voit toute la voie lactée, de l’horizon à l’horizon. On voit tout, comme un anneau, et toutes les étoiles. Jupiter est gros comme une boule. On voit l’ombre de notre main même par une nuit sans lune, grâce simplement à la luminescence des étoiles. Quand on est allongé, la nuit, sans aucune lumière, on a peur : on sent quelque chose d’inconfortable, comme lorsqu’on s’approche d’un grand précipice et qu’on est attiré. C’est une beauté qui fait peur. C’est une expérience inoubliable. » 8 Beauté et peur à la fois. Beauté du ciel infini et indifférence des astronomes à la répression. Peur du vide et douleur de n’avoir pas fait « l’inventaire » de la période dictatoriale, sentiment d’injustice que les coupables n’aient pas été punis…

Patricio Guzmán a raconté comment un jour de 1972, Chris Marker s’était présenté à son domicile de Santiago du Chili 9. Le grand cinéaste voyageur était venu au Chili filmer les premiers pas de l’Unité Populaire, comme il l’avait fait dix ans plus tôt à Cuba. Et puis, il s’était rendu compte que le film qu’il voulait faire existait déjà : c’était La Première Année. Il venait donc proposer à Patricio Guzmán de montrer son film en France et en Europe, moyennant quelques coupes et une courte introduction où Chris Marker présenterait succinctement le contexte politique chilien, pays dont le public européen de l’époque ignorait tout. C’était une opportunité magistrale pour le jeune cinéaste inconnu qu’était Patricio Guzmán à l’époque.

Chris Marker est resté fidèle à ses engagements chiliens et la trilogie de La Bataille du Chili n’aurait pas existé sans le don d’un important contingent de pellicules 16 mm qu’il a fait « expédier directement de Bochester », 10 grâce à l’argent récolté auprès de ses amis. C’est lui également qui a accueilli Patricio Guzmán à Paris quand celui-ci a dû prendre la direction de l’exil après le Coup d’état militaire du 11 septembre 1973. Lui encore qui lui a servi d’intermédiaire auprès de l’Icaic, l’Institut du Cinéma cubain, afin qu’il soit accueilli à Cuba pour effectuer le montage des trois parties de La Bataille du Chili. Ensuite les liens se sont distendus, mais Patricio Guzmán est resté marqué par cet adoubement de l’auteur de La Jetée, qui était son cinéaste fétiche.

Curieusement, dans Nostalgie de la lumière et plus encore dans Le Bouton de nacre, dans cette façon de faire des rapprochements singuliers, d’avoir l’air de s’écarter de l’histoire qu’il raconte pour mieux y revenir, on retrouve une figure rhétorique chère à Marker et dont Sans Soleil est sans doute l’apothéose cinématographique (en tout cas dans un film documentaire) : la spirale. 11 Dans Le Bouton de nacre, comment imaginer que cette vaste circumnavigation aux confins de la Terre sur les traces de ce Jemmy Button que le capitaine colonisateur Fitzroy, commandant de la marine royale britannique, envoie comme curiosité à Londres, va nous ramener brutalement aux restes immergés des corps des desaparecidos de la dictature ?

Le relief déchiqueté de l’extrême sud du Chili où la Terre de Feu se fragmente à l’infini en une myriade d’îles est peut-être une représentation physique d’un archipel de la mémoire. A distance, et sans doute sans le chercher, Guzmán rend hommage au génial essayiste qui l’a tant aidé à ses débuts et dont l’obsession mémorielle l’a toujours fasciné. Il y trouve une liberté conquise de haute lutte qui l’arrache au réalisme documentaire et fait de ses films récents des films-monde.

Serge Daney disait : « Les grands films disent une seule chose (enfoncent un seul clou) par tous les moyens. » 12 Patricio Guzmán n’a de cesse dans ses films d’inventer les détours les plus inattendus pour rappeler à son pays d’origine que les traces du passé ne peuvent être effacées mais que bien au contraire, il faut les regarder en face, affronter ce qu’elles peuvent avoir de terrible, pour construire le futur.


  1. Patricio Guzmán raconte que quand il était enfant, les cartes qui représentaient son pays en classe étaient toujours divisées en 3 morceaux : le nord, le centre, le sud.
  2. In site web Critikat, Entretien de Lionel Hurtrez avec Patricio Guzmán, octobre 2010 : http://www.critikat.com/actualite-cine/entretien/patricio-guzman.html
  3. In projet pour le film Safari de la memoria, scénario non tourné de 1999. L’idée du film était de traverser le pays en montrant des films documentaires de l’époque d’Allende et en filmant les réactions des gens. Publié sur le site web du cinéaste : www.patricioguzman.com
  4. On sait que l’Unité Populaire d’Allende était une première et peut-être unique tentative à l’échelle du monde de faire exister un régime à la fois socialiste (nationalisation des secteurs vitaux de l’économie) et démocratique, prônant la transformation sociale mais issu des urnes (rompant ainsi avec les logiques de conquête du pouvoir par la lutte révolutionnaire et la guérilla, très active en Amérique latine dans la décennie précédente et dont la contrepartie était les dictatures). C’était un événement considérable, d’importance planétaire, de même que le coup d’état du 11 septembre 1973 et la répression violente qui a suivi a marqué toute une génération bercée par la musique révolutionnaire des Quila payun, de Violeta Parra ou de Victor Jara.
  5. Patricio Guzmán, extrait du dossier de presse.
  6. Entretien avec Patricio Guzmán par Véronique Pugibet et Constance Latourte – Livret édité par le CNC sur Nostalgie de la lumière pour le programme Lycéens et Apprentis au cinéma, 2015.
  7. Débat au cinéma La Clef à Paris, le 26/10/2015, propos recueilli par l’auteur.
  8. Patricio Guzmán. Note d’intention de Nostalgie de la lumière – Scénario du film – 2008.
  9. Ce que je dois à Chris Marker. On peut trouver ce récit sur son site : www.patricioguzman.com
  10. Le siège social de Kodak aux Etats-Unis.
  11. Et ce n’est peut-être pas totalement un hasard si Nostalgie de la lumière a succédé à Sans Soleil comme film choisi pour le baccalauréat cinéma en 2015, honneur échu à très peu de films documentaires.
  12. La Maison cinéma et le monde 2, Éditions POL, p : 340, cité dans Les Cahiers du Cinéma n° 710, avril 2015, Comment écrire un Scénario ? Anti-Manuel (Texte collectif).

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 69, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0069, accès libre)