Quelle économie pour quelle indépendance ?

Deuxième tour de table : Est-ce que « indépendant » veut dire « militant » ?

Michael Hoare

Cette retranscription est publiée ici en huit articles et un manifeste.

  • Présentation de la rencontre
  • Premier tour de table : Dans quel sens circule le désir ?
  • Deuxième tour de table : Est-ce que « indépendant » veut dire « militant » ?
  • Troisième tour de table : Documentaire d’auteur et télévision, deux logiques qui se séparent ?
  • Quatrième tour de table : Fascisation, culture unique et la place du cinéma ?
  • Cinquième tour de table : 800 000 ou plus, et 200 000 ou moins…
  • Sixième tour de table : Au cœur de l’affaire, service public et État ?
  • Septième tour de table : vers un manifeste qui parlera aussi des Assedic ?
  • Manifeste : Le documentaire en douze points

Intervenant du public : Je suis simplement public ou cinéphile, si vous voulez. Je voudrais faire un rappel historique des années 1968-70 que Jean-Patrick Lebel connaît bien. A l’époque, pour être indépendant, des groupes de vidéo militante se sont formés, et des groupes de cinéma indépendant comme Dziga Vertov ou UPCB. Cela répondait aux mêmes raisonnements que maintenant – justement le besoin de faire des productions indépendantes par rapport au système. Et j’ai envie de savoir justement pourquoi ça ne peut pas se refaire maintenant. N’y a-t-il pas de gens qui pensent faire ce genre de système?

Jean-Patrick Lebel : Personnellement, je pense que les conditions politiques ont beaucoup changé. Lorsque tous ces groupes sont nés à la fin des années soixante, au début des années soixante-dix, ce n’était pas seulement dans l’idée d’un cinéma indépendant. Il y avait aussi l’idée d’une action politique par l’intermédiaire de l’image, d’une transformation de la société par l’usage du cinéma et de la vidéo qui effectivement à ce moment-là naissait et paraissait une technique légère pouvant circuler plus facilement. Alors que le système cinématographique de distribution de films était paradoxalement bloqué. Aujourd’hui, l’état de la société n’est plus du tout le même. Comme le disait Serge, ou Jacques Bidou, il y avait à la télévision dans les années soixante et avant, à l’intérieur du service public intégré, une production documentaire importante pour les gens, c’était pour le public, pour la population française, c’était la télévision.

Or ensuite, c’est vrai qu’il y a eu tout un mouvement de naissance de documentaires indépendants et c’est vrai aussi que depuis une dizaine d’années on n’a jamais produit autant de documentaires en France. Et ces documentaires ne paraissent pas seulement comme de la télévision.

Il y a un mouvement qui tend à ce que le documentaire retrouve son identité dans le cinéma. Parce que le documentaire, un, est en prise sur le réel, et deux, par rapport à la fiction dite lourde – c’est le mot qu’ils emploient à la télévision – ou la fiction de long métrage de cinéma -, demande des moyens beaucoup moins importants et permet des initiatives individuelles ou de groupe qui sont de moins en moins le cas dans la fiction.

Par ailleurs, il existe un réseau de salles publiques qui fait que ce cinéma-là commence à avoir un public, compte tenu aussi peut-être d’un certain désintérêt par rapport à la télévision, ou par rapport à l’état du cinéma de fiction en France. Il y a une demande pour ces films-là dans des salles de cinéma quel que soit le format dans lesquels ils ont été produits.

Patrice de Boosere : Je viens de Lille, et je voudrais dire, à la personne qui a parlé du cinéma militant, qu’il y a encore des groupes qui travaillent dans les quartiers et sur le terrain social. Je viens en l’occurrence par rapport à ça. Sur Lille, on est trois ou quatre collectifs de jeunes réalisateurs à travailler sur le terrain social. Mais une des grandes difficultés qu’on rencontre, c’est de dépasser ce niveau-là. D’une part, on n’est pas sur Paris, donc on a beaucoup de mal à faire émerger des projets, et à leur donner une dimension de production et de diffusion plus large. Pour nous, l’accès à la télé nationale, ou même régionale, c’est quasiment impossible. Et en même temps, on travaille de manière militante. Pour l’instant on ne vit que très partiellement de ce qu’on fait. Je suis venu aujourd’hui pour représenter ces différents collectifs de la région, et c’est vrai qu’on galère parce qu’on a du mal à accéder à un mode de production correct. Dans toute la France, il y a plein de groupes qui font du travail dans différents lieux. A titre d’expérience, on a quand même réussi à faire aboutir une production avec Arte mais après deux ans de travail sur le terrain, sans aucun financement. Lorsqu’on a un projet, on est obligé de tourner, puis de chercher un producteur pour ensuite trouvers un diffuseur. Je crois que c’est une démarche qui n’est pas trop prise en compte dans le milieu de la production professionnelle. Voilà. Nous existons.

