Pulsations des jours de guerre

À propos de « Les Joints de mines sont plus étanches que les chambres à air de nos vélos »

Simone Vannier

Nous sommes à Cheang Mean, un village à trois cents kilomètres de Phnom Penh, en 1993, quinze mois après les accords de Paris entre le Cambodge et les Khmers rouges. Un lendemain de guerre qui n’est pas encore la paix. Canons et mitraillettes sont toujours à leur poste. Des soldats sont embusqués dans la forêt. L’ennemi n’est plus là mais la guerre continue ses ravages: la famine sévit, les mines laissées par les Khmers explosent. La menace d’une attaque pèse toujours sur le village: au loin, le bruit des bombes.

Face à cette tragédie, Isabelle Guignaux choisit de simplement regarder les habitants de Cheng Mean vivre. Elle prend le temps de les regarder, sans chercher l’effet ou l’événement. Elle les écoute parler de leurs exils successifs, des morts que compte chaque famille. Et de son regard naissent des paroles justes.

Épousant le rythme de leurs gestes quotidiens, observant leurs efforts obstinés pour survivre, elle suit la pulsation des jours.

Elle rend compte à sa manière de la réalité qui est sous ses yeux: une manière à l’opposé du cinéma direct: une imprégnation lente, subtile du réel qui en est une reconstruction poétique et qui donne toute sa force à l’image. Rien n’est souligné et tout es dit sur les horreurs de la guerre.

Un pêcheur entre dans la rivière et sort de l’eau son filet. Il s’assoit sur la berge pour vider sa botte et retire en même temps sa prothèse. Une mine lui a arraché sa jambe. Il ne peut plus cultiver son champ. Il lui reste la pêche. Le film, dans son mode de narration pudique, linéaire, traduit parfaitement le désespoir souriant, paisible avec lequel ces paysans acceptent leurs drames: leur soumission à l’ordre des choses.

Ce discours filmique sensible, aux antipodes du regard vide et bavard des reportages de guerre – ou d’après-guerre – dont la télévision est coutumière, nous fait partager le sort de ce peuple digne et courageux qui reconstruit à mains nues un pays dévasté.

Quand nous voyons des enfants insouciants jouer sur une aire écartée du village, nous prenons peur. Nous redoutons la mine traîtresse qui peut-être va exploser. Ces mines aux joints étanches dont le sol est truffé et qui rendent difficiles les travaux et les jours. Çà et là, au cours du film, nous en avons vu les effets: des hommes mutilés, une vache ramenée blessée des champs après un labour.

Nous percevons l’angoisse des survivants face à ce danger insaisissable, permanent, leur hantise d’une reprise des combats, et leur amour de la vie face à l’omniprésence de la mort, magnifiquement exprimé par la séquence de l’accouchement où toute la famille fervente, assiste la jeune mère.

Isabelle Guignaux, en documentariste de talent, trouve d’emblée, dès son premier long métrage, la bonne distance pour filmer le réel. Saluons l’arrivée sur nos écrans d’une nouvelle cinéaste à suivre attentivement.


Les joints de mines sont plus étanches que les chambres à air de nos vélos de Isabelle Guignaux, au programme de Documentaire sur Grand Écran, automne 1994



Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 138, 3e trimestre 1994)