Quelques ombres à Sunny Side

Michael Hoare

Conférence de presse au Sunny Side, Marseille, organisée le 18 juin 1994 par les auteurs (Scam), les réalisateurs (ADDOC, SRF) et les producteurs (USPA, S2PA,Club du 7 octobre) du documentaire.

Pourquoi publier le contenu quasi complet d’une conférence de presse ? D’abord, cette conférence, organisée au Sunny Side par plusieurs associations des producteurs, auteurs et réalisateurs, permettait, d’une manière économique, de prendre la température de ceux qui font le documentaire français, de leurs représentants et syndicats. D’autre part, des représentants de la télévision et des principaux diffuseurs de documentaire – hormis Arte – ont pris la parole. Les plans, les logiques, les chiffres étaient présentés, contestés, défendus. Enfin, parce qu’on mesure à sa lecture – même si la rédaction en français oral est ce qu’elle est – la vérité de la crise que vit le documentaire de recherche, le documentaire personnalisé, subjectif, d’auteur, le cinéma que nous aimons. Quelques intervenants ont certainement raison de parler d’une « mutation » de la profession vers une industrie de la transmission et de l’empaquetage du savoir, dont le risque est de pousser le documentaire de création, et ses auteurs, de plus en plus vers les marges.

Guy Séligmann, Scam : Pour commencer, je voudrais faire une remarque. C’est la première fois depuis très longtemps que les auteurs, les producteurs et les réalisateurs se trouvent derrière la même table. Toutes les organisations sont là parce que elles sont toutes inquiètes de la production du documentaire dans le service public. Par service public il faut entendre France 2 et 3, puisque Arte, bien qu’étant une télévision de service public, a une production documentaire propre et qui marche depuis longtemps. Quand on dit service public ici, il s’agit de France 2 et France 3, précision qui a son importance. Je remercie Jean-Pierre Cottet, qui est le directeur des programmes de France 3, et Béatrice Leproux qui est responsable des documentaires à France 2, d’être là, parce que nous souhaitons, vu la gravité de la situation, – hors de toute polémique – entamer un dialogue pour qu’on sache quelles sont vos intentions, France 2 et France 3, en ce qui concerne la production des documentaires. Alors chacun va faire des interventions brèves, et après, ce que nous souhaitons c’est que le dialogue s’installe le plus vite possible entre ces responsables et les auteurs et producteurs ici présents…

Jean-Pierre Elkabbach, en prenant ses fonctions il y a plus de six mois maintenant, a lancé la profession de foi : « osons ». Cela avait marqué parce que les Guignols de l’Info en avaient fait le leitmotiv du personnage. Cette audace devait s’exercer dans tous les secteurs de la production, fiction et documentaire. Les auteurs, réalisateurs et producteurs ont apprécié et ont attendu. D’autres audaces verbales ont depuis été lancées. Vous trouverez quelques exemples dans le dossier, ne serait-ce que pour mémoire. Nous attendons toujours et voici les faits. France 2 et France 3, c’est-à-dire notre service public de télévision, relancer le documentaire qui en avait bien besoin comme le prouve le rapport chiffré du CNC joint en annexe. Or les faits sont là, Zanzibar est supprimé, et hormis Planète Chaude, l’essentiel de la production, trois cents millions de francs, sera consacré à du magazine et non à des films documentaires dont le budget annoncé par Jean Pierre Cottet est de 30 à 40 millions de francs. Pour de l’audace, c’est un peu court.

Jean-Pierre Cottet explique dans le Figaro qu’il tient à ce qu’on explore la planète à la manière de Connaissance du monde, afin de ne plus être assujetti à l’actualité géopolitique, et qu’il compte fidéliser le public avec des rendez-vous sur des thèmes forts: une série sur les grandes forêts du monde par exemple.

Avec les autres séries annoncées par Jean-Pierre Elkabbach au MIP-TV – sur les océans, les grands fleuves, les grandes religions… – nous pouvons donc constater que la politique documentaire du service public se résume au magazine façon Géo, au mieux.

Nous pouvions espérer mieux de l’audace initialement proclamée; c’est pourquoi nous ne pouvons aujourd’hui, au nom de l’ensemble de la profession, qu’alerter la presse. Nous en sommes revenus à la situation catastrophique qui était celle du documentaire à la télévision en… 1985 ! Pourtant il n’est plus à démontrer que les documentaires, qui doivent être financés convenablement par le service public, touchent un réel public, donnent une excellente image de la chaîne qui les diffuse et s’exportent très bien (cf. chiffres CNC).

