Festivals d'Orléans, de Strasbourg, du Havre, et Vue sur les docs à Marseille
Marie-Christine Peyrière
Voir du documentaire dans le paysage mutant de l’image. Fort heureusement, nombreux sont les festivals qui s’ouvrent aux sélections documentaires. Ce débordement du cadre habituel est l’occasion de faire un pas de côté, de prendre le documentaire sous un angle plus large, de se laisser stimuler par des visions, de prendre de la distance, de multiplier les montages.
Première étape sur le parcours de la cinéphilie documentaire : la Deuxième Biennale du cinéma japonais organisée par les Journées Cinématographiques d’Orléans. Bernard Perreau propose un panorama iconoclaste sur la situation du cinéma au Japon.
Au Carré Saint-Vincent, le documentaire voisine avec le « new cinema » et les bandes dessinées technosurbaines des mangas. Au grand cinéma d’auteur d’Oshima ou de Kurosawa se substitue, parmi d’autres, l’hétérogénéité des émigrants : un point de vue en fiction, représenté à Orléans par des créateurs coréens de la seconde génération, des noms comme Yoichi Sai (qui fut assistant de Oshima). Dans De quel côté est la lune ? (Tsukiwa docchi ni deteiru) et Tokyo de luxe la poétique négocie avec habileté l’héritage réaliste, les codes de la théâtralité et la cruauté télévisuelle des rapports socio-politiques.
Assumer la confrontation à l’altérité : le film documentaire de fin d’études de Yasunori Terada, Ma femme est philippine en fait son sujet. Le film tient dans la limite de son projet : filmer sa femme, étrangère à la société japonaise. Film de famille, film intime, Ma femme est philippine (Tsuma wa philipina) manie cette caméra introspective qui porte en creux l’acte de transgression de la société clanique. Mais ce journal filmé du « roman marital » , contre-portrait de la femme japonaise, tourne court sur les désillusions du couple. Il laisse en plan le spectateur. On imaginerait identification d’une femme ou bien anatomie d’un rapport. Malheureusement, la caméra s’immobilise sur son objet, essoufflée par trop de réel.
Le réel des images au Japon, c’est, comme ailleurs, le cyberespace. Dominique Verret, éditeur et diffuseur sur Paris de l’animation japonaise, présente avec une rétropective d’Ozamu Tezuka, les dessins de Yoshitaka Amano, graphiste formé dans les studios d’animation Tasunoko. À défaut de repères, le graphisme force la curiosité comme énergie alternative de la contre-culture japonaise. Il ouvre un nouvel espace de représentation. Le manga s’approprie le terrain du cinéma, concentre les investissements économiques, et cherche sa valeur ajoutée : la reconnaissance culturelle. Dans cette combinaison de relations, le festival devient « l’arbitre des élégances ».
Deuxième halte de cette navigation documentaire : les Rencontres européennes du cinéma organisées par Françoise Gros dans l’espace media Odyssée de Strasbourg. Un pôle stratégique, sur la ligne, par sa situation géographique frontalière, ses liens privilégiés avec Arte, la proximité avec l’Est. On y trouve les choix en fiction de Jean-Louis Manceau et la démarche fine de Georges Heck. Avec son association Vidéo Les Beaux Jours et la Scam, Georges Heck, fondateur de la revue Rétrovision, s’attaque à la création d’un espace muséal du documentaire en Europe. Un centre de la décentralisation, après Lussas, et Marseille, qui, au-delà du ton institutionnel, présente une interaction des pratiques peu commentée.
