Quelle économie pour quelle indépendance ?

Troisième tour de table : Documentaire d'auteur et télévision, deux logiques qui se séparent ?

Michael Hoare

Cette retranscription est publiée ici en huit articles et un manifeste.

  • Présentation de la rencontre
  • Premier tour de table : Dans quel sens circule le désir ?
  • Deuxième tour de table : Est-ce que « indépendant » veut dire « militant » ?
  • Troisième tour de table : Documentaire d’auteur et télévision, deux logiques qui se séparent ?
  • Quatrième tour de table : Fascisation, culture unique et la place du cinéma ?
  • Cinquième tour de table : 800 000 ou plus, et 200 000 ou moins…
  • Sixième tour de table : Au cœur de l’affaire, service public et État ?
  • Septième tour de table : vers un manifeste qui parlera aussi des Assedic ?
  • Manifeste : Le documentaire en douze points

Denis Freyd : Je crois que le problème de savoir s’il faut investir la télévision ou pas est quand même crucial. La télévision est devenue un tel lieu central en termes d’information et de formation de la pensée qu’il est extrêmement difficile de se battre à côté, d’autant plus difficile qu’on parle des mêmes choses. Si c’était effectivement purement une télévision de distraction, de variétés, on se dirait : très bien, tant pis, c’est un moyen dominant et nous on va traiter de sujets socio-politiques de façon militante avec une exploitation parallèle. Le problème, c’est qu’on parle des mêmes choses, et que si on ne fait pas entendre notre voix sur le même support, si on n’arrive pas à en parler différemment, on n’existe pas. Parce que, bien évidemment, ce sont les mêmes sujets mais avec des points de vue et une forme radicalement différents.

Par rapport à ce que disait Jacques tout à l’heure, il est extrêmement frappant comment une fois de plus l’économie gagne sur le politique. La plupart des soi-disant indépendants se sont mis dans une économie qui est recaptée par les plus gros. Il n’y a pas tant que ça de gens encore prêts à faire un travail au niveau de la liberté de la pensée, à donner la parole à des auteurs qui ont un regard singulier sur le monde.

On peut prendre exemple sur ce qui s’est passé dans un pays comme l’Italie où le documentaire a totalement déserté les chaînes de télévision, où des groupes se reconstituent autour de gens comme Nanni Moretti ou Daniele Segre qui essaient de faire exister un cinéma militant différent, et c’est vraiment le combat du pot de terre contre le pot de fer. Il n’y a plus de documentaire du tout à la RAI. Il n’y a plus d’éducation des gens à ce niveau-là, il n’y a plus l’habitude. Et je pense qu’il ne faut, en aucun cas, que nous cédions là-dessus.

Face à une chaîne privée, on n’a rien à dire. On n’est d’aucun poids. Ils sont là pour faire de l’argent, ils font des actes de commerce. Face au service public, il faut non seulement tout faire pour le maintenir, mais en plus il faut arriver à faire entendre la différence de vos voix sur les chaînes de service public, et ce n’est en aucun cas un problème économique. Le problème n’est pas l’argent, le problème est l’accès à la grille de programmes.

Je peux vous dire ce dont on parle. On parle de redonner à l’INA une véritable autonomie comme ils avaient au temps où ils avaient des programmes spécifiques, il s’agit de vingt millions par an. Quand on parle d’une case ouverte à des auteurs sur France 3, on parle de trente millions par an. Le service public vient de confesser qu’il a gaspillé quatre cent millions dans un contrat d’animateur-producteur. Ils auraient pu pendant dix ans laisser une case hebdomadaire aux auteurs. Ce n’est absolument pas un problème d’argent. Donc il faut sérieusement s’intéresser au blocage qui fait qu’on n’arrive pas a proposer ce regard différent sur le monde actuel.

Denis Gheerbrant : Il y a quelque chose qu’on n’arrive pas à dire, mais qui parcourt tout ce qu’ont dit les uns et les autres. Si c’est de l’argent public dont il s’agit, si c’est de service public dont il s’agit, c’est que la question est politique. Donc posons-la aussi au niveau où elle se pose. Arrêtons de croire que la politique se pose dehors, dedans, etc… Elle se situe partout, la politique, ou alors je n’ai rien compris. Et je ne vois pas par quel phénomène d’autocensure nous ne pourrions pas poser ce problème à ce niveau-là, tout simplement en disant: est-ce qu’on a besoin d’œuvres? Parce que la question se pose à ce niveau. Il y a une chose qui m’inquiète, c’est de voir qu’à la télévision, les téléfilms ont plus de succès que les films. Est-ce que les produits aux normes seraient plus demandés que des œuvres?

