Eric Molodtzoff
Lorsque l’on entreprend d’évoquer les spécificités de la télévision, du documentaire ou du film de propagande, on s’aperçoit très vite qu’il s’agit de ce que l’on peut appeler trois traitements distincts du réel ou encore de trois postures 1 différentes par rapport au réel… Le réel est unique et il résiste. Chacune de ces trois postures entend en rendre compte de la façon la plus juste possible. Et c’est ici que naît le malentendu fondamental plus ou moins entretenu par la télévision et surtout le film de propagande (mais n’est-ce pas sa vocation ?).
La posture implique une attitude politique et rend de ce fait l’instance de production responsable devant le public à qui elle destine le film. Aujourd’hui le robinet d’eau tiède de la télévision déverse de manière passive le flot d’images qui annihile les événements presque immédiatement au moment où ils ont lieu. Ce dictat de l’immédiateté engendre une grande confusion propice à qualifier de « documenté ou point de vue documenté » 2 des émissions ou des films à vocation informative et qui ne le sont pas. Je n’en veux pour preuve que la couverture médiatique de l’opération « tempête du désert » qu’il conviendrait de rebaptiser « tempête des images ». La guerre est traitée comme un immense show télévisé en mondovision, canalisé par les EVN.
L’émission matinale de FR3 : « Continentales » est salutaire (mais son producteur Alex Taylor s’attendait-il à ce retour retors du réel car les quatre journaux télévisés européens (SKY, RTL+, RAI Uno, TVE) qu’elle diffuse chaque jour dans Eurojournal nous proposent strictement les mêmes images du Golfe. Seuls les habillages changent…
En ces temps troubles, le réel est lésé et le spectateur aussi. Où est le multiple ? la diversité des idées et des images ?, le « métissage » dont parle Michel Serres ? Ou est-ce simplement ce que Deligny appelle le coutumier ? 3 Partout sauf dans les émissions censées informer.
Il me semble nécessaire d’apporter un peu de clarté et de redistribuer les responsabilités de chacun dans l’univers chaotique des images. Difficile d’apercevoir la frontière ténue qui sépare la télévision du documentaire, du film de propagande.
Le film de propagande est sans doute le moins dangereux car il annonce d’emblée la couleur. Personne ne s’y trompe puisque la tromperie est la motivation première du film, son ingrédient de base. Il s’insère dans le fonctionnement étatique et devient le produit d’une administration comme une autre au service d’une idéologie. L’admirable « Hitler offre une ville aux juifs », quintessence de la propagande nazie est un exercice de style très (trop) soigné qui pose au départ le postulat du réel, qui le revendique à travers des images nettes, lisses, montées de manière scientifique. Or, le réel n’est pas et ne peut être à l’origine du projet documentaire, il en est, comme le précise A. S. Labarthe, la récompense. En ce sens, ce « reportage documenté » est une œuvre de fiction très aboutie.
Les cadrages « sans air » à la périphérie des plans, l’absence de mise en scène du hors-champ, de même que le montage froid et scientifique ne laisse au spectateur aucune possibilité de fabriquer un autre sens que celui que lui impose, de fait, l’instance de production. Quelques années plus tard, lorsqu’Alain Resnais réalisera Nuit et Brouillard , il y aura manipulation certes, puisqu’il y a du montage et des choix de cadrages mais Renais aura soin de préserver la liberté du spectateur en réintroduisant la dimension du temps. Les lents travellings laissent circuler le sens dans le plan ainsi que ce que Mankiewicz appelle le tiers circulant : La mémoire; mémoire individuelle soudain investie par la mémoire collective.
Le documentaire a en commun avec le film de propagande la part de manipulation nécessaire à la fabrication d’un film puisqu’il y a du montage et des choix dans les cadres.
Cependant, la différence fondamentale est d’ordre politique, elle découle de l’engagement et concerne celui qui filme. En effet, dans le documentaire, c’est le spectateur qui fabrique du sens. Cette fabrication n’est rendue possible que si dans l’objet film il y a du jeu. Le cinéaste documentariste ne part jamais du sens pour aboutir au réel. Il préserve le jeu, c’est-à-dire de l’espace, de l’air dans ses cadres et son montage, de même qu’une dimension ludique qui permet au spectateur de s’emparer du film et de fabriquer son sens. Bien entendu, comme souligne A. S. Labarthe, il ne fabrique pas non plus n’importe quel sens et « c’est là que la notion d’engagement prend tout son sens ». Le film de propagande ne se confond pas avec le documentaire car il est la représentation d’un réel déjà déchiffré dont le sens préfabriqué est donné tel quel à consommer. On le voit, la frontière fragile existe et elle est d’ordre politique. Les deux postures déclinent toutes deux une forme de manipulation, et c’est le lieu de toutes les confusions. Il est à noter que ce sont les cinéastes-documentaristes qui se posent le plus de problèmes de morale et d’éthique à propos du réel et face au public. Le jour où ils ne s’en poseront plus, le documentaire aura définitivement basculé dans la propagande.
Et la télévision ? Reconnaît-elle ses responsabilités ? La réponse est contenue dans la question. Sa mission d’information est remplie par procuration par les EVN. Elles sont quasiment l’unique source des informations mondiales. Organisme américain auquel on s’abonne comme au gaz ou au téléphone. Seuls les habillages changent, c’est pourquoi la propagande s’avance masquée. Nous assistons au grand retour new look du mythe de la caverne de Platon : le mythe « de la lucarne ». L’expression la plus fabuleuse (et j’emploie le terme dans le sens de fabulation) de ses trente dernières années – et qui devrait préoccuper les fabricants de concepts : les philosophes – est celle qui accompagne les publicités dans la presse : VU A LA TÉLÉVISION.
