Sixième tour de table : Au cœur de l'affaire, service public et État ?
Michael Hoare
Cette retranscription est publiée ici en huit articles et un manifeste.
- Présentation de la rencontre
- Premier tour de table : Dans quel sens circule le désir ?
- Deuxième tour de table : Est-ce que « indépendant » veut dire « militant » ?
- Troisième tour de table : Documentaire d’auteur et télévision, deux logiques qui se séparent ?
- Quatrième tour de table : Fascisation, culture unique et la place du cinéma ?
- Cinquième tour de table : 800 000 ou plus, et 200 000 ou moins…
- Sixième tour de table : Au cœur de l’affaire, service public et État ?
- Septième tour de table : vers un manifeste qui parlera aussi des Assedic ?
- Manifeste : Le documentaire en douze points
Jean-Patrick Lebel : Je crois qu’au point où on en est, on devrait réfléchir aux formes d’action et aux propositions, mais peut-être faut-il essayer d’être un peu plus concret. On peut revenir sur ce que disait Serge Lalou en ce qui concerne la défense du documentaire et la nécessité de sortir du clivage télévision/cinéma. Il est vrai que le documentaire a la chance d’être le seul type de production qui peut être produit dans un système télévisuel et sortir en salle sans que ça pose beaucoup de problèmes sur le plan réglementaire, alors que ce n’est pas du tout la même chose en ce qui concerne les films de fiction. Il faudra essayer de développer cette possibilité de jouer sur les deux terrains dans le cadre d’une multi-stratégie, et de la défendre comme faisant partie de l’originalité du documentaire.
Serge Lalou : Si on veut arriver à ce que tu dis, je crois qu’il faut savoir de quoi on parle. Le champ de la production documentaire est en expansion. Ici, on parle d’un certain nombre de films qui ne trouvent pas encore leur place. Il ne s’agit pas de l’ensemble des documentaires.
Il y a des films qui passent dans Un siècle d’écrivains, qui sont des documentaires. Le convoi est passé récemment sur France 2, c’est un documentaire. Il y a des gens qui passent sur Canal+ qui font du documentaire. À force de ne pas préciser qu’aujourd’hui un certain nombre de films ne trouvent pas leur place, et de nommer ces films-là et la place qu’on vise pour ces films-là et les stratégies alternatives qui ont été trouvées pour les faire exister, on risque de mélanger les choses. Peut-être le câble est-il le lieu naturel pour ces films-là, et la façon dont ils arrivent sur la télévision n’est pas forcément ce lieu auquel on pense de façon évidente.
Finalement, à force de se dire que le documentaire est en crise, on finit par se mélanger nous-mêmes, par provoquer l’amalgame entre des choses qui n’ont rien à voir.
Aujourd’hui, il y a les productions de la Cinquième qui ont le compte de soutien, aujourd’hui il y a des productions qu’on ne reconnaîtrait même pas ici comme du documentaire qui ont le compte de soutien automatique ou sélectif. Est-ce que c’est de ça dont on parle, parce que si on parle de ça, il s’agit d’un secteur en expansion. Il y a toujours plus de producteurs, toujours plus de films.
Si ce n’est pas de ça dont on parle, revenons en précisant de quels types de choses on parle. Ça nous ramène à la discussion qu’on a eue sur le cinéma documentaire au départ, sur la nature du cinéma documentaire, et de savoir si la lutte est sur le terrain du cinéma ou de la télévision en priorité. Donc quel est le terrain qu’on occupe, et avec quel type de films, et est-ce qu’on utilise la même démarche de protestation généralisée qui finit par affaiblir un certain nombre de revendications, à mon avis ?
Denis Gheerbrant : Justement, je voulais te répondre, Serge. Parce que, peut-être, il y a de plus en plus de documentaires qui se font. Mais dès le début on a assez clairement dit de quel documentaire on souffrait, à quel documentaire on avait mal. Il s’agit des documentaires de cinéastes, des documentaires qui sont des œuvres, des documentaires qui renvoient à une certaine vision de la société. Je crois que ce qui va mal, ce n’est peut-être pas le documentaire, c’est peut-être la société. Est-ce qu’on a un rôle à jouer par rapport à ça, des choses à dire par rapport à ça ?
Je reviens sur cette idée que c’est bien de politique dont il s’agit. Quand vous allez voir les diffuseurs, j’imagine très bien la scène. Parce que je pense qu’elle est à peu près la même qu’avec nous. C’est-à-dire qu’on est tous dans un constat d’impuissance où de toute façon le méchant, on ne peut pas le toucher puisqu’il est au-dessus. Simplement ce que je pense, c’est qu’il faut aller voir ce méchant qui est au-dessus.