René Vauthier : Je voudrais répondre directement à Monsieur parce que je crois qu’il a raison de dire que sur Lille il y a des groupes qui se sont constitués, qui travaillent, et qui ont réussi à faire une structure de diffusion permettant de faire connaître ce qu’ils font. J’étais très surpris, un jour, qu’on me demande si j’acceptais que le prix du meilleur film sur le travail du Festival de l’Acharnière porte le nom de René Vauthier. Je crois qu’ils avaient pensé que j’étais mort et que ça devenait moins dangereux. Mais enfin, tous les ans effectivement, je vais remettre le prix qui, cette année, a été donné à ce film dont le gars parlait tout à l’heure, et qui, effectivement est passé sur Arte.

Précisons d’abord qu’il y avait à l’époque une façon de se battre qui était différente et qui a sombré en 1981. C’est-à-dire, pour la plupart d’entre nous, on s’est dit: ça y est, on va avoir la télé, on va avoir la possibilité de s’exprimer par la télé. Nous avions à l’UPCB trois cents points de projection. On savait, quand un film était fait, que le film passerait dans 300 points de projection, plus les quelques points de projection d’appoint que nous amenait Jaques Bidou à l’époque avec sa société de distribution, mais là aussi avec Unicité, c’était un appoint. On ne se basait pas du tout sur la diffusion Unicité.

Jacques sait très bien que quand on lui amenait un film, il ne lui serait pas venu à l’idée de couper quoi que ce soit dedans. Parce que de toute façon, on ne l’aurait pas fait. Il l’a fait une fois mais je ne l’ai su qu’après. C’était dans Marée noire et colère rouge, il a coupé la phrase où les paysans bretons disaient en parlant de bombardements sur l’Amoco Cadiz : « Ah, ils l’ont encore raté, ils l’ont encore raté. On est bien défendu, ils rateraient une vache dans un couloir ». Je ne sais pas pourquoi il a coupé cette phrase-là. Il a dit que le film faisait une heure trois, il fallait couper trois minutes et c’était ça exactement.

Je veux dire qu’on avait effectivement des contacts avec les gens, et que maintenant il y a des choses qui se retrouvent dans toutes les régions avec lesquelles on a travaillé, parce que le départ était pour nous la région. Or il se trouve que j’étais la semaine dernière à un colloque sur la production regroupant les producteurs et réalisateurs en Bretagne.

Il y a un gars qui est venu nous dire : « On a suivi des stages EAVE, et c’est très important pour un jeune producteur de suivre ce genre de stage parce qu’on apprend comment se comporter. Oui, ce sont des stages européens de formation, et on nous apprend comment nous comporter vis-à-vis des chaînes de télévision. Parce qu’il ne faut pas croire que devant les chaînes de télévision, on peut se présenter n’importe comment. La première chose qu’ils vous demandent en général c’est : est-ce que vous êtes sûr que le réalisateur que vous avez est celui qui convient? Parce qu’on en a quelques autres qui pourraient… » Bon.

Et moi, je dis : « Alors vous répondez : allez vous faire voir, non? » « Non, non, on apprend à discuter avec les gens sur ce plan-là. » Jacques le disait tout à l’heure : « Avec ARTE, on va discuter pendant neuf mois ». Si je mets Jacques dans le coup, c’est parce que quand j’ai dit: « mais comment pouvez-vous accepter une formation de ce genre? », il nous a répondu: « mais, c’est des gens qui sont très à gauche qui le font; on a eu Jacques Bidou comme formateur » (rires)

Heureusement, il existe encore des films faits avec les vieilles méthodes.

Quand je fais un film sur le nucléaire, une cassette qui s’appelle Hirochirac, je sais qu’il y a cinq cents personnes qui vont l’acheter. Mais en même temps, puisque tu parlais tout à l’heure de l’UPCB, lorsque je raconte que tout ce que nous avons fait à l’UPCB, tous les films que nous avons faits, tous les droits de diffusion, y compris Avoir vingt ans dans les Aurès, Quand tu disais, Valéry…

Quand les femmes ont appris la colère, ont été achetés par le secte Moon et le Front National, personne ne me prend au sérieux. Pourtant, ça passe en jugement le 20 novembre. Ce sont les avocats de la SCAM qui nous défendent.

