Pour une pédagogie de l’image

Expériences et démarches de l'Atelier 89

Jean Brard, Jacques Vigoureux

Pourquoi l’Atelier 89, association qui regroupe des auteurs, des réalisateurs et des artistes de toutes disciplines a-t-il voulu s’orienter vers les problèmes de formation et d’éducation ? Ce n’est évidemment pas pour nous substituer aux enseignants, aux formateurs, aux pédagogues, ni pour imposer une vérité qu’en réalité personne ne connaît. Nous souhaitons seulement mettre notre savoir-faire, notre pratique, nos expériences professionnelles et artistiques au service de ceux qui ont la charge de transmettre le savoir aux enfants.

Pourquoi mettre ce travail en milieu scolaire dans nos priorités, alors que notre activité première est le développement des projets d’auteurs dont nous prenons la charge ? Tout simplement parce que nous défendons la notion d’auteur et que le public est la raison d’être d’un auteur, d’un compositeur, d’un réalisateur, d’une réalisatrice, mais aussi d’un comédien, d’une comédienne. Parce qu’aujourd’hui le flux des images et des sons accompagne la vie quotidienne et modifie les comportements. Et pour résister aux images et aux sons martelés par les chaînes de télévision, il faut donner une éducation qui fournisse au public les outils de la critique, une éducation qui doit commencer dès l’école.

Le siècle dernier fut le siècle de l’apprentissage à l’écrit, à la lecture de l’écrit, le XXIe siècle s’honorerait d’être celui de l’éducation à l’image, à la pratique de ce nouveau langage, une éducation indispensable pour faire face à la puissance des nouveaux moyens de diffusion, pour résister à l’industrialisation intensive des instruments de la culture, pour que survivent nos identités. L’effet de « massification », conséquence de l’apparition de l’industrie dans le secteur culturel, porte en lui tous les dangers qu’entraîne ce changement de nature. Le risque principal est la réduction du public en groupes de consommateurs manipulables par une minorité de professionnels, maîtres d’un code à sens unique. Et la télévision a été le premier outil de culture de masse, le maillon initial du bouleversement culturel, lié au développement, en cours, de l’informatique et du numérique. Ce n’est qu’une étape dans un processus qui bouscule tous les secteurs d’activité, dont nous ne pouvons prévoir l’aboutissement. Tout juste en subissons-nous les premiers effets. Il s’agit désormais de sauvegarder la notion de culture.

Les changements des modes de diffusion, on le sait bien, modifient profondément les rapports avec le public et les formes d’expression. En outre, nous vivons une époque où l’interactivité des différentes disciplines artistiques entre elles est permanente et où la collaboration nécessaire et chaque jour plus étroite entre l’art, l’industrie et l’économie entraîne la pluridisciplinarité. Ces changements profonds doivent trouver leur écho dans l’éducation et la formation des jeunes de façon à leur donner les moyens de jouer pleinement un rôle actif, et non plus captif. Il y a donc modification profonde du développement social, économique et culturel.

Le travail avec le public est par conséquent essentiel. C’est ainsi que l’on pourra modifier certains comportements qui ont été suscités pour créer des réflexes de consommateurs.

Dans une logique marchande, il faut nier la notion de public, c’est-à-dire la notion de choix véritable. Pour l’Atelier 89, deux types d’action doivent être menés en parallèle, le dialogue et l’éducation.

Un dialogue avec le public

Le public de l’audiovisuel, qui n’est pas constitué dans sa majorité de voyeurs et de consommateurs inconditionnels, mais de citoyens ayant leurs exigences et leurs réactions, a le droit aux choix et à la liberté – si ce n’est au devoir – de critique. Pour exercer ce droit et cette liberté, il doit avoir accès à la diversité de la création, en dehors de cette censure larvée de la hiérarchisation arbitraire en « prime time » et en diffusions tardives. La critique, pour être constructive, passe par une initiation et une ré-appropriation des images et de leur langage.