C’est à ce niveau-là qu’il faut défendre le droit à une expression qui ne soit pas une expression pour s’exprimer nous, mais une expression de quelque chose dont nous sommes porteurs. Il s’agit d’un désir, d’un certain nombre de choses dont nous sommes porteurs parce qu’il y a un certain nombre de gens pour les écouter. Que nous traduisons dans nos individualités un besoin. Et effectivement de faire reconnaître que ce besoin n’est pas un besoin quantifiable, marchandisable.

Intervenant : Je crois qu’il y a quand même un lien entre la politique et l’économique comme il n’y en a jamais eu. Il est clair par exemple que la situation budgétaire du service public l’année prochaine va se répercuter très violemment sur la nature des programmes qu’on pourra proposer. Et l’étroitesse des lignes éditoriales dont on parlait tout à l’heure et dont on souffre tous va encore s’accentuer. Parce que c’est un cercle absolument infernal. Moins d’argent public nécessite plus de publicité, d’ailleurs dans des proportions absolument irréalistes.

Je ne vois pas comment le marché publicitaire, à moins de mettre la presse et d’autres complètement à plat, va pouvoir apporter ce que l’argent public n’apporte pas. Ça voudra donc dire qu’il y aura encore une restriction très forte sur les contenus. Et une banalisation et une normalisation.

Je crois qu’il faut se battre sur le budget de l’État et sur ces budgets des chaînes publiques. Tu parlais tout à l’heure, Serge, d’argent public, mais c’est abusif de dire que l’argent du CNC est de l’argent public. L’argent du CNC est pour partie l’argent public dans la mesure où, pour partie, les chaînes publiques sont financées par de l’argent public. Mais l’argent du CNC, c’est l’argent de la profession, je suis désolé.

Et c’est là où ça devient absolument pervers si on se réfère au système que le CNC avait mis en place au début des années 80, qui était un système d’aide à la création où effectivement le critère n’était pas celui de la diffusion, mais celui de l’originalité et de la qualité. Je ne sais pas si vous vous souvenez de cette période. Au début des années 80, il n’y avait pas nécessité d’avoir un diffuseur pour pouvoir bénéficier de l’argent venant, à ce moment-là, du Ministère, plus directement. Ensuite, on est venu à ce système d’argent drainé par les chaînes et qui est mis à la disposition du CNC au moment de la diffusion, et ça devient un argent professionnel entraînant la nécessité d’avoir un diffuseur, sinon on n’y a pas accès. Ce n’est pas véritablement de l’argent public. C’est de l’argent professionnel et on nous coince encore là-dessus.

Serge Lalou : Je pense qu’on sera d’accord sur la nature de ce combat politique. C’est la façon de le mener qui est en jeu. Je crois qu’il y a quelqu’un dans la salle qui a travaillé sur l’indépendance, Emmanuel Giraud, et qui a confronté un certain nombre de gens, notamment des producteurs qui détiennent la puissance financière, avec cette question. La réponse était très claire. Il s’agit de tellement peu d’argent. Leur réponse était de séparer les deux systèmes. Organisons des lieux où pourront être diffusés ces films tranquillement, au Centre Pompidou par exemple, ou au Louvre, dans deux ou trois salles. Faisons en sorte qu’ils aient un petit système de production pour que les films puissent se faire et qu’ils puissent jouer entre eux, et ils ne dérangeront personne.

Je crois qu’en matière de télévision, on peut vite en arriver là. Donc, la question est d’investir partout et non pas de passer à un système extrêmement protectionniste où on protège des zones qui nous sont dédiées et qu’on répartit entre nous. L’enjeu politique est là. Aujourd’hui, on investit parfois mieux qu’on ne le faisait avant. Prenons le cinéma, prenons les long métrages documentaires au cinéma. C’est très marginal. Mais ce qui est très marginal, d’abord avant d’entrer sur ce terrain-là, c’est la production documentaire. Elle est très récente, et pourtant elle est en développement. Elle se structure. Ça veut dire qu’elle est quand même mieux armée qu’elle ne l’était il y a cinq, sept, huit ans. Il y a plus de gens. Il y a de jeunes producteurs qui commencent et qui se développent.