Pourquoi alors en arrêter la production ? L’audace n’est pas au rendez-vous des faits; elle est restée verbale, nous le regrettons.

Je passe la parole à Jacques Peskine qui est président de l’USPA, l’Union Syndicale des Producteurs de l’Audiovisuel.

Jacques Peskine, USPA : C’est un peu atypique pour nous autres, syndicats professionnels, de prendre parti à un débat de ce genre, mais au fond toutes les raisons s’accumulent aujourd’hui pour pousser ce cri d’alarme, et s’interroger sur la situation à laquelle nous sommes parvenus. Je ne lirai pas le texte que vous avez dans votre dossier; la base de la question est dans notre raisonnement. Pourquoi est-ce que ce que réussissent les télévisions publiques dans le monde entier, nous ne pouvons pas le réussir correctement ici ? Pourquoi est-ce que, lorsqu’on réunit en France, et précisément en France, le Sunny Side, lorsque nos productions se vendent dans toutes les télévisions du monde, sont programmées dans beaucoup de pays aux heures de grande écoute, trouvent un public et un très grand public, en France, il est difficile d’obtenir cette place, ou plutôt d’occuper cette place ? Déjà pour l’obtenir, on donne l’impression d’un combat défensif, or ce n’est pas d’un combat défensif qu’il s’agit. Notre incompréhension résulte du fait que nous sommes certains que le public existe. C’est un manque de volonté politique d’affichage, de développement et même de vente de la part des diffuseurs publics qui empêchent le documentaire d’occuper sa place. Nous avons maintenant suffisamment d’arguments pour être convaincus de cela, et certains de ces arguments nous les rappelons dans le dossier.

Par exemple, en masse financière, le documentaire français s’exporte presque autant que la fiction. Certes, on pourrait dire que notre fiction s’exporte peu. Mais quand même, c’est extrêmement frappant que, alors que le rapport des budgets est de un à dix à peu près, on exporte pour 90 millions de francs de documentaires et pour 115 millions de francs de fiction. Je parle là d’exportations pures, je ne parle pas de pré-ventes ou de co-productions. C’est dire que, encore une fois, nous savons produire ces programmes.

De même dans beaucoup de festivals, vous savez, d’abord ici bien sûr, mais aussi au FIPA et ailleurs, nos documentaires remportent des prix et remportent des succès partout. De même encore nos producteurs rencontrent plus facilement des responsables compétents, disposant de budgets, à la BBC, à la télévision allemande, scandinave, qu’à la télévision française.

Toutes ces raisons nous mettent dans un état de stupéfaction et nous amène à dire: certes chaque diffuseur doit diffuser ce qu’il veut, c’est son métier de diffuseur, mais quand même c’est bizarre que la télévision publique française passe à côté de cette mine d’or que toutes les autres télévisions publiques, y compris américaines, considèrent avec respect et avec efficacité. Ajoutons aussi qu’en France, en dehors du service public ou d’Arte, nous avons nos amis Canal Plus, qui ne sont pas des clients extraordinaires en volume mais qui, au moins, lorsqu’ils produisent des séries, savent les mettre en avant, les vendre à leur public, et leur donner toute la place qu’ils méritent, que le public est prêt à leur donner. Nous pouvons aussi parler du succès du Festival ici, la quantité de personnes qui viennent dans les salles. Certes, quand vingt mille personnes viennent à Marseille regarder du documentaire, ce n’est pas beaucoup en comparaison avec les millions de spectateurs que la télévision doit rassembler chaque jour. Mais c’est beaucoup en même temps, parce que ces vingt mille personnes à Marseille ont aussi beaucoup de sollicitations, du cinéma, du théâtre et, je dirais, surtout de la télévision, où ils n’ont pas le documentaire.

Tout ça pour dire qu’il faut que ceci change dans l’intérêt de tous. Certes, les producteurs de documentaire sont très heureux de vendre leurs programmes à la télévision publique. Et ça, c’est notre volonté de lobby en quelque sorte. Mais le public existe; c’est le rôle de la télévision publique de défendre cette forme particulière, c’est son rôle unique. Elle est la seule à avoir à le faire, et elle doit le faire. Et ça peut être pour elle un grand succès, voilà ce qu’on veut dire ici. Alors que véritablement nos entreprises sont dans une situation très grave, et cette situation est incompréhensible quand on voit notre succès sur le marché international.