Je crois qu’il y a aussi un absent cet après-midi, c’est le public. Puisqu’on est effectivement entre nous, entre réalisateurs et producteurs. Je pense que, en dépit de ce que tu dis, Gilles, cette réunion est assez étonnante parce que je revois des visages que je n’ai pas vus depuis très longtemps, qui viennent de très loin, puisqu’il y a Lille et Marseille à côté l’un de l’autre. Je trouve ça assez émouvant. Mais il y a une absence, c’est le spectateur, et il y a quelqu’un qui pourrait représenter le spectateur, auquel on devrait réfléchir. C’est ce qu’on ne peut pas appeler les critiques concernant la télévision, mais qu’on va appeler les journalistes pour les appeler par leur nom. Je pense qu’il serait bien de penser aussi à ces gens-là. Je crois qu’on peut essayer de se donner des rendez-vous pour mettre en place des chantiers plus concrets.
Serge Lalou : On ne va pas éterniser le débat. Je crois, moi, que quand Edgardo Cozarinsky fait un film pour Un siècle d’écrivains, il fait du cinéma documentaire d’auteur. Mais passons…
J’ai cinq mesures à proposer. Je pense que les choses sur lesquelles on doit se battre, sont : une augmentation globale de la dotation documentaire des chaînes, même si on sait très bien que sur des chaînes comme France 2 par exemple, elle n’ira pas au type de documentaire dont on parle ici ; la deuxième chose est la création d’une case d’essai sur Arte. Elle est en cours depuis longtemps. Je pense qu’elle est devenue vitale et elle doit être aujourd’hui une demande impérieuse. Il s’agit d’une case qui doit être financée correctement ; la troisième, c’est la préservation et le développement de l’avance sur recettes long métrage pour les films documentaires. Ça existe aujourd’hui. Il faut absolument qu’elle continue à exister. Les résultats sont bons. Il y a un certain nombre de films aidés. Ces films arrivent à avoir un accès aux salles ; ensuite, par rapport à cet accès aux salles, je pense qu’on sera tous d’accord sur un soutien majeur au deuxième volet du développement d’Acid, et là-dessus les producteurs et les réalisateurs mènent le même combat ; et la dernière chose, plutôt que de recréer une nouvelle structure, il faut renforcer l’accès du documentaire à l’aide au court métrage. Renforcer cette aide au court métrage, plutôt que de créer un nouveau fonds déconnecté des chaînes. Le fonds d’aide au court métrage existe, il est là. Il suffit d’y avoir accès. Cela réaffirmerait en même temps le caractère cinématographique du travail mené.
Intervenant : Je ne suis pas tout à fait d’accord pour qu’on considère que le fonds du court métrage du CNC est un guichet vers lequel il faut se tourner avec les films documentaires, parce que c’est déjà un secteur extrêmement fragilisé. Par contre, je pense qu’il faut dénoncer le caractère scandaleux de la politique menée à France 2, qui est quand même la première chaîne de service public. On ne devrait pas se résoudre à cet état de fait que cette chaîne fonctionne selon les critères de rentabilité d’une chaîne privée.
Je peux donner des informations à ce propos. L’an dernier, à France 2, le budget est passé de 2,2 millions à 1,5 millions pour les achats et les coproductions de films courts. On connaît la faiblesse des cases documentaires existantes sur la chaîne. Même à propos du long métrage, sur les trente ou trente-cinq premiers films qui sont faits en France chaque année, il y en a cinq à huit qui sont coproduits ou préachetés par France 2. Et tout ça me semble procéder d’une même logique qu’on doit refuser absolument. Il est inadmissible que la première chaîne de service public française tourne le dos à la création et soit maintenant dirigée vers une activité complètement dominée par le divertissement et le programme de flux.
Jacques Bidou : Je suis d’accord avec les propositions de Serge, mais elles me paraissent avoir un petit défaut. On fait comme si tout allait bien et on continue à se battre pour deux ou trois points précis. Ça ne tient pas compte du fait qu’il y a une diminution massive du budget d’Arte. Gravissime, parce que ce n’est pas la première ; ça fait suite à une succession. Et qu’on est pratiquement à la disparition de certains secteurs, comme le secteur fiction de Pierre Chevalier. Ça ne tient pas compte du fait que le service public est en train de remettre en cause les engagements qu’il avait pris à l’égard de la production indépendante sur des investissements, et sur la hauteur des investissements. Donc, ça ferait comme si on était dans une bataille habituelle et qu’on essayait de mettre deux ou trois revendications en avant. D’accord pour tes revendications, à condition qu’on n’oublie pas qu’il y a quelque chose de beaucoup plus grave qui est en train de se passer. Le recul du service public est une tendance lourde. Il ne faut pas confondre les embellies, et on a eu des périodes d’embellie, avec la tendance lourde.