Quel mécanisme de développement? Il n’y a pas un mécanisme unique de développement. Il y a évidemment tous ces freins. Mais simplement, par notre nombre croissant, par le fait de maintenir une certaine dose de protectionnisme d’un côté et une augmentation à la fois du volume et de la qualité, il y a des espaces qui sont pris. Et en matière du cinéma, il y a des films sur les écrans comme il n’y avait pas il y a 5, 6 ans, même si le mouvement est encore tout petit. C’est évidemment à préserver. C’est évidemment très attaqué. Mais personnellement, je n’aimerais pas que la prochaine fois que je sors un documentaire de long métrage en salle, on me dise : d’accord, le circuit salles c’est le Centre Pompidou, telle maison de la culture et un cinéma d’art dont la salle est dédiée spécifiquement au cinéma documentaire. Je crois que là, on aura tout perdu. Et à partir de là, la fin est très proche.

Jean-Patrick Lebel : Je crois qu’il ne faut pas opposer les choses. Je crois que Serge, tu as raison. Déjà, tout à l’heure, tu avais développé l’idée de la multiplicité des stratégies. Je crois qu’effectivement, mieux on connaît le système, plus on a de chances de pouvoir l’investir, le pervertir, faire des choses à l’intérieur. Je crois que les fameuses stages dont parlait René Vautier tout à l’heure peuvent servir aussi à ça.

Je crois que ce n’est pas contradictoire avec l’idée qu’il faut absolument maintenir et si possible développer un service public, une télévision qui obéit à une autre logique. Je crois que et l’un et l’autre sont des actions qu’il faut essayer de mener si possible collectivement et dans l’unité. J’ai connu ce genre de débat dans le cinéma dans les années 70, par rapport à la défense de l’avance sur recettes. Le cinéma militant, les groupes indépendants s’y sont opposés. L’expérience prouve que si le cinéma industriel moyen français a disparu, je parle de la fiction, pas du documentaire, en fait au profit du téléfilm, il y a tout une possibilité pour des films indépendants de se faire financer correctement, de sortir correctement qui disparaît aussi.

La logique est la même que celle que tu disais tout à l’heure. Si une entreprise de production vit en travaillant industriellement par exemple, pour la Cinquième, cela fait qu’elle peut prendre des risques par ailleurs. Donc, c’est un fait que la santé économique d’un système permet de prendre des risques, de faire bouger les choses. Je crois qu’il faut absolument défendre les deux.

Mais je ne crois pas qu’il faut partir du principe que le secteur public est voué à devenir marginal parce que là on serait très mal barré. Il faut partir du principe que le secteur public est un secteur industriel fort, qui peut être fort, et qui doit sans doute obéir à d’autre règles économiques, et ça, c’est un problème de politique culturelle.

Viviane Aquilli, Iskra : Ma fin de semaine a été très marquée par la réunion de mardi dernier qu’on a eue au Club du 7 octobre, avec les responsables de France 3, Patricia Boutinard-Rouelle, Mme Couturier qui maintenant travaille avec elle, et leur directeur des études. Je crois qu’on sent dans nos sociétés de production depuis deux bonnes années dans quel sens évoluent les choses dans nos relations aux télévisions. C’est vraiment très clair. On a de plus en plus de difficultés à intéresser sur des sujets d’auteurs et principalement quand on s’intéresse à ce qui se passe en France. Il faut vraiment faire de l’international pour avoir un peu de chance de pouvoir monter un projet. Donc, on le sait.

Il y a deux ans, on se demandait si c’était un moment dur et si la tendance n’allait pas se renverser. Malheureusement, deux ans plus tard, je crois qu’il faut bien constater qu’on est là dans une situation qui a l’air de s’installer pour longtemps.

