Entretiens avec Paul Warren
Françoise Grandcolin
Au cours de ses entretiens, les mots simples et vivants de Pierre Perrault relatant l’accomplissement de son travail de cinéaste tissent la trame de l’autobiographie, dont le motif représente l’individu et l’identité du pays, du Québec face à l’envahissement « statunien anglophone », dans lequel l’un l’autre se vivent, se survivent.
Pierre Perrault utilisera plusieurs supports pour tracer son sillon – les émissions radiophoniques, les textes de théâtre, les articles, ses films, les livres des films et les textes de poésie.
Il n’abandonnera jamais aucun de ces moyens d’expression bien que, depuis deux ans, il n’ait pas réalisé de film.
Dès les premières pages, il rend hommage à Yolande Simard qui par sa parole ou « parlure » jamais négligée l’a renvoyé, de par le lien qui les unit, à envisager sa langue maternelle comme un cadeau de la vie.
Par cette reconnaissance d’amour, il entre dans sa vie à pieds joints.
Il immigre en sa vie, avec le sentiment d’appartenance à une réalité véhiculée « par la parole sans notoriété, quotidienne, instantanée, populaire ».
Cette parole vivante, il l’avait enfouie, négligée, pour parler comme un livre. Pour être à la hauteur d’une espérance et d’un devenir social coupant tout lien d’avec son lit du fleuve que l’on appelle enfance, et, pour citer Jean Grosjean dans son Clausewitz : « L’enfance n’est pas le passé, elle est le présage ».
Il faut bien être de quelque part ! C’est une réalité et à moins de devenir fou on risque au plus près de soi.
« J’aurai fait ma petite part pour dérober un petit pays fragile aux images impériales. »
Ce n’est pas tant d’affirmer une identité que d’être ce que l’on est et d’en avoir connaissance.
Homme courageux, il a pris le risque de tout lâcher (études de droit…), pour aller vers un chemin qui n’était pas tracé.
« Un cheminement qui finit par t’autoriser à frapper à la porte des gens. Une complicité, une réciprocité. C’est pour mieux dire inexplicable. »
Ce fut en premier lieu l’aventure radio : Le chant des hommes (deux cents émissions) et la série radio intitulée Au pays de Neufve-France. Puis la série télévision Au pays de Neufve-France.
Pour en arriver à un premier film en noir et blanc La traverse d’hiver à l’île aux coudres, où il découvre l’image par la parole.
Pierre Perrault a découvert son outil : « Fouiller la parole du monde incarné, la parlure, randonner dans la géographie du fleuve et l’humanité des gens du pays, de Québec à Blanc-Sablon. »
Une démarche intuitive, « Mon intuition précédait ma connaissance », comme celle de certains chercheurs, structurée par la rencontre de personnes suffisamment à l’écoute et curieuses des autres pour lui permettre de se réaliser.
L’ONF (l’Office National du Film) lui a donné la chance de profiter d’une politique d’auteurs. Depuis les années cinquante jusqu’à aujourd’hui, cet organisme lui a permis de réaliser tous ses films.
« Sans l’ONF je n’existerais même pas. Je suis un cinéaste clandestin subventionné. »
Ce livre est une rencontre à deux voix, celle de Pierre Perrault et de Paul Warren (professeur universitaire depuis trente ans à l’enseignement du documentaire).
Entretiens d’abord amorcés à la radio, puis soutenus ensuite durant une semaine dans un chalet, sous forme de conversations qui ont donné douze demi-heures d’émissions radiophoniques; puis enfin le livre écrit par les deux hommes qui garde le ton de la parole orale.
À l’intérieur même des entretiens de nombreuses digressions, nécessaires à une parole qui débat, pour essayer le risque d’une parole libre qui cherche à définir son cinéma, à se définir sous la bannière du mot documentaire.
Au risque pour Paul Warren de trop insister, c’est à lui que revient ce privilège s’il en est de faire bisquer notre homme, essayant de l’impliquer sans cesse vers une réalité théorique. Mais Pierre Perrault est un cinéaste et pas un théoricien. Il a une vraie parole de cinéaste.
La parole étant pour moitié autant à celui qui parle qu’à celui qui écoute, il mêle à sa langue des mots réinventés par lui-même et par la parole poétique, populaire, des gens : comme par exemple le mot caméramage prononcé par un arrimeur de pitournes (bois de pulpe) sur une goélette de rimouski, désignant ainsi son travail de cinéaste.
La caméra lui donne l’occasion d’avoir le plaisir « d’apprendre à vivre en vivant », cela veut dire pour lui et son équipe de s’impliquer en amont du tournage (rencontres, repérages…). Pour Pierre Perrault comme pour ceux qu’ils filment, il existe un avant, un pendant et un après le film qui permet à chacun de trouver sa place. Ce respect pour autrui provoque en retour le respect de l’autre. Pierre Perrault devient acteur et témoin des films qu’il réalise et non l’observateur, le colonisateur.
« J’ai toujours admis ma présence. J’ai même brandi ma complicité. »
La reconnaissance c’est cela, il y a beaucoup de gens qui nous ressemblent, on n’est quand même pas des oiseaux rares !
Chacun de ses films s’est construit autour d’une situation qui rassemblait les hommes et les pensées.
Comme par exemple : la pêche au marsouin dans Pour la suite du monde dont il dit ceci : « Il ne me reste pas beaucoup de mérite sauf celui, peut-être, d’avoir en pleine nuit, songé à rapprocher une parole que je savais superlative d’une action qui pouvait devenir épique… J’ai proposé l’idée de tendre la pêche. Toute une île n’a pas hésité longtemps. Ce qui nous a permis de filmer la parole vécue… Si je n’avais pas eu l’occasion de tendre une pêche à marsouin avec les gens de l’île aux coudres, je ne serais peut-être pas devenu ce que je suis. »
Il existe très peu d’écrits autobiographiques et en français faisant partager l’expérience documentariste, comme dans le « Perrault/Warren », où le lecteur devient partie prenante du dialogue; grâce à ces deux hommes, le lecteur a droit dans le livre à la parole dans la parole, dialogue d’un type de cinéma qui se construit encore aujourd’hui.
Pierre Perrault, cinéaste de la parole, entretiens avec Paul Warren, éditions de l’Hexagone, Montréal, 1996.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 106, 1997)
