Alain Badiou
Préface à mon texte de juillet 1968
Relisant ce texte écrit en quelque sorte « à chaud », juste après la tempête révolutionnaire de Mai 68, trois choses me frappent. D’abord, que l’analyse, quoique menée dans des catégories parfois un peu vieillies (des découpages de classe assez convenus, une signification quelque peu flottante du mot « idéologie », une évocation datée de la « science » marxiste-léniniste…) n’en est pas moins encore aujourd’hui, lisible et efficace. Elle montre en effet à la fois la consistance du mouvement et les formes de son impasse, les raisons capitales d’être à ses côtés, et celles, préparant l’avenir, qui éclairent ses considérables faiblesses. Ce qui ensuite est très notable, c’est l’ampleur de la régression subjective qui a été organisée entre la fin de l’épisode qu’ouvre mai 68 (vers le milieu des années soixante-dix) et aujourd’hui. Le texte demande avec ironie qui oserait encore dire (en cet été 68) que l’Occident est le rempart des libertés. Hélas ! Aujourd’hui, en cet automne 2008, bien des gens, bien des intellectuels, assumeraient sans hésiter cette stupide déclaration. La troisième chose remarquable, c’est que mesure n’est pas prise de ce qui pourtant s’avèrera être la clef de tout : l’obsolescence du léninisme strict, centré sur la question du Parti. Il est certain que la question de l’organisation, qui seule autorise une unité politique et pratique entre les groupes sociaux disparates, est bien centrale dans les leçons de mai 68. Le pur « mouvement » ne résout aucun des problèmes que par ailleurs il contribue à poser historiquement. Mais dans le texte de 68, le syntagme « parti marxiste-léniniste » fonctionne comme une sorte de Sésame. J’écrirai du reste, peu de temps après, avec quelques amis, une brochure intitulée « Pour un parti marxiste-léniniste de type nouveau ». La formule « de type nouveau » dénote évidemment quelque inquiétude. En réalité, c’est la forme-parti elle-même à laquelle il faut renoncer : la séquence stalinienne a montré son inadéquation aux problèmes pourtant issus de son usage victorieux en 1917 en Russie et en 1949 en Chine. Au demeurant, la Révolution culturelle, mentionnée dans le texte de façon inessentielle, car centrée sur les problèmes du mouvement étudiant, indiquait la limite extrême. Révolte des ouvriers et de la jeunesse intellectuelle contre le Parti, elle s’est échouée sur le Parti même. Mao avait pourtant dit : « On demande où est dans notre pays la bourgeoisie. Eh bien, elle est dans le parti communiste ». C’est bien qu’elle y avait trouvé un abri convenable, la bourgeoisie, et de quoi y forger sa nouvelle puissance, comme le montre la Chine d’aujourd’hui, livrée à une accumulation capitaliste de type XIXe siècle. Il faut relire le grand mouvement de mai 68 à la lumière de ce constat : le « parti de classe » est une formule aussi glorieuse que parvenue à sa saturation. La question des formes nouvelles de la discipline politique émancipatrice est la question centrale du communisme qui vient.
Brouillon d’un commencement
« Les masses sont les véritables héros, alors que nous sommes souvent d’une naïveté ridicule. », Mao Tsé-toung
I
Avant même le début, et figure liée par sa provocation, la contradiction séculaire inhérente à l’Université capitaliste. La France de 1848, la Russie de 1905-1917, la Chine de 1919, l’Amérique Latine, le Japon, ont connu bien avant nous ces masses étudiantes héroïquement dressées contre la dictature bourgeoise. Ailleurs comme au Mexique, les Pères ont su garantir leurs intérêts contre la brutale exigence de Fils, preuve que l’obstacle est fragile : provocations, fusils, sang.
