Promesse de voir, désir de savoir

À propos de la série Palettes

Gilles Delavaud

À quelle sorte de documentaires avons-nous affaire avec les films de la collection Palettes, réalisés par Alain Jaubert ? À quoi tient l’intérêt soutenu que, la plupart du temps, ils suscitent ? J’aimerais apporter quelques éléments de réponse à cette question en mettant en évidence certains de ses partis pris de réalisation les plus remarquables, en même temps que les plus constants puisque, après une trentaine de films, ils demeurent significativement inchangés. Je partirai d’un film réalisé en 1989 pour le Musée du Louvre et consacré au Tricheur à l’as de carreau de Georges de La Tour.

Dramatisation / didactisme

Le film, intitulé Le dessous des cartes, commence par un très court prologue qui précède le générique : une rapide succession de détails de visages peints (féminins et masculins) qu’accompagne un échange tout aussi rapide de répliques :

  1. Un nez et une bouche de profil, en très gros plan
    – À qui de faire ?
  2. Nez et bouche de face
    – Couple !
    – J’ouvre !
  3. Cartes de carreaux, tenues dans une main
    – J’y vais !
    – Moi aussi !
  4. Yeux baissés, de trois quarts
    – Quatre !
  5. Yeux de face, regardant vers la gauche
    – Deux cartes !
  6. Œil regardant vers la droite
    – Trois cartes !
  7. Cartes de pique, dans une main
    – Servi, plus dix !
  8. Lèvres de profil (on devine la tête baissée, tournée vers la droite)
    – Je passe !
  9. Lèvres de profil (tête tournée vers la gauche)
    – Dix pour voir !
  10. Lèvres de face
    – Brelan !
  11. Œil regardant vers la droite
    – (Rire)
  12. Il regardant vers la gauche.

Après cette série de douze plans, qui n’a pas duré plus de dix secondes et nous a plongés au cœur d’une partie de cartes, apparaît en très gros plan (dix secondes également), sur le bord inférieur d’un cadre de bois sculpté, une petite plaque gravée portant la mention : « Le tricheur ». En voix over, la citation connue de Pascal : « Quelle vanité que la peinture… »

Rien de déroutant dans cette séquence pré-générique très enlevée, si ce n’est qu’elle fonctionne suivant des principes qui sont à l’opposé de ceux qui vont régler le reste du film : la simulation d’un espace off, le son en contrepoint de l’image, un montage expressif : bref, l’amorce d’une certaine dramatisation.

Tournant le dos à toute dramatisation (que ce soit par le montage, la voix ou la musique), le reste du film – les presque 26 minutes qui suivent – va au contraire s’élaborer essentiellement à partir de la présence d’un commentaire ininterrompu, délibérément didactique. 1

Le sentiment de l’omniprésence du commentaire ne tient pas seulement à l’abondance du texte qui accompagne continûment les images, mais au rôle qu’on lui fait jouer et qui, contrairement à tous les usages, consiste la plupart du temps en un redoublement systématique de l’image par la parole – à moins que ce ne soit l’inverse. Car si ici, comme dans tout film, l’image est nécessairement première (il n’y a pas de film sans images), si donc le son est naturellement perçu comme ajouté à l’image, on n’en a pas moins la conviction que c’est le texte qui gouverne absolument le déroulement du film et qui structure son discours. À tel point qu’on pourrait être tenté de voir dans ce mode de réalisation, si n’intervenaient magistralement d’autres facteurs décisifs, quelque chose comme le degré zéro de l’écriture cinématographique.