Les confins variés, foisonnants, tumultueux des territoires produisent ainsi une pluralité d’entrées pour le regard de tout Ulysse prêt à circuler parmi les objets bizarres sélectionnés à Strasbourg. Que voit-on venir de l’Est ? Le sentiment d’être au même point, avec encore moins de possibilité de réaction. Si le cinéma reste obsessionnel sur son passé, il sait aussi qu’il n’apprend pas avec le temps. Remercions le Hongrois Peter Forgacs dans Pendant ce temps-là quelque part… 1940-43 (Mikozben Valahol… 1940-43) de ne pas nous infliger de fureur commémorative. Traitant l’archive, son obscénité, sa perversité, superposant au souvenir un écart de temps, une incertitude, il court-circuite toute possibilité de fabriquer le légendaire.
L’ombre de Jonas Mekas plane sur le cinéma lituanien de Vilnius qui affiche, non sans humour, le chaos du présent. Histoires qui n’ont pas d’histoire, tournées à la manière d’un road movie, avec le jazz. Dans Black Glasses Blues d’Audrius Juzenas, les images sont à vendre, Charlot fait de la figuration et le saxophoniste remise au clou son instrument. Vu comme document, ce cinéma ironique capte le bruit blanc du vide. Vilnius a le plus fort taux de suicide en Europe.
Tout voyage a son Graal. La quête du spectateur est le premier acte de la création. La formation du public est le cheval de bataille des festivals. Le goût de la cinéphilie par des élèves fait donc l’objet de toutes les attentions. Un lien organique se tresse entre l’univers de l’école et le monde du cinéma nourri de pratiques culturelles et d’actions pédagogiques. Le plaisir reste le levier économique et politique de cette transmission : la mobilisation des spectateurs dirait Godard, « ce sont aussi les futures places payantes ».
Au Volcan, Les Troisièmes Rencontres Nationales Cinéma et Enfance menées par Ginette Dislaire au Havre relèvent d’une démarche sociale globale. L’ambiance est conviviale, sans apparat. Cette année, les rencontres sont le tremplin des actions pédagogiques de l’association Premier Siècle du Cinéma. Opération institutionnelle, coordonnée par Nathalie Bourgeois, spécifique au centenaire du cinéma qui officialise l’introduction du cinéma dans le système scolaire. Le film Les Jeunes Lumières est élaboré par Alain Bergala, rossellinien dans l’âme et professeur, soucieux d’introduire une sémiologie de la réalisation, une réflexion sur l’acte artistique, ses choix parmi tous les possibles. Le faire et la réflexion sur le faire constituent donc l’axe de cette démarche, qui bénéficiant de quelques moyens, a pu mettre à disposition de chacun, « de dix à dix-hiut ans », une caméra Super 8 dans les mains.
Selon l’option Lumière, l’initiation au geste cinématographique invite à réaliser un plan d’une minute à partir d’un lieu. La question documentaire est donc réduite à cette ontologie de la captation. On montre au Volcan le « work in progress » de ce passage de la vue au plan. Les collégiens du Havre, des scolaires du primaire de la rue Doudeauville dans le XVIIIe à Paris font l’apprentissage de l’invisible à partir de leur quotidien. Comme tout atelier, le tournage offre des ressources pédagogiques insoupçonnées dont témoignent les débats. Mais il met en valeur également l’absence de pratique d’enseignement documentaire, de travail plus large sur sa définition.
Cette fabrication du temps à Paris, Toulouse, le Havre, Lyon, Rouen par des gosses est un morceau du puzzle des productions cinématographiques et audiovisuelles des lycées. C’est une maille de la chaîne que Ginette Dislaire tisse tout au long de l’année entre école, cinéma, culture et société.
Enfin, à la croisée des chemins du cinéma et de la téléphilie : Vue sur les docs à Marseille conduit par Brigitte Rubio, secondée par Hélène Jimenez. La sixième édition s’implante dans les beaux quartiers via le complexe UGC. Le festival de Marseille est dans la ville un enjeu culturel et financier.
Comment ce rendez-vous s’articule-t-il avec le marché télévisuel ? Le festival cristallise la tension entre cinéma et télévision. La sélection en assume les contradictions : confronter, par exemple, la rétrospective expérimentale de Stephen Dwoskin, et la « vitrine » des documentaires de création télévisuels.