Peut-être pensais-tu mon propos caricatural tout à l’heure parce que je remontais effectivement à 1974, et même avant — je suis remonté à l’ORTF. C’est peut-être le privilège de l’âge, mais je crois que c’est vraiment très important de comprendre que dans la tendance lourde, c’est toute une conception du service public qui est en train de glisser. C’est comme si on était en train de débattre de la fin de l’école publique. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’importance que ça peut avoir.
On a parlé de fascisation tout à l’heure. Peut-être que c’est une question plus générale et plus grave. Quand on a parlé de déréglementation et dérégulation, c’est qu’il y a profondément une mise en cause du service public de la télévision en France comme un élément de la régulation globale du système. Alors, il y a des petites avancées et des reculs, mais ce n’est pas un problème de cases. Ce n’est pas un problème d’en avoir une de plus à France 3. C’est pour ça que l’enjeu fondamental du débat aujourd’hui est d’alarmer ensemble les pouvoirs publics. Et justement, ensemble, c’est intéressant parce qu’ils ont inventé ce système qui consistait à nous mettre ensemble. Alors, utilisons ce fait pour tirer la sonnette d’alarme !
Il y a quelque chose de profond qui est en train de se dégrader. Cette dégradation a des effets précis. Par exemple, la défense d’Arte est fondamentale. La démagogie anti-Arte est extrêmement simple, mais il est difficile d’imaginer à quel point Arte est essentiel à l’ensemble du système comme un élément qui a permis au moment du recul du service public d’avoir cette embellie, et qui permet aujourd’hui d’avoir un arme pour se défendre, pour avoir un front.
Aujourd’hui, si on recule sur la défense d’Arte, si on recule sur les engagements de France 2, France 3 à l’égard de la production indépendante, si on accepte les baisses budgétaires dans ce domaine, ce n’est pas un problème de cases, c’est un problème de tendance profonde. Je pense que c’est ça qui marque la tonalité de notre discussion d’aujourd’hui.
Nous sommes ici entre auteurs, créateurs, créateurs-auteurs-producteurs. À nous de trouver les formes de lutte qui sont les nôtres pour ça. Aux professeurs de trouver leurs formes, aux infirmières de trouver leurs formes de lutte, nous avons des formes qui sont celles de notre expérience propre. Et c’est pour ça que je ne veux pas non plus qu’on déplace le débat politique et qu’on se mette à avoir un autre type de débat que ce qui est de l’ordre de notre propre expérience. Mais il faut impérativement le faire à ce niveau-là. Sinon, la discussion ne sert à rien.
Moi j’ai un âge qui fait que je peux durer. J’ai produit soixante-deux films, je peux arriver encore à durer. Je ne suis pas loin de la retraite. Mais avec les problèmes d’Assedic et les problèmes de la génération montante, je dis vraiment : urgence ! parce qu’il y en a qui ne dureront pas.
Donc, pour aller dans le sens que dit Serge, oui à ce que tu dis, mais ça fait partie d’une liste qui va plus profond, qui montre qu’il y a une menace plus profonde sur l’ensemble du service public, et Arte doit être mis en pilote de la revendication, parce que nous devons montrer que c’est justement l’effet d’entraînement de cette chaîne-là qui permet à un ensemble de résister. Et c’est dans ce sens-là qu’il faut être très audacieux. Même dans le débat entre Frédéric et Denis, je suis d’accord avec Denis là-dessus. Nous n’avons pas, nous, à être dans des systèmes à quatre vitesses. Le petit documentaire de la Cinq, c’est comme le borgne et le communiste, tout ça va tomber. Si on attaque ce qu’il y a de plus créatif, tout le reste va partir. Et on va se retrouver au degré zéro de l’écriture de la télévision des années soixante-dix qui était interview, plan de coupe, interview, plan de coupe, et on ne parlera plus de rien. Ce n’est pas la peine ; on ne se réunira plus. (applaudissements)
Je ne suis pas pour l’occupation d’Arte. C’est une deuxième étape… Je suis simplement pour l’établissement d’un texte que nous pouvons faire, un vrai texte, un manifeste entre Créateurs, Auteurs, Réalisateurs et Producteurs indépendants.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 154, 1997)
