Quatrième tour de table : Fascisation, culture unique et la place du cinéma ?
Michael Hoare
Cette retranscription est publiée ici en huit articles et un manifeste.
- Présentation de la rencontre
- Premier tour de table : Dans quel sens circule le désir ?
- Deuxième tour de table : Est-ce que « indépendant » veut dire « militant » ?
- Troisième tour de table : Documentaire d’auteur et télévision, deux logiques qui se séparent ?
- Quatrième tour de table : Fascisation, culture unique et la place du cinéma ?
- Cinquième tour de table : 800 000 ou plus, et 200 000 ou moins…
- Sixième tour de table : Au cœur de l’affaire, service public et État ?
- Septième tour de table : vers un manifeste qui parlera aussi des Assedic ?
- Manifeste : Le documentaire en douze points
Jean-Louis Comolli : Bien entendu, la question est d’ordre politique. On ne peut parler aujourd’hui ni du cinéma ni de la télévision autrement qu’en termes politiques. On voit bien comment tout ce qui se met en place depuis de longues années déjà, finit par être extrêmement clair et produire du sens. Et ce sens est qu’il s’agit quand même d’une certaine vision du monde, d’une certaine logique, et cette vision du monde et cette logique, c’est un processus de fascisation du pays. On ne va pas le dire autrement.
Le cinéma a toujours été parcouru par des luttes, le cinéma n’a jamais été du bon côté toujours et en permanence. Le cinéma, c’est un champ de bataille. J’utilise souvent cette formule, où il y a eu effectivement des objectifs extrêmement commerciaux, et idéologiquement des objectifs extrêmement désastreux qui ont été combattus par d’autres lignes, d’autres pensées, d’autres désirs.
On pourra dire la même chose de la télévision. Imaginer que la télévision c’est un tout uniforme, c’est un fantasme. La télévision, c’est aussi un champ de bataille, c’est aussi un espace multiple et contrarié. Il y a des gens qui luttent les uns contre les autres, bien sûr. Et cette lutte a un sens politique. On ne peut pas parler de lutte si on ne parle pas de lutte politique. Cela ne veut pas dire que les films doivent avoir un contenu politique, bien entendu. Cela veut dire qu’il s’agit de films qui mettent en jeu une certaine image de l’homme et des relations entre les hommes, point. C’est ça ce qui compte. C’est cela que le cinéma a fait dans ses plus grands moments. C’est ça qu’il est aussi possible de montrer à la television. L’idée qu’on puisse abandonner la télévision à je ne sais pas quoi, une logique purement commerciale et à une idéologie de type fasciste, me paraît accepter la défaite avant d’avoir mené le combat. Je trouve que c’est absurde.
Claude Weiss : Je suis tout à fait d’accord avec Jean-Louis Comolli. Nos rapports en tant que cinéastes indépendants avec les chaînes de télévision c’est avant tout un problème politique et commercial. Et ce n’est pas, contrairement à ce que Claude Guisard avait l’air de dire, un problème budgétaire. Quand on vous dit : on va réduire le budget des chaînes de tant, on n’a pas d’argent cette année, donc on ne peut pas acheter des films supplémentaires, ce n’est pas vrai. Parce que nous, en tant que réalisateurs, producteurs, auteurs, si aujourd’hui on vous dit : on vous achète votre film 1 000 francs la minute, demain on vous dit 950, personne ne va dire non, on acceptera 950. Donc ce n’est vraiment pas un problème de budget, c’est un problème essentiellement politique et commercial.
Intervenant : La volonté politique se présente sous des contraintes économiques.
Claude Weiss : Exactement.
Jean-Pierre Thorn : Je voulais aller dans le sens de Jean-Louis Comolli. Pour ma part, le fond du problème est là. On est dans une société où un processus de fascisation est en marche, de plus en plus. Je viens de tourner depuis trois ans dans les banlieues et en particulier le groupe qui ouvre mon film, NTM. Pour la première fois en France, un groupe de musique est menacé d’interdiction pour six mois, de prison pour trois mois. C’est assez nouveau et rare dans la société française pour que cela mérite d’être dit.