José Chidlovsky, S2PA : Je veux dire deux mots sur trois aspects. Le premier aspect, c’est que ce qu’on est en train de constater aujourd’hui est le fruit d’une tendance qui se manifeste de manière dominante et prégnante depuis environ un an, un an et demi, avec la volonté de dégager le service public d’une obligation de programmation du documentaire de création. Cette logique conduit tout naturellement à ce que l’on parle aujourd’hui de la privatisation de France 2. C’est donc une logique qui a commencé avec la suppression progressive des principales émissions à caractère culturel, disparitions qui n’ont pas fait énormément de bruit parce qu’elles étaient programmées relativement tard, elles avaient un public de connaisseurs, et non pas un public de masse. Et à l’heure actuelle on assiste à la conséquence de tout ça, c’est-à-dire à un flou total de politique éditoriale ou, lorsqu’il y a définition d’une politique éditoriale, des impasses graves sur certains genres de documentaires.

Là j’aimerais mentionner deux points importants pour nous: d’une part la disparition annoncée de Planète Chaude même si la case doit poursuivre sa route jusqu’à fin décembre sur la base de diffusion de stock et éventuellement d’achats, la disparition de cette émission pose un problème. À l’heure actuelle sur France 3 nous n’avons aucune définition de ce que va être la politique en matière de documentaire. Sur la Deux, depuis un an, il n’y a quasiment pas de commande de documentaire de création. Sur la Deux, il y a une case hybride qui fonctionne tant bien que mal et qui est entre le documentaire de création et le magazine. Et Planète Chaude développait une politique de documentaire qui visait à créer un regard d’auteur sur l’actualité parfois française mais essentiellement étrangère. La disparition de ce type, de ce genre de documentaire pose un problème…

Il ne s’agit pas pour nous de dire, qu’il vaudrait mieux diffuser tel ou tel type de documentaire. C’est une question qui relève de la responsabilité, de la liberté des différents directeurs des chaînes de télévision. Mais lorsqu’on constate que sur le service public il y a absence d’un genre important du documentaire qui est le traitement du réel par un regard d’auteur, il y a de quoi réellement s’alarmer.

Il y a un autre phénomène important qui explique aussi ce front commun, qui n’est pas un front commun virulent, mais un front commun alarmiste de l’ensemble des partenaires liés à la fabrication du documentaire: c’est la situation dramatique qui touche toutes les sociétés, qu’elles produisent beaucoup de documentaires ou en nombre limité. Aujourd’hui du fait de l’absence réelle de commandes de documentaires depuis un an par les chaînes publiques – hors Arte évidemment –, on arrive à des situations de trésorerie, des situations économiques qui sont lourdes de dangers par rapport à l’avenir.

Le dernier aspect sur lequel j’aimerais intervenir, c’est à propos d’un mythe, d’un faux débat, qui nous semble porteur de divisions dangereuses, que l’on entend de manière récurrente, et de la part des pouvoirs publics, et de la part de certains dirigeants de chaînes de télévision. Ce mythe serait que le documentaire français comporte beaucoup trop d’entreprises. Et que, dans le cadre d’une politique de commercialisation internationale, dont Jacques Peskine a rappelé tout à l’heure les bons chiffres de ventes, il faut privilégier les gros dans le cadre d’une politique de construction d’un autre mythe qui serait l’industrie de programmes française et européenne. L’idée serait qu’il faut absolument reconcentrer les sociétés de production, qu’il faut les recapitaliser, et donc il faut assister à, ou provoquer, la disparition d’une kyrielle de petites sociétés de production, qui travaillent par ailleurs et très bien depuis plusieurs années.

Cela est lourd de dangers, et ce n’est pas réaliste pour une raison très simple. Une société de production qui produit et qui a un chiffre d’affaires de 20 à 30 millions de francs en matière de documentaire, a aujourd’hui les mêmes problèmes, si ce ne sont pas des problèmes beaucoup plus importants qu’une petite société de production qui est souple. Donc cette division nous semble arbitraire.