D’une part, l’incorporation croissante de la science aux forces productives exige une élévation globale de la conscience théorique des masses ; corrélativement, la jouissance des biens distribués (loisirs, biens « culturels », objets complexes) suppose une sorte de compréhension des contraintes, l’écoute et la lecture de la publicité, la sensibilité à des incitations fines, etc. ; enfin, la protection politico-sociale de la bourgeoisie repose partiellement sur l’idéologie d’un écart entre les couches moyennes (employés, cadres, agents de maîtrise, fonctionnaires) et le prolétariat : toute unité pratique de ces deux groupes serait mortelle pour le pouvoir de classe du patronat. Or, la conscience de cet écart est véhiculée par la « culture », est soutenue par la pierre angulaire de l’édifice universitaire : l’opposition du travail intellectuel et du travail manuel. Une très large scolarisation différenciée des « couches moyennes » est donc indispensable : on les frottera d’enseignement secondaire, voire supérieur, marque ineffaçable de leur distance, et de leur peur d’être prolétarisées.
D’autre part, il s’agit d’assurer par tous les moyens la domination de l’idéologie bourgeoise ; ou, à défaut, de son tenant-lieu dans les masses populaires : l’idéologie petite-bourgeoise, et social-démocrate. Or cette domination est faite pour une large part d’ignorance organisée. Véhiculée longtemps par les institutions religieuses, elle garantissait, par l’obscurantisme entretenu dans les masses paysannes, cette clef de voûte de la stratégie bourgeoise en France depuis 1794 : l’alliance avec les producteurs ruraux. Aux appareils scolaires laïques est partiellement dévolu le relais urbain de cette tâche, en direction des couches moyennes. Le système d’enseignement est donc l’institution chargée en permanence de surmonter la contradiction suivante : comment élever la conscience théorique de groupes de plus et plus étendus, sans remettre en question la suprématie, fondée sur l’ignorance et la répression intellectuelle, de l’idéologie bourgeoise ?
La réponse a été trouvée dans deux directions :
1. On a sélectionné, autant que faire se pouvait, les élus, par une forme d’enseignement qui laisse jouer à plein les déterminismes familiaux, c’est-à-dire ceux de l’origine de classe ; en même temps, on s’arrangeait pour que les critères d’élection (règles du bien-dire ; maniement du lieu-commun ; structure pseudo-scientifique du « problème » ; rapidité d’exécution — l’examen ponctuel —) soient étroitement liés aux cérémonies spécifiques de l’idéologie bourgeoise, et tout spécialement à la politesse privée.
2. On a séparé, comme deux essences différentes, la pratique théorique « pure » (les sciences) et l’enseignement idéologique (les lettres), en sommant tout un chacun de choisir entre les deux selon de prétendus « dons » que le système se chargeait de détecter. Ce « choix » implique en effet à terme l’asservissement de la science elle-même à l’humanisme vague où se morfond la pensée « libérale ». Nul n’est en général plus aveugle aux pouvoirs critiques de la science qu’un scientifique. Nul n’est mieux préparé par les appareils scolaires à l’esclavage politique que l’« expert » ou l’agent d’une spécialité définie.
Ce système culmine en France dans l’« aristocratisme » des Grandes Écoles scientifiques, mangeoire de la haute bourgeoisie, où la science, sous la forme abâtardie et stéréotypée de la « chiade », caractéristique des classes préparatoires, s’accompagne d’une organisation méticuleuse de la stupidité idéologique.
Cependant ces dispositions protectrices semblent, depuis peu, partout menacées. La raison dominante en est naturellement que le système n’a pu empêcher la constitution de lycées et d’universités de masse : le développement des forces productives l’exige. Dès lors, une large fraction de la petite bourgeoisie progressiste (c’est-à-dire : tentée, du fait de son exclusion du pouvoir, de se lier au prolétariat) a eu accès à l’enseignement supérieur, exerçant sur son académisme servile une pression de plus en plus forte. Le caractère décadent de l’idéologie bourgeoise au stade de la décomposition lente, mais certaine, de l’impérialisme, le vide de ses slogans (qui s’imagine encore, comme il y a seulement quinze ans de larges masses trompées le répétaient, que l’Occident est le rempart de la liberté ?), le terrorisme plat de la nullité, ont été démasqués par les intellectuels révolutionnaires ; la lutte victorieuse du peuple vietnamien a rendu transparente la maxime énoncée par Mao Tsé-toung il y a vingt ans : l’impérialisme, même armé de la bombe atomique, est un tigre en papier.