Ces quatre mots confèrent à l’objet à vendre une aura supplémentaire presque divine qui doit faire naître pour le produit un consensus immédiat et unanime de la part de tous les consommateurs. Le danger se situe là très précisément. L’objet devient hyper réel. J’allais dire intouchable, inaccessible, ce qui pousse à son paroxysme la volonté de le posséder.
Hélas. ce qui est valable pour l’objet l’est aussi pour l’information. L’habillage est utile certes mais il emballe du creux. La manipulation est née, la représentation d’une réalité déjà déchiffrée se donne pour vraie et impose le consensus général. Ce consensus général est une des caractéristiques du fascisme, voire du nazisme. Même si Alain Finkelkraut 4 déclare à propos du génocide juif que la mémoire est vaine et finira par servir l’oubli, rien ne nous empêche de relire les discours de Goebbels à propos du cinéma, de même que les tentatives d’explications embarrassées de Veit Arlan à propos du Juif Süss.
Les leaders européens de l’information télévisée ne se reconnaissent pas responsables face au public de ce qu’ils fabriquent parce que justement ils ne fabriquent pas l’information. Et pour cause, ils sont de moins en moins présents à sa source. Ils se contentent de l’habiller et de la diffuser. Exception faite cependant le jour où, à l’issue de l’affaire du charnier de Timisoara, le réel a fait irruption sans crier gare. Acculés par le percutant décalage qui existait entre la matière brute de la réalité et les produits finis des journaux télévisés, les média ont présenté au public un mea-culpa très salutaire pour l’avenir. Ce n’était plus la réalité des images de cadavres alignés qui était obscène, mais bel et bien l’habillage, le travestissement de l’information par la télévision. Ce renversement est une première qui prouve qu’il ne faut pas désespérer du réel.
Ceci est grave, mais on peut trouver plus grave encore. Le public risque d’attribuer cette tendance au travestissement comme étant inhérente à la télévision. Il risque de s’en détourner et de n’éprouver que du désintérêt à son endroit. Nous risquons de déserter le terrain de la critique et cette vacuité sera propice à l’avènement de ce que Gilles Deleuze appelle dans ses « Pourparlers » « les universaux de la communication ». 5
Un peu plus avant dans son livre, il évoque Primo Levi et « la honte d’être un homme » Cette honte est celle du compromis. Compromis passé par le déporté pour survivre dans le camp de concentration mais aussi celui passé par tout un chacun, et moi en premier, avec ces « universaux de la communication ». Cette honte, «Il arrive que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires: devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant les propos de « bons vivants »… 6
Sans doute est-ce parce que les cinéastes-documentaristes refusent de passer des compromis, d’abord avec le réel, puis avec la télévision, que la part réservée au documentaire dans les grilles de programmes est réduite à la portion congrue. Attirant la vindicte télévisuelle, le cinéaste-documentariste est un être non pas immoral mais bel et bien amoral. Il est sommé de s’expliquer mais il n’y a pas d’Agora pour qu’il puisse le faire. Il est à l’origine (souvent malgré lui) du surgissement du réel, puisqu’il le provoque mais il ne peut être tenu pour responsable si ce qu’il donne à voir et à entendre est insupportable. Il ne fabrique pas le réel. Pour reprendre l’expression de Paul Klee, il rend visible. Incapable d’expliciter lui-même ce qu’il se passe lorsqu’il filme, il prête le flanc à l’accusateur public et est prié d’assumer à notre place le refus de voir la matière brute de la réalité. On lui reproche souvent de ne pas passer de compromis avec le réel, surtout avec les gens qu’ils filment. Je n’en veux pour exemple que le documentaire de Guy Olivier « L’arrière pays » où il lui a été reproché de ne pas avoir d’attitude morale par rapport au protagoniste de son film. La réponse c’est Georges Bataille qui la donne à propos de Manet 7 : Manet sacrifie ses modèles; c’est-à-dire au sens où il les altère, les détruit mais sans les négliger, en les respectant.
Aujourd’hui, la télévision, surtout au niveau de l’information, passe des compromis avec le réel. Les affaires de mises en scène de certains reportages TV en témoignent 8. De fait, elle détruit le téléspectateur en le négligeant. Le jour où ceux qui fabriquent l’information se reconnaîtront responsables devant le public, alors le documentaire occupera la place qui lui revient dans les grilles de programmes des chaînes généralistes. Alors il ne sera plus cantonné (lorsqu’il a la chance d’être diffusé) à survivre sur les canaux marginaux du câble qui risque de devenir, hélas, la banlieue, le ghetto de la télévision.
- J’emprunte ce terme de posture à Guy Olivier.
- Expression de Jean Vigo.
- Se reporter à l’article de Fernand Deligny dans Les Cahiers du Cinéma de février 90.
- La mémoire vaine, A. Finkelkraut, NRF Essais, Ed Gallimard
- Pourparlers, G. Deleuze, Ed. de Minuit, p. 237
- ibid, p. 233
- Manet, Georges Bataille, Ed. Skira, Flammarion, 1983, p. 95
- Voir le reportage « bidon » de Denis Vincenti sur les Cataphiles de Paris.
Publiée dans Documentaires n°2 (page 9, Mars-avril 1991)