L’hommage à Dwoskin est ambigu : l’accès à ces films, au sens propre comme au figuré, échappe au festivalier : en raison des salles inadaptées, le cinéaste handicapé est contraint de rester à l’entrée des projections, dans une encoignure de porte, réduisant l’échange final à un inconfortable dialogue. Toute l’œuvre des années soixante-dix et ses accents théoriques sur les plans fixes frontaux, le hors-champ, résistent mal aux esthétiques de la communication qui agissent dans les films récents. Pourquoi regarder Dwoskin aujourd’hui ? La réponse est indirecte. Pour la violence intacte de sa présence et son amour du visage féminin.
Le cinéma est convoqué pour mémoire. Les questions posées par les films tentent d’échapper au vertige patrimonial. Le documentaire de Edgardo Cozarinsky sur Langlois, Citizen Langlois, le Langlois de Smyrne, le Langlois conservateur de la Cinémathèque ressemble à son cousin de Sarajevo, lui-même cousin d’Angelopoulos, le conservateur des regards perdus. Ce cinéma de la disparition se retrouve dans Asientos (le contrat), film de François Woukoache sur les traces de la traite esclavagiste. Ne pas oublier implique un système d’images complexes (cf. l’article de Didier Coureau).
Sans cet appui, il est difficile de retourner aux sources. C’est le sentiment d’impasse que produit Suzanne Ofteringer avec Nico Icon (Grand Prix de Vue sur les Docs) dont la question médiatique sur Nico – une icône ou un monstre – indique que nous avons quitté le pays cinéma. Les femmes allemandes qui ont terrorisé par leur radicalité les années soixante-dix déroutent leurs enfants, les jeunes réalisateurs de vingt ans, qui n’ont pas vu Fassbinder. À travers la star Nico, figure qui hante les fictions de Philippe Garrel, Suzanne Ofteringer traite les grandes interrogations sur l’Allemagne, la Heimat, la Sehnsucht, comme autant de panneaux publicitaires. La rage de Nico, défigurée par la presse, cherche son contexte. Cette absence de prise n’aide pas la réalisatrice, dont c’est le premier film, à déjouer les pièges de la provocation anecdotique. Pour preuve : un extrait de son entretien avec la mère d’Alain Delon (qui fut l’amant de Nico) : « Vous voulez voir mon appartement ? Vous croyez que Delon me donne de l’argent. Mon œil ! »
Dans le rapport du couple cinéma et télévision, le film scientifique Une mort programmée de Peter Friedman et Jean-François Brunet (Prix Planête Cable), sur la mort des cellules, trouve l’équilibre entre le discours et le montré. Entretiens avec les scientifiques et extraits de films de fiction conduisent une métaphore de la vie cellulaire à la vie sociale (on y retrouve la trace du montage dans Silverlake Life de Peter Friedman sur la manière dont le sida affecte la façon de voir). Cette métaphore biologique de l’organisation n’est pas nouvelle au cinéma : l’exploration scientifique réédite les récits et les mythes de fondation. Mais le principe de la forme inscrit un point de jonction inventif. À la manière de Jean Painlevé ou de Franju, ce film scientifique souligne un nœud critique qui nous oblige à affronter un nouveau régime de perceptions.
Marseille se mire aussi à travers le miroir de la vidéo qui sort de sa clôture technique. Pierre Lobstein avec Parole d’Humanité ! Marseille défriche le terrain des petites formes d’« innovations sociales » grâce à la communauté comorienne de Bassens. L’incrustation de leurs « regards croisés » dessine d’autres espaces, d’autres histoires potentielles, des tensions créatrices entre l’artistique et la ville. Pierre Lobstein se définit comme portraitiste après avoir « déconstruit » la notion de représentation. Il était à Marseille avec des poètes indiens. Les mots ont leur importance.
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 113, 1995)