Sans doute la direction de la principale organisation de classe du prolétariat, le P« c »F, avait-elle sombré dans le révisionnisme et le crétinisme parlementaire : elle était ainsi hors d’état de « prendre en main » la lutte idéologique dans l’université. Mais à distance, la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne montrait l’exceptionnelle force révolutionnaire de la critique idéologique radicale ; rappelait à la rigueur simple du marxisme de lutte des classes ; accordait une place considérable à la révolte étudiante ; démasquait la soumission croissante de la clique révisionniste soviétique au conformisme technico-humaniste, à l’idéologie petite bourgeoise de la « voie pacifique » ; relançait l’exigence du démantèlement des oppositions travail intellectuel / travail manuel et villes / campagnes ; faisait le plus large crédit à la capacité créatrice des masses.
Enfin, le développement foudroyant des « sciences humaines » portait à son comble le désordre. Ces disciplines, on le sait, ne sont que des instruments technico-policiers d’adaptation aux contraintes de la société de classe. Elles parent du prestige de la science diverses mesures compensatoires à la croissance des inégalités de pouvoir (sociologie des « strates sociales ») ; à l’humanité des rapports de travail (sociologie dite industrielle) ; aux exigences autoritaires de la division technique du travail (psychologie de l’apprentissage)… Mais elles venaient contredire la sacro-sainte différence des lettres (humanisme) et des sciences (technique), la liturgie pompeuse destinée à « sauver l’homme » de la menaçante « emprise de la technique » (comprenons : à préserver conjointement le développement des forces productives, la concentration capitaliste et l’idéologie universalisante de l’individu « libre » et du suffrage universel). Les sciences humaines révélaient négativement l’existence, et l’efficace, de disciplines théoriques authentiques, dont elles prétendaient occuper le terrain et refouler la puissance critique : le marxisme et le freudisme. La renaissance de ces deux dernières sciences s’accomplissant hors du cadre de l’université (aucun examen notamment, ne les a jamais impliquées), l’idée d’une université « parallèle », ou « critique », à vrai dire politiquement absurde, mais psychologiquement mobilisatrice, faisait son chemin. À cet égard, et en France, l’importance des séminaires d’Althusser, ou de Lacan, ne saurait être sous-estimée : non pas tant en ce qui concerne leur contenu et le prétendu structuralisme qu’on disait y régner, que par la démonstration pratique qu’ils opéraient du vide ronronnant et de l’obéissance pitoyable où avait sombré l’institution universitaire proprement dite. Un réapprentissage de la violence dogmatique, même vêtue, plus ou moins bien à propos, des haillons de la Science, servait de préparation mentale à l’abrupte exigence des masses. Au demeurant, sans terrorisme théorique, pas de révolution : dix ans et plus de « dialogue » avaient, avant les « structuralistes », enterré cette idée capitale.
L’ensemble conjoncturel ainsi décrit éclaire toutes les révoltes étudiantes dans les pays sous hégémonie capitaliste. Il permet d’indiquer où la surdétermination rend cette révolte proprement dangereuse pour l’ordre social, par le franchissement d’un seuil de violence.
1. Là où des mesures de ségrégation géographique (campus) tentent d’isoler et de réduire l’effet social de la contradiction, au prix d’une exacerbation de son effet interne.
2. Là où sont développées les « sciences humaines », cependant que des enseignants progressistes en propagent, volontairement ou non, la critique.