D’autre part, nous avons réalisé avec le concours de la Procirep une enquête sur les rapports producteurs/diffuseurs dont on a annoncé ce matin à la presse les résultats. Et l’on s’aperçoit que chez les diffuseurs, j’entends par diffuseurs les responsables des unités de programmes de documentaires de l’ensemble des chaînes de la télévision française, aucun diffuseur n’est favorable à avoir en face de lui des sociétés concentrées qui imposeraient de fait une logique d’entreprise à une logique de proposition de programmes. Les diffuseurs se partagent en deux groupes, disons les deux tiers se prononcent pour le maintien de l’existence du tissu économique des sociétés de production documentaire qui se partagent donc entre sociétés plus ou moins importantes, et un tiers de ces diffuseurs souhaiteraient même n’avoir que des petites sociétés de production. Nous ce n’est pas notre souhait du tout, nous n’entrons pas dans cette logique-là. Mais nous disons qu’il faut absolument préserver la créativité, la pluralité de l’offre, et en ce sens-là, il faut conforter l’ensemble du tissu de production documentaire en France et non pas le diviser.

Patrice Chagnard, ADDOC : Vous avez eu dans votre dossier notre manifeste. Ce n’est pas évident pour nous cinéastes documentaristes de nous situer dans ce débat. J’ai envie de prendre une image peut-être simpliste. J’ai l’impression que la création est un triangle composé des producteurs, des diffuseurs et des auteurs cinéastes. Il y a une tendance aujourd’hui, je crois que c’est naturel, que ce triangle soit aplati. Et donc que les trois angles ne fonctionnent plus. Je crois que ce qui nous gêne, nous choque actuellement, c’est la position de toute-puissance qu’exerce le diffuseur par rapport à ces deux autres pôles. Alors, comment faire en sorte de rééquilibrer les choses ? C’est le sens de notre présence ici, et je crois que c’est le sens de notre proposition dont je voudrais dire deux mots. Je vais la lire quand même, elle fait trois phrases : « Nous demandons que soient étudiées et mises en œuvre de nouvelles aides financières qui assureront une production de films documentaires libres, dans leur conception et leur réalisation, des contraintes individuelles des diffuseurs.»

C’est un point très important, qui peut paraître utopique, mais je crois que c’est la seule solution si on ne veut pas que le triangle soit aplati. Si on veut qu’il y ait encore des auteurs, encore des cinéastes, il faudra d’une manière ou d’une autre aller dans cette direction.

Alors, évidemment, la deuxième proposition découle de la première, c’est-à-dire que: « nous demandons toujours que l’ensemble des chaînes publiques et pas seulement Arte », je crois que c’est un point important, et on l’a souligné plusieurs fois, « soit tenu de diffuser plusieurs de ces films qui auront été produits en dehors de leur ligne éditoriale ».

Nous évidemment, on ne s’oppose pas du tout à ce que les diffuseurs, et c’est naturel, aient leur ligne éditoriale. Simplement, ce qui nous paraît choquant et impossible, c’est que cette ligne éditoriale soit exclusive de toute autre possibilité de créer du documentaire en France aujourd’hui.

Annie Tresgot, SRF : Il y a quelques mois s’est tenu au Sénat un colloque sur l’avenir de la télévision publique. Il y a eu beaucoup d’intervenants. Tout le monde est pratiquement tombé d’accord pour déplorer que la télévision soit une sous-culture. Malheureusement, dans ce colloque il n’a jamais été évoqué le fait que, pour qu’il y ait culture, il faut qu’il y ait œuvre. Et ce qui nous inquiète beaucoup, les réalisateurs de films tous genres confondus, parce qu’il y a des réalisateurs de fiction qui font du documentaire et le passage se fait aussi dans l’autre sens, ce qui nous inquiète beaucoup, c’est cette négation de la notion de l’œuvre.

Car le documentaire est quand même un lieu de création privilégié, une des formes où la création s’exerçait. Dans le documentaire un auteur porte un sujet, parce que c’est un sujet qu’il aime, qu’il connait bien, et c’est aussi l’occasion de confronter le fond et la forme. Le défi, pour un réalisateur de documentaire en particulier, c’est de trouver pour chaque sujet la forme adéquate. Et c’est là, de cette conjonction là que naît une œuvre réussie ou pas. La négation de cette notion d’œuvre nous paraît totalement éclatante.