Je crois qu’il y a simplement à l’heure actuelle une rupture complète entre les gens qui essaient de travailler encore avec la télévision, et puis d’autres qui travaillent effectivement ici. On est à quelque distance de Bobigny. Et il y a des jeunes qui passent au mois de décembre devant le tribunal de Bobigny. Ils ont été arrêtés parce qu’ils tournaient un hold-up. Pour tourner un hold-up, ils avaient besoin d’armes. Et ils ont pris des armes, comme ils disent, qui sont claires. Eux le sont moins, sur le plan de la peau du moins. Alors du coup, ça a tout de suite attiré l’attention de la police. Je crois qu’on n’a pas réussi à retrouver le contact entre des gens qui ont des choses à dire et qui essaient de le dire par la vidéo, et nous.

Un petit détail, pour marquer quand même qu’il faut être optimiste. J’ai dans ma poche deux papiers. D’une part ma citation à comparaître pour le tournage d’Afrique 50 en 1950 devant le tribunal de Bobo Diolasso. Ça date de 1950. J’avais violé un décret Pierre Laval, ministre des colonies 1934, en tournant sans autorisation du gouverneur, et j’avais été poursuivi par le ministre des colonies de l’époque qui s’appelait François Mitterrand. En 1950, le film avait été saisi, et apparemment détruit. Et puis maintenant en 1996, je reçois une lettre du Ministre des Affaires Étrangères disant qu’on remet à ma disposition une copie du film Afrique 50. On m’invite à aller la chercher après projection au « Cinéma du Réel ». La copie est remise à ma disposition, avec félicitations. Elle a été utilisée depuis six ans dans plus de cinquante pays parce que, sous l’égide du Ministre des Affaires Étrangères, une commission a estimé qu’il était utile pour le prestige de la France que l’on puisse montrer par ce film que dès 1950 il y avait un sentiment anticolonialiste prononce dans ce pays. Voilà. Ceci pour dire qu’il ne faut pas désespérer, même quand ce que vous faites maintenant ne passe pas directement, ça reste quelque part. Le problème est encore de trouver les moyens face à une télévision qui est à mon sens au service du pouvoir et au service de l’argent, d’essayer de faire quelque chose, avec de petits moyens, qui permet peut-être de contrecarrer ces forces-là. Il y a encore des gens qui le font. Simplement, ils ne sont peut-être pas à la tribune.

Jean-Patrick Lebel : Merci, René, de votre intervention. C’est sûr qu’il y a des gens qui filment « à tout prix ». Pas forcément de manière militante ou politique, pourtant beaucoup plus qu’avant, ne serait-ce que parce qu’il y a plus de moyens légers de filmer. Je crois aussi que c’est un des éléments du débat. À quel moment faut-il absolument filmer à tout prix? Quand on ne peut pas faire autrement, et quand le désir est suffisamment fort. Mais est-ce que qu’il faut pour autant baisser les bras sur l’organisation de la télévision, de l’industrie du cinéma? Je crois que les problèmes sont liés, mais ce sont des champs d’intervention qui peuvent concerner les mêmes personnes, mais pas au même moment.

Emmanuel Laurent : Il y a un pays où le terme cinéma indépendant a un sens économique fort, c’est les États-Unis. Les indépendants ne bénéficient d’aucun système de soutien, et leur réponse à ça, c’est effectivement le Hi8. I y a une production documentaire, considérable, énorme, en Hi8, et qui trouve un public dans des festivals comme Sundance. Cela a créé un engouement autour d’un cinéma indépendant sur le plan économique, et qui s’est développé tout à fait à la marge des systèmes économiques dominants ou des télévisions.

Frédéric Goldbronn : Je pense que le documentaire militant repose sur une démarche collective, alors que s’il s’agit de filmer à tout prix quand on est dans une logique d’auteur, on a tendance à devoir se débrouiller seul. À partir du moment où on considère que la réalisation est un acte individuel, on est obligé de se rendre compte qu’un film ne peut pas se faire seul, ça repose sur l’énergie et les contributions de pas mal de personnes finalement. On se trouve confronté à ce problème-là. Avec quelle économie peut-on faire ces films-là ? Et dans ce cas-là, si on filme sans argent, quels autres moyens peut-on rassembler en dehors d’un circuit militant?


Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 132, 1997)