3. Là où l’université rassemble des masses importantes.
4. Là où le thème de l’unité étudiants / ouvriers possède une signification pratique saisissable.
5. Là où l’administration universitaire est, soit faible par démagogie sans concept, soit faible par autoritarisme sans moyens.
6. Là où des groupes ont pu s’implanter et propager activement des ferments idéologiques révolutionnaires, appuyés sur des initiatives pratiques frappantes et immédiatement efficaces.
Nanterre est ici déployé.
II
La contradiction se développant initialement en milieu petit-bourgeois s’aggrave des aspects « pathologiques » du gaullisme. Ce régime, lié à la tradition nationale du bonapartisme, tend à réaliser une alliance directe de la haute bourgeoisie (qui exerce le pouvoir sans intermédiaire : Pompidou et sa clique) et des classes, ou couches sociales, traditionnellement inorganisées : le paysannat, les parasites de la distribution, la fraction des masses ouvrières que décourage la capitulation communiste, mais qui, sans appui idéologique, sombre dans la spontanéité économiste et le culte de l’autorité de l’État. La revendication « démocratique », l’hostilité au « pouvoir personnel », leitmotive conjoints des sociaux-démocrates et des révisionnistes, tissent la plainte de la petite bourgeoisie exclue du pouvoir : tout en pleurant l’heureuse époque pré-bonapartiste où elle achetait à la bourgeoisie le hochet ministériel au prix fort de l’anticommunisme et de la répression, elle est progressivement poussée, contre son vœu dominant, vers une politique d’alliance avec le prolétariat. Cette alliance, elle ne la conçoit que dans l’ordre, c’est-à-dire sous la forme de tractations bureaucratiques et électorales. Mais enfin, elle s’y résigne. En 1967, de larges masses d’électeurs centristes donnent au second tour leurs voix aux communistes : emblème d’une situation où s’origine, depuis trois ans, la lente et confuse opération Mitterrand.
Ce contexte éclaire l’importance de l’enjeu. L’Éducation Nationale est un bastion historique de la petite bourgeoisie, l’instrument de ses espérances d’ascension sociale : accès à la bourgeoisie d’affaires par l’ascèse mathématique des Grandes Écoles ; accès au prestige politique par les études supérieures de Droits ou de Lettres. La « priorité à l’Éducation Nationale », le fétichisme de l’École, une conception éducative et réformatrice du « progrès social », cimentent la doctrine petite-bourgeoise. Depuis 1958, le système scolaire est le lieu de plus grande résistance au bonapartisme.
La volonté gaulliste de réduire cette résistance en asservissant l’université aux exigences du grand capital, et en démantelant les supports institutionnels (scolaires) de transmission de l’idéologie démocratique, ponctue les débuts de la crise : paupérisation et féminisation des premiers cycles d’enseignement ; parcellisation technocratique du secondaire, par ailleurs livré à la poussée des masses ; sélection draconienne et orientation rigide dans le supérieur. Le Plan Fouchet, dispositif trop clair de cette politique, se heurte dès 1966 à une résistance énergique, ou au dépérissement dans le désordre consenti.
« La crise est mûre » : l’année 1967-68 est chaotique, truffée d’incidents. Les petits groupes révolutionnaires à l’affût se renforcent dans l’élément de la contradiction. Ils contribuent à éviter la fascisation du milieu étudiant, autre issue possible des rancœurs petites bourgeoises. Ils implantent dans les masses, à travers de justes luttes anti-impérialistes, quelques notions dispersées du marxisme-léninisme.