Moi, je ne veux pas faire de procès d’intention. Les chaînes publiques n’ont pas fini de donner leurs programmes, on l’espère, mais dans le programme annoncé, il y a une grande inquiétude parce qu’on nous dit – je donne ce que j’ai entendu dire – on va faire plusieurs centaines d’émissions sur les gens qui ont fait le vingtième siècle par leurs écrits. Alors c’est un choix, c’est bien. Mais pourquoi faut-il exclure les hommes qui ont fait le vingtième siècle autrement que par leurs écrits, par l’image par exemple, par le son, par la musique. Et l’on constate une fois de plus, que même à l’intérieur de ce concept de « portraits des grands hommes », l’audiovisuel ne fait pas partie de la culture, le cinéma et la télévision n’ont même pas d’existence dans leur propre mémoire. Ce sont des choses qui nous inquiètent énormément.

Guy Séligmann, Scam : Je saisis l’occasion pour ajouter un point à ce qu’a dit Annie Tresgot: 1995 sera le commémoration de l’invention du cinématographe qui fut avant tout documentaire, et de ce point de vue-là, le fait que, ni sur France 2 ni sur France 3, rien ne soit annoncé pour célébrer l’invention du documentaire et du cinéma est effectivement un point d’inquiétude.

Denis Freyd, Procirep : Je tiens à préciser que la Procirep a été associée à ce débat dans la mesure où cet organisme soutient très activement la production de documentaire dans le cadre de sa commission de soutien à la création télévision. 53% des sommes attribuées par cette commission vont au documentaire. Et donc la Procirep est extrêmement soucieuse du maintien de la production de documentaires de création. Ceci dit, je précise que je m’exprimerai au cours du débat en tant que producteur indépendant et que la Procirep n’a pas pour vocation de polémiquer sur la relation entre producteurs et diffuseurs.

Je crois que l’un des points essentiels qui a été évoqué est celui de la nature du documentaire, parce que souvent on emploie ce mot pour couvrir des réalités différentes ce qui est source de confusion, surtout quand on analyse des chiffres. Maintenant heureusement presque tout le monde fait la différence entre documentaire et magazine, mais même sous le terme documentaire, on regroupe des choses très variables. C’est vrai que ce que nous demandons c’est la possibilité de maintenir une liberté de regard, de pouvoir être réceptif à ce qui se passe dans le monde, de pouvoir être réceptif aux désirs des créateurs, et que nous parlons de programmes qui portent un regard sur le monde qu’aucun autre genre télévisé ne porte. Les documentaires de création supposent une collaboration extrêmement étroite entre des auteurs, des réalisateurs, un sujet et un producteur. Ils nécessitent généralement des temps d’élaboration très longs. On voit de plus en plus de documentaires qui nécessitent des mois, voire une année entière de tournage, qui demandent un temps de montage long, et je crois que c’est essentiel pour un pays et pour une télévision publique d’offrir ce type de regard et de connaissance du monde à l’ensemble des spectateurs. Donc en vérité c’est une revendication en tant que producteur indépendant, mais aussi en tant que spectateur et citoyen.

Je pense qu’il y a des effets négatifs parfois d’une information télévisée trop rapide, de magazines faits dans l’urgence, de manière peu explicite. Il y a vraiment la nécessité de porter un regard approfondi et personnalisé sur un certain nombre de choses pour nous aider à mieux les comprendre. Ça vaut pour nous, ça vaut pour beaucoup de jeunes. On le voit dans le domaine de la politique internationale où il y a une confusion générale sur ce qui se passe. Et là je dis que la télévision publique a un rôle à jouer, comme celui que joue la BBC au travers de ses nombreuses cases documentaires. Et qu’il ne faut en aucun cas renoncer à ça. Il n’est pas question d’accuser les séries sur les grands fleuves, les écrivains etc. mais que de tels programmes ne se fassent pas au détriment de ce regard plus approfondi, parce qu’on ne parle pas de la même chose.

François Manceaux, Club du 7 octobre : Tout a été dit ou presque. Donc, pour situer le Club du 7 octobre, nous sommes une association qui défend des producteurs indépendants et les producteurs de documentaire notamment, et surtout. On peut dire que nous sommes dans une situation où, si nous ne répondons plus à la commande, si nous ne sommes plus d’accord pour être de simples façonniers à la demande du service public, nous n’avons plus d’autre choix pour exister. Donc nous sommes très, très étouffés. Je me rallie aux propos qui ont été tenus par le S2PA. C’est une situation très critique qu’il faut absolument prendre au sérieux. Ce n’est pas un cri aux loups. Nous avons de vraies raisons pour nous inquiéter car, je le pense, nous n’avons jamais été dans un tel cas auparavant. On reprendra dans le débat les spécificités de notre position.