Quant aux lieux où j’ai tourné, notamment le TND Chateauvallon, malgré le soutien officiel du ministre de la Culture, l’État républicain est incapable d’assurer la défense de ce lieu, qui est en train de passer au Front National. Le Front National, avec l’aide d’un Préfet de la République qui se permet d’aller contre son Ministre de la Culture, et là c’est incroyable! Soit le ministre de la Culture devrait démissionner, soit le Préfet! La politique qui se met en place sous nos yeux fait que dans ce lieu, Gérard Paquet est en train d’être dépossédé de son pouvoir. Et je le sais bien parce qu’on devait y faire une avant-première de mon film avec ARTE en hommage au travail de Chateauvallon. Il y a tout un travail dans les banlieues qui vise à ce que la culture soit un instrument d’expression des réalités que vit toute une jeunesse. Ce travail est un enjeu vital pour éviter l’explosion sociale et permettre le dialogue, permettre que l’on avance. Et face à des gens qui veulent le démolir, l’État de la République est incapable de le maintenir. Ça fait réfléchir.
Et je pense que ce qui est en train de se passer par rapport à notre travail, par rapport aux cinéastes indépendants, va dans la même direction. Je veux dire par là que nous vivons un processus de mondialisation de l’économie, de concentration sur quelques centres, sur une production de masse à laquelle on doit tous concourir. Sur les sorties de films, la vie même du cinéma français se joue de plus en plus sur de moins en moins de films qui font à eux seuls les entrées, et les autres sont tenus à bout de bras grâce à des mécanismes de régulation du CNC. Mais cela peut tenir encore combien de temps? Il me semble que, face à ce danger, auquel on est tous confrontés et qui touche à la pluralité des œuvres, à la capacité de déviance, à l’ouverture aux regards croisés qui sont une nécessité pour la démocratie dans un pays, il me semble qu’on est en plein cœur d’un débat absolument essentiel sur les années à venir.
Et je dirais que, dans ce débat, il faut aussi choisir nos amis. Qui sont nos amis, qui sont nos ennemis? Le jour où on verra plus clair, ce sera plus facile de se battre. Je crois que là, on ne peut pas faire l’économie d’une analyse. Le cinéma n’est pas une famille consensuelle. Je veux dire par là, pour l’avoir vécu durement cette dernière année, que c’est important de lutter aux côtés des producteurs indépendants pour que ce pluralisme de la création reste, mais le pluralisme de la distribution est aussi un enjeu essentiel.
Cette année, nous avons failli voir la disparition de l’ACID qui est, il faut le rappeler, l’action d’une centaine de cinéastes autour d’un manifeste sur la nécessité que le cinéma indépendant puisse rester sur les écrans. Si la distribution des images est liée à deux circuits intégrés et les petits distributeurs n’ont aucune place économique, le fait de sortir un film devient un tel risque que le film, en fait, ne peut pas rencontrer son public. C’est de plus en plus la réalité, quand même. Les distributeurs avec lesquels on travaille sortent trois, cinq copies maximum, quand ils y arrivent. Et ensuite, pour aller en province dans des petites salles en dehors des grandes villes, il faut attendre des mois. Je t’ai dans la peau est arrivé un an après dans pas mal de salles. Ça devenait, de la part des exploitants qui prenaient ce film, complètement anti-économique.
Donc, on a monté un mécanisme avec l’aide de Dominique Wallon à l’époque, qui était de proposer, par une action volontariste des cinéastes, une aide publique, deux tirages de copies pour soutenir ce pluralisme de la distribution. Aider des salles dans toute la France à avoir des films comme A la vie, à la mort, La petite amie d’Antonio, Coûte que coûte, avoir le dernier film de Robert Kramer qui pour moi est un film essentiel d’aujourd’hui, pour que ces films puissent circuler dans le tissu de la société.
Or, face à ça, qui s’oppose? Il y a un travail de lobbying à faire, en tout cas dans notre profession, parce que ce n’est pas mécaniste. Dans les chaînes de télévision, il y a plein de gens qui sont de nos côtés, qui partagent les mêmes analyses mais qui sont bloqués par les contraintes budgétaires dans lesquelles on les enferme. Mais dans le cinéma, il y a des forces importantes autour du noyau qui dirige la Procirep, à travers UGC, ce que représente Pascal Rogard comme lieu-carrefour de cette recomposition du cinéma autour de quelques grands films tirés à 400, 500 copies et qui ont toutes les salles. Et les autres, autant qu’ils disparaissent.