Description, énumération

Aussitôt après le générique, deux vues d’ensemble nous révèlent la surface entière du tableau : l’une avec son cadre de bois sculpté (commentaire : « Le Tricheur à l’as de carreau est une toile de 1,06 m de haut sur 1,46 m de large »), l’autre, un peu plus rapprochée, sans le cadre (commentaire : « Elle met en scène autour d’une table de jeu trois joueurs de cartes et une servante »). Puis commence une description extrêmement minutieuse : tandis qu’à l’image se succèdent, le plus souvent cut, des cadrages serrés qui isolent les nombreux détails qui composent la scène, la voix over redouble mécaniquement le découpage visuel, identifiant l’un après l’autre chacun des éléments isolés au fur et à mesure qu’ils apparaissent. Ainsi, en 4 minutes 40 on ne compte pas moins de 68 cadres qui s’enchaînent, au fil de la parole, à un rythme soutenu.

La transcription d’un passage du commentaire de cette séquence donnera une idée de la vitesse et du rythme de l’enchaînement des cadres :
« … Le joueur de droite possède quatre cartes…
… dont une de pique.
La joueuse tient aussi quatre cartes…
… en main.
Le personnage de gauche n’en a que trois.
(Silence)
Il est le seul dont le visage ne soit pas en pleine lumière, il est tourné vers le spectateur.
En sortant un as de carreau de sa ceinture…
… il fait glisser un as de pique. C’est le Tricheur…
… qui donne son titre au tableau. Ses cheveux sont longs, ébouriffés…
… il est vêtu d’un justaucorps de peau souple et claire…
… orné aux épaules d’aiguillettes noires dénouées.
Il porte une ceinture de cuir noir assez large pour contenir des cartes.
Les manches fendues laissent voir une chemise de satin…
… le col est orné de petites broderies rouges à abeille.
Le Tricheur a un peu de barbe au menton.
Près de lui, une servante de profil…
… vient de verser un verre de vin qu’elle tend à la joueuse.
(Silence)
Dans sa main gauche, elle serre le col d’une fiasque…
… protégée par un tressage de rotin.
Elle porte une robe rouge cinabre…
… dont la partie supérieure, très décolletée, est faite d’un tissu bleu-vert foncé.
Sous la robe, une brassière rebrodée ;
au col, un passement à motifs semblables à ceux du Tricheur ;
à son poignet, un élégant bracelet de cornaline… »

[La version imprimée contient des reproductions du tableau.]

Il s’agit là, diraient les linguistes, de « la description dans sa forme extrême : l’énumération » 2. Mais il est clair que cette énumération est d’abord le fait du commentaire, et que c’est le découpage verbal (l’identification méthodique par la voix over des différents éléments du tableau considérés un à un) qui détermine le découpage visuel : c’est donc l’image qui redouble la parole, plutôt que l’inverse. On pourrait très bien imaginer, en effet, le même commentaire accompagnant un tout autre découpage du tableau qui conserverait aux images une relative autonomie : des plans plus longs, cadrés plus large, et contenant chacun non pas un mais plusieurs des éléments dont la voix over a entrepris l’inventaire. À la limite, cette longue énumération de détails pourrait même se dérouler en face d’un unique et long plan d’ensemble du tableau, le regard du spectateur se laissant porter et guider par ce qui lui serait successivement désigné. Le parti pris est ici à l’opposé : la parole ne se contente pas d’orienter le regard dans l’image, elle ordonne la succession des cadres.

Privée de la bande son (on peut en faire l’expérience), la bande image apparaît étrangement déstructurée. Les plans se suivent et s’accumulent d’une manière presque aléatoire, sans rien qui les tienne (même si la précision et la fixité des cadrages confèrent incontestablement à chaque plan une certaine tenue), et sans rien qui en mesure la durée : les plans larges ne durent pas plus que les plans serrés. Il arrive bien qu’une vue d’ensemble vienne rompre la longue série des détails, mais cette sorte de scansion, trop irrégulière, ne saurait être perçue comme un principe d’organisation de la succession des plans.