Jean-Pierre Cottet, France 3 : Merci à Guy Séligmann de m’avoir reposé à travers son introduction les questions qu’il m’a posées il y a un mois en présence de la SACEM, de la SACD, de la Scam, c’est-à-dire de l’ensemble des sociétés des auteurs où il avait posé des questions extrêmement sérieuses auxquelles – je crois en tout cas – je m’étais efforcé de répondre avec le plus de précisions possibles comme je l’ai fait également avec les gens du Club du 7 octobre, et comme j’ai pu le faire chaque fois que je rencontrais des gens.

Les questions qui sont posées aujourd’hui sont de deux ordres. La première question concerne la situation de l’ensemble des sociétés de production françaises, que ce soit des sociétés qui travaillent dans l’animation, dans la fiction ou le documentaire. La situation de l’ensemble de ces sociétés est aujourd’hui en France extrêmement grave. La situation des documentaristes et de la production du documentaire ne sort pas de ce contexte. Et en effet, pour la plupart d’entre vous, la situation économique s’est aggravée. Voilà le fond de crise sur lequel se situe la politique de France 3 dont j’ai la charge de la programmation et de l’antenne.

Quelle est aujourd’hui la réponse de la chaîne par rapport à ces questions. Je voudrais tout d’abord dire que nos interrogations sont multiples. Et que sans démagogie, sans propos désagréables, n’y voyez pas malice, mais dans ce débat on n’a pas parlé du public. Notre souci fondamental est de répondre à notre vocation de chaîne que nous appelons chaîne de la curiosité, chaîne culturelle à large audience, chaîne pratique, régionale, européenne, puisque notre vocation est complexe. Dans l’ensemble du dispositif du service public qui va de France 2, chaîne de divertissement public, à la Sept/Arte qui est une chaîne culturelle, et enfin la petite sœur qui devrait apparaître à la fin de l’année qui est la chaîne de Jean-Marie Cavada.

Personnellement pendant des mois j’ai donné des explications pour dire qu’il était extrêmement difficile de donner une vocation éducative à une chaine particulière. L’expérience va commencer. Nous allons la soutenir, nous allons en être totalement solidaires eu égard les difficultés qu’on a pu localiser au départ. Mais le dispositif aujourd’hui de communication de télévision de service public est un dispositif extrêmement complexe et chacune de ces chaînes va aujourd’hui devoir définir son territoire, son périmètre, sa démarche, le type de programmes qu’elle va proposer au téléspectateur en fonction de la complexité justement de ce découpage, et donc en fonction des budgets avec lesquels nous allons travailler.

Alors venons-en au fait, la question du documentaire sur France 3. Permettez-moi de vous rappeler que l’équipe qui est en place est là depuis janvier. Et pour ce qui me concerne, depuis fin janvier, depuis un peu plus de quatre mois. Une chaîne de télévision ne se manipule pas comme une petite voiture. Une modification de programme est inscrite avec une inertie qui fait qu’une chaîne modifie son programme avec un rayon de circonférence extrêmement large. Nous nous sommes fixés une politique éditoriale rapide dans tous les secteurs. Elle était extrêmement précise immédiatement, hélas, dans le secteur du documentaire mal communiquée, nous reviendrons sur cette question. Nous avons fixé une politique qui tient compte d’un état de fait que nous avons trouvé en arrivant. Et il ne s’agit pas de critiquer un peu facilement la politique de nos prédécesseurs qui a été extrêmement saine. Nous avons trouvé une chaîne dans une situation économique solide avec un budget annuel de quatre milliard sept cents millions, trois mille quatre cents salariés, treize régions, une politique d’information extrêmement novatrice, toutes sortes de choses sur France 3 qui sont des points forts, et qui sont à mettre du côté des satisfecit que nos prédécesseurs ont pu en tirer.

Dans le domaine du documentaire et du magazine, il y avait une situation particulière. Cette situation est qu’il y a une dystrophie, une hypertrophie de la production des magazines. C’est la tendance naturelle de la télévision à fabriquer du magazine parce que la réponse aux besoins