Voici enfin qu’un enchaînement de maladresses (qui relève moins de l’Histoire que de la Chronique) coagule autours de ses fils non plus l’intelligentsia, traditionnellement liée aux étudiants, mais des fractions étendues de la bourgeoisie elle-même, sur le thème judicieux de la répression policière. Consciemment ou non, superbe capacité créatrice des masses, les étudiants ont utilisés toutes les ressources de la contradiction, et principalement celle qui interdit au pouvoir d’aller plus loin dans sa rupture avec la petite bourgeoisie en faisant, par exemple, tirer sur la foule. Il y aurait là « casus belli » des classes, et situation politique très dangereuse. Dans ce cadre, les étudiants se sont battus avec bravoure, contraignant, par des inventions pratiques successives (groupes mobiles assez bien équipés, barricades, insolences calculées) la police à aller « trop loin » dans le « pas trop loin » général que lui impose la conjoncture politique. L’opinion bourgeoise, sa presse, sa radio liguées contre ce « trop loin », le gouvernement doit céder.
Il n’avait, notons-le, rien eu à craindre quelques mois plus tôt, quand les jeunes ouvriers de Caen ou de Redon avaient combattu les flics plus violemment et plus obstinément que ne le firent jamais les groupes du Quartier Latin. Il est donc faux de dire que la seule combativité étudiante a provoqué la crise : la violence, en effet, est payante, mais seulement à la juste place que lui assigne la conjoncture, au point de réversion d’une balance des forces. La crise résulte de ce qu’un détachement avancé de la petite-bourgeoisie (les étudiants) cristallise autour de sa contre-violence la rancœur accumulée, divise la base de classe du pouvoir d’État, et risque à tout instant de provoquer l’intervention d’appui du prolétariat, prompt à saisir le désarroi de son adversaire historique. Inversement, contre les ouvriers de Caen, de Redon, du Mans, le gaullisme bénéficiait, il faut le dire, de l’appui, ou de l’indifférence, des masses petites-bourgeoises, étudiants compris. En mai, la configuration triangulaire, la clef de la lutte des classes, peut changer de signe, et telle est, en son concept la virtualité révolutionnaire.
Cette virtualité concerne, et concernera jusqu’au bout, un mouvement de masse à direction petite-bourgeoise. Le renversement révolutionnaire (non légal) de la forme bonapartiste du pouvoir d’État était en mai une possibilité objective. Mais l’inexistence d’un parti marxiste-léniniste véritable a toujours empêché que le prolétariat puisse prétendre à la direction idéologique et politique de la lutte. De ce fait même, le renversement révolutionnaire du pouvoir bourgeois en tant que tel n’a jamais été possible, ni même indiqué par la conjoncture, sinon, dans la rêverie hypergauchiste, cent fois décrite par Lénine, des petits bourgeois enflammés et bavards. Le mot d’ordre juste était (et demeure) « Vive la révolution démocratique-populaire ». C’est seulement dans le développement ultérieur de la lutte, et par la démonstration pratique de sa force, de sa capacité politique à réaliser le mot d’ordre, que le prolétariat pouvait prétendre s’emparer de la direction du mouvement. Hypothèses, plans sur la comète.
Devant le risque réel, celui qui peut entraîner la chute d’une faction bourgeoise, l’appareil d’État, d’abord, recule. Les conditions particulières de sa retraite la rendent spectaculaire : il y a eu en effet, point essentiel dans une épreuve de force, clarté de l’enjeu : les « trois conditions » de l’UNEF, excellente décision tactique, soutenue sans défaillance, sont celles sur quoi Pompidou capitule. Cette démonstration publique de l’efficacité des méthodes activistes rendra brusquement offensives des thèses, soutenues vainement en milieu ouvrier, depuis des années, par de petites minorités : groupes trotskistes de Voie ouvrière, militants maoïstes de l’UJCML (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes) liés à la production, anarcho-syndicalistes de FO. Aussi bien ces minorités joueront-elles, dans le déclenchement des grèves, à Sud-Aviation, chez Renault, un rôle décisif.