Hard et soft

Comment la parole descriptive opère-t-elle ? Elle est assertive et elle tranche. Elle découpe méthodiquement le tableau, prélève un détail après l’autre, et à tout instant produit la preuve de ce qu’elle avance. Contrairement aux pratiques habituelles dans le film sur l’art, la réalisation ne cherche pas à préserver à tout prix l’impression que la parole est seconde par rapport à l’image : par exemple en laissant périodiquement au spectateur le loisir de contempler la peinture un instant en silence, ou en lui laissant la liberté de chercher lui-même dans une image un peu trop grande le point d’application de la parole. Bien au contraire, puisqu’aussi bien le spectateur sait que le tableau préexiste au film, la réalisation ne craint pas d’assujettir l’image du film à la parole. Tout se passe comme si le commentaire, au lieu de simplement guider le regard du spectateur, commandait directement et sans délai la main de l’opérateur.

La voix du commentateur, en revanche (celle du comédien Marcel Cuvelier), est aussi peu tranchante que possible. De là, sans doute, la force de captation de la séquence et de l’ensemble du film. Toute l’autorité qui s’en dégage – son côté assertif, tranchant – est effet du découpage et du montage : le tranchant réside dans le caractère incisif du cadrage qui isole les détails, dans la brièveté des plans, dans les enchaînements cut, dans la stricte conformation de l’image à la parole, dans le parfait accord – le synchronisme – du mot et de la chose. À ces choix plutôt hard du côté de l’image, répond un ton de voix on ne peut plus soft. La diction est tranquille, égale, régulière ; le phrasé est lisse, moelleux. Le commentateur n’a rien à prouver et ne veut rien imposer. On ne décèle aucune intention dans sa manière de s’adresser familièrement à nous comme s’il se parlait à lui-même. Il énonce simplement ce qu’il sait de ce qu’il voit, dans une même soumission au visible et à la langue. Il a seulement le souci de la précision et la politesse de bien dire. Il parle rapidement, sans s’appesantir – il passe. On voit que le parti pris du réalisateur consiste à jouer sur deux tableaux : d’un côté l’image (l’image peinte) est première, et le commentaire intervient, logiquement dans un second temps, sur cette image ; mais de l’autre, le film tire de cette première image un grand nombre d’images secondes (les images de la série en droit infinie des fragments filmés) qui viennent en retour seconder, soutenir, illustrer le commentaire. C’est grâce à cette sorte de mouvement dialectique, d’oscillation – où la parole et l’image, avançant du même pas, ne cessent de se prêter mutuellement main forte – que le commentaire échappe à l’impression de lourdeur qu’il produit presque toujours dans les films documentaires lorsque, pour les besoins de la description ou de l’explication, il s’impose d’autorité à l’image.

Ce que j’appelle le synchronisme du défilement – la rigoureuse simultanéité du dit et du montré – a ici une importance décisive : il tend à masquer le fait que c’est la parole qui commande à l’image, au profit d’une sorte de co-présence presque magique, d’adéquation indiscutable, de l’une à l’autre. D’un point de vue purement perceptif, on peut voir dans l’effet d’entraînement produit par ce déroulement régulier de deux suites synchrones (parole et image surgissant toujours impeccablement en même temps) la première raison du plaisir immédiat que ressent le spectateur qui consent à se couler dans le mouvement.

Ensuite, tirant parti du fait que dans une image il y a potentiellement une infinité d’images, le film additionne les détails et s’en tient aussi fermement que possible à ce principe : rien n’est dit (décrit, expliqué, évoqué) qui ne soit simultanément montré ; il garantit ainsi au spectateur, au fur et à mesure que le film avance, qu’il y a toujours plus à voir.

(À suivre)


  1. Même si l’on perçoit de temps à autre, comme en filigrane, un accompagnement musical et quelques bribes de conversation évoquant une atmosphère de jeu, il ne s’agit plus de dramatisation, mais d’une simple ambiance sonore qui ne dote l’image d’aucune profondeur, et n’anime aucun hors-champ.
  2. L’expression est de J.-M. Adam et A. Petitjean, Le Texte descriptif, Nathan, 1989, p. 120.

Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 34, 3e trimestre 1996)