On ne le dit pas, mais en fait c’est quand même ça le jeu. On a fait tomber le nombre de films admis à l’Avance sur Recettes. Des gens défendent cette politique-là. Un certain nombre de cinéastes, je pense à Robert Guédiguian par exemple, sont victimes du fait qu’on refuse de mettre de l’argent dans A la vie, à la mort, parce que ce sont des films à moins de dix millions de francs. Donc Canal Plus ne veut plus investir dans des petits films. Tout ça, c’est une politique cohérente et globale.
Et les difficultés de l’ACID sont tout à fait significatives. C’est une petite structure qui vit sur deux millions de budget, qui avait embauché quatre salariés, quelque chose de tout à fait réaliste et viable, mais dont tout d’un coup la PROCIREP enlève ses fonds. Ce qui est plus grave, le même Pascal Rogard monte avec l’ARP et la SACD, avec la sponsorisation de Télérama et sur un budget analogue à celui de l’ACID, deux millions de francs, un projet pour ressortir en salle de cinéma les vieux coucous du cinéma français Borsalino, Plein Soleil, des films qui sont passé dix fois à la télévision. Quelle est leur argumentation? « Nous aussi, les vieux, on compte; il n’y a pas que les jeunes qui ont le droit d’avoir des copies et des aides de l’État pour sortir en salle. » Sur un discours aussi beauf et ringard que celui-là, la SACD nous retire la moitié de notre financement pour le porter à ce projet-là.
On pourra peut-être dire c’est un épiphénomène par rapport à des choses beaucoup plus importantes et qui se passent au niveau du rôle de la télévision aujourd’hui. Mais tout ça va dans le même sens. Dans le sens d’un formatage de l’esprit, dans le sens d’une concentration sur quelques œuvres, dans le sens d’une élimination du documentaire de création, et, il me semble, pour nous tous ensemble autour de la table et dans la salle, il est vital qu’on trouve des alliés dans le public. Parce que si on mène ce combat entre nous, on est foutus. On ne s’en sortira que si on prend le public à partie et si on se bat avec lui pour la défense du pluralisme.
Jean-Pierre Daniel : Juste une chose sur le fond de la discussion, sur l’idée de défendre le service public, je pense qu’il faut faire attention de ne pas réduire le mot « service public » à la télévision. Et il s’agit de bien donner forme à ça.
Moi, je serais assez partisan qu’on pose le problème d’une bataille pour une politique publique du cinéma et de la télévision. Parce que la question de la politique publique du cinéma n’est pas réglée. À la limite, il y a un service public de la télévision à défendre. Mais la question d’une politique publique du cinéma est entière. Aujourd’hui, et Dieu sait si je défends les 200 salles qui ont permis aux films de Denis de sortir, les logiques libérales sont à l’œuvre y compris dans ce champ-là. Ne nous masquons pas les problèmes.
Je prends l’exemple de la sortie de Walk the Walk, le dernier film de Kramer; il sort avec six copies en France. Et pourquoi sort-il avec six copies seulement ? Aucune salle de recherche ne sortira Walk the Walk dans le sud de la France où il a été inventé. Ce n’est pas parce qu’on leur a dit : il n’y a pas de copie. C’est qu’ils ne l’ont pas demandé.
Je crois que ces questions-là, il faut essayer de les réfléchir, et je suis partant pour une bataille sur l’idée d’une responsabilité publique, à définir effectivement, dans le cinéma. Ça passe par la défense de la recette, ça passe par la défense de l’Acid, il faut réfléchir. Tout à l’heure, on a dit que le Fonds de Soutien, c’est l’argent de la profession. C’est quand même des taxes parafiscales, à la limite du fric public. Et on en a fait uniquement du fric de la profession. Je crois que les clefs du Fonds de soutien ne sont pas définitivement coupées d’une politique publique. Je suis pour l’élargissement de la notion de politique publique à la télévision et au cinéma.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 143, 1997)