Dès 1967, Guy Debord, dans La Société du Spectacle écrivait : « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. »

Il est donc nécessaire d’engager un dialogue permanent avec le public, de susciter réflexions et débats autour d’œuvres originales, souvent peu diffusées ou mal distribuées, pour des raisons commerciales d’audience. Dans cette perspective l’Atelier 89 a mené plusieurs opérations.

Éducation du public

Dans le même temps, il est nécessaire de mener un travail de formation avec les enseignants et d’éducation avec les enfants qui sont plongés, dès leur plus jeune âge, dans le flux des images télévisuelles. Selon Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique, «avant d’atteindre l’âge de douze ans, un enfant aura vu en France quelques cent mille spots publicitaires qui, subrepticement, vont contribuer à lui faire intérioriser les normes dominantes. Ainsi que les critères consensuels du beau, du bien, du juste et du vrai, c’est-à-dire les quatre valeurs sur lesquelles à tout jamais s’édifie une vision morale et esthétique du monde.»

Pour Jean Brard, secrétaire général de l’Atelier 89, «L’image transmise, les sons marteles par les chaînes de télévision accompagnent les enfants dans leur vie quotidienne depuis leurs toutes premières émotions. Sont-ils dans une situation comparable à celle qui a conditionné les esprits quand les progrès de l’écrit ont peu à peu fait oublier la civilisation orale dont nous sommes tous issus ? Si l’écrit a demandé un lent mûrissement et de nombreuses générations, les images et les sons explosent sous nos yeux en quelques années. » Et il conclut: « C’est par un apprentissage actif, rendu possible par la banalisation des moyens, que l’on peut donner l’envie de maîtriser le flot d’images et de sons dans lequel baignent les enfants avant même d’en être conscients. Ceci est un travail de longue haleine à commencer dès le cycle primaire pour se continuer tout au long du secondaire, et en fait ne jamais se terminer.»

Ce que nous souhaitons apporter a été défini à la suite de nos différentes expériences: «L’approche d’un langage dans lequel les enfants sont immergés quotidiennement, sans autre alternative que l’acceptation passive ou le refus sans contrepartie. Nous savons tous comment ils l’acceptent. Or ce langage est élaboré par des professionnels qui sont et seront longtemps encore très peu nombreux par rapport aux consommateurs – nous aimerions dire citoyens – auxquels ils s’adressent. Il est le seul à mobiliser deux sens à la fois, la vue et l’ouïe, ce qui n’est pas sans conséquences. Il est reçu sans apprentissage, par un public de plus en plus « ciblé », , comme disent les publicitaires, et on voit bien que les enfants de plus en plus jeunes sont désormais au cœur de la cible. évolue sans cesse, au rythme des innovations techniques, mais il n’a pas de grammaire… Par contre, comme toute pratique sociale, il a besoin d’un code admis consciemment ou non par ceux qui le pratiquent et ceux qui le consomment: c’est la condition de son efficacité. C’est donc ce code, c’est cette pratique que nous voudrions mettre progressivement à la portée des jeunes, en restant à leur écoute pour essayer de répondre aux questions qu’ils peuvent se poser, qu’ils sont en droit de se poser.»

Et je voudrais pour terminer livrer à votre réflexion ces lignes de l’écrivain français Bernard Noël : « La culture sera désormais le sens de notre vie, ou rien : un rideau d’illusions.

Mais, cette ouverture survient à une époque où ce n’est pas seulement l’ensemble des valeurs fondatrices qui se retourne, c’est la condition humaine tout entière parce que le progrès technique enlève à l’homme la satisfaction créatrice qu’il tirait jusqu’ici de son travail en tant que producteur et ne lui laisse plus espérer de satisfaction qu’en tant que consommateur.

Ce renversement achève une évolution qui a vu toutes les valeurs devenir marchandises tandis que le travail se vidait de son sens créateur.»

Former, éduquer les enfants, n’est-ce pas tenter de retrouver le sens créateur ? Une manière de participer à la création d’une Europe des citoyens et non plus d’une Europe des consommateurs ?


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