La « victoire » des étudiants et l’occupation consécutive des locaux les place cependant devant des problèmes insolubles : ceux de l’organisation du mouvement, de son ossature idéologique et de sa visée stratégique. À peine unifiée autour du thème négatif et humaniste de la barbarie policière, que le slogan « CRS-SS », vide de tout contenu politique réel, symbolise, et auquel on essaiera de revenir chaque fois que le mouvement s’émiettera (ainsi de la relance tentée autour du livre noir de l’UNEF), la petite bourgeoisie retrouve :
1. Son hostilité à la rigueur prolétarienne du socialisme scientifique.
2. Sa méfiance congénitale à l’endroit des organisations de classe, et même de l’organisation tout court.
3. Son individualisme émotif, oscillant de l’enthousiasme hyperrévolutionnaire à l’abattement le plus noir, en passant par le sentiment, mélancolique et hargneux, de la trahison.
La gesticulation capitularde des pontes de la CGT va dialectiquement nourrir ces inévitables carences, d’autant plus gravement qu’elle leur confère une apparence de justification. On va dès lors assister à la plus étonnante résurrection de ces variantes du socialisme utopique qui, depuis le 19e siècle, compose l’inaltérable humus de la tradition ouvrière et démocratique française, comme son obstacle permanent à l’efficace enfin délivrée du marxisme-léninisme. Entre le réformisme juridique, qui échafaude, hors de toute saisie des rapports de force, d’invraisemblables « autonomies », et le putschisme à la Blanqui, où sous couvert de la guérilla urbaine, on s’imagine abattre l’énorme appareil d’État par l’action dérisoire de quelques groupes casqués et armés de bâtons (leur courage étant hors de question, et singulièrement nouveau), le point d’équilibre s’établit naturellement autour de deux noms, le premier, d’autant plus passé sous silence qu’il est idéologiquement le plus massivement, le plus spontanément présent : Proudhon ; le second soutenu par l’activité du groupe révolutionnaire « marxiste » le plus cohérent, la Jeunesse Communiste Révolutionnaire : Trotski.
Autogestion et décentralisation viennent du premier ; toute-puissance de la grève générale et condamnation sans appel des « bureaucraties » viennent du second. L’idée des « multiples pouvoirs » décompose le thème fondamental de la dictature du prolétariat ; la juste dénonciation des erreurs de Staline sert en fait d’emballage à l’indiscipline individualiste, à l’éclectisme doctrinal et à la confusion permanente de la Révolution et de la Fête.
Par un retournement sans paradoxe, l’idée même de l’organisation, quand elle surgit enfin, est étroite, aristocratique, « avant-gardiste », militaire. Elle ignore les exigences de l’organisation, et de l’armement idéologique, des masses elles-mêmes. L’incertitude caractéristique de la petite-bourgeoisie se retrouve ainsi dans les querelles entre infrabolchevisme de la spontanéité des masses, et l’hyperbolchevisme de l’avant-garde intellectuelle. Seule il est vrai, la prépondérance absolue de la pensée de Mao Tsé-toung concernant les exigences de la ligne de masse pouvait interrompre ce va-et-vient. On n’en était pas là.
L’irruption soudaine de la classe ouvrière se fera ainsi par le travers du vacarme enchanteur des enthousiasmes petits-bourgeois. Nul ne donnera forme et voix à ce formidable ébranlement muet. Les conditions de l’unité pratique ne seront jamais réunies.
Il resterait à dire comment la tempête révolutionnaire fut plutôt un cyclone, virant violemment autour de ce point vide, de ce blanc central, où manquait l’organisation communiste, mais à distance de quoi, et préservant le manque, on trouvait l’énorme et poussive machine des Waldeck-Rochet et des Seguy ; point d’où les militants armés de la pensée de Mao Tsé-toung auraient dû informer et conduire le combat, mais où prétendaient en fait « se trémousser », selon l’excellente formule de Pékin-Information, « les clowns révisionnistes ».
Clowns tristes, clowns blancs. Au moins la marée des drapeaux rouges, exhibant par contraste leur lugubre couleur, les a-t-elle, aux yeux mêmes des larges masses, précipitées, eux et leurs masques en carton, dans les poubelles béantes de l’Histoire.
Juillet 1968
Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 9, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0009, accès libre)