Et quand Denis disait tout à l’heure qu’il ne faut pas désinvestir les télévisions, je crois qu’en effet il faut se battre pour que le cinéma documentaire que nous défendons conserve sa place sur les chaînes de télévision. Mais il faut bien reconnaître que lorsqu’on entend les discours des responsables des chaînes, on a vraiment l’impression d’être sur des planètes qui s’éloignent de plus en plus. C’est assez terrifiant. Je ne veux pas rester dans un constat vraiment pessimiste. Mais quand on entend qu’il n’est pas nécessaire d’avoir des cases sur des faits de société parce qu’il y a La Marche du siècle et Striptease, on le sait très bien, ce sont des émissions qui ont leur raison d’être sur France 3, mais ce n’est pas du tout la même chose. Il est clair qu’on est là dans des approches très différentes.

On parlait tout à l’heure de normalisation des cases, c’est absolument terrifiant d’entendre que le public vient sur un créneau horaire parce qu’il sait ce qu’il va y trouver. On regarde Thalassa, Striptease, le public se construit comme ça parce qu’il y a un programme qui a trouvé sa spécificité, sa forme… et donc, les films pour lesquels on se bat, sont considérés comme des sortes d’OVNI, des choses incontrôlables, et qui de toute façon auront de plus en plus de mal à trouver un public.

Alors, pour essayer d’être positive, je crois qu’il faut ensemble qu’on réfléchisse sur comment réagir? Quel discours tenir, quelles actions mener? On ne peut rester dans le constat, mais voilà, la télévision en est là, on arrive à faire nos films. On bataille des mois et des mois pour essayer de rencontrer un diffuseur et ce n’est vraiment que du hasard si un film se fait.

Sur mes toutes récentes expériences, j’ai vraiment eu l’impression que l’accord du diffuseur a reposé sur des critères absolument incontrôlables et qui n’avaient rien à voir avec le projet. C’est quand même désespérant. Je trouve ça très dur, très dur à admettre. Et là, c’était vraiment assez exemplaire. Donc, bon, que faire? comment agir? Comment essayer de faire changer la tendance, je ne sais pas.

Intervenant : Et c’était différent avant?

Viviane Aquilli : Je ne dis pas que c’était différent.

Intervenant : Simplement, on parle de choses extrêmement importantes. Il y avait un créneau sur France 3 avec Christian Franchet d’Esperey. Le reste de la télévision, à part la SEPT, fonctionnait exactement comme ça. Les choses n’ont pas fondamentalement changé.

Viviane Aquilli : Non, pas fondamentalement changé. Les choses se sont

durcies, je crois.

Intervenant : Je rappelle qu’il n’y avait pas de case société sur ARTE il y a deux ans, il y en a une cette année. Le problème auquel on est confronté est permanent. Il n’existe pas depuis deux ans. La situation était beaucoup plus dramatique il y a trois ans, elle était meilleure pendant un an et demi, elle est en train de replonger. L’année prochaine sera critique.

Viviane Aquilli : Nous avons tous nos propres histoires de sociétés, si tu veux. Selon la taille de la boîte, selon le style de chacun, je crois que les histoires sont un peu différentes. Je parle par rapport à ma propre petite expérience. C’est vrai que ça a toujours été difficile d’imposer des films de jeunes auteurs, ça a toujours été difficile de s’intéresser à certains sujets. Cela fait partie du jeu et on le sait. Mais quand la relation avec les personnes en face peut se situer à un vrai niveau, qui est de défendre réellement un projet, un film ou une écriture, on peut s’y retrouver. Mais là, de deux, trois chaînes différentes, on m’a renvoyé des arguments contre lesquels je n’avais rien à dire parce que ce n’était plus des arguments qui tenaient au projet que je défendais. C’était des arguments qui étaient des impératifs que les responsables documentaires appliquaient et qui venaient de la direction des programmes, d’une politique de chaîne. De quelque chose que lui-même à la limite devait accepter et faire avec.

Je ne vais pas faire une généralité de ce que j’ai vécu, mais j’ai quand même l’impression que le débat s’est déplacé, n’est plus là où il devrait être. Je comprends qu’on refuse un projet, mais qu’on me donne des raisons qui soient des vraies raisons par rapport à une politique de chaîne, un désir de soutenir tel ou tel type de choses, je l’admets tout à fait. Mais quand on me renvoie certains arguments qui n’ont vraiment rien à voir, et auxquels je ne peux répondre, ce n’est pas possible, on n’est plus au même niveau, il n’y a plus de discussion possible. Là, je dis que ça devient grave. Là, il faut essayer de voir quoi faire, et comment s’y prendre.


Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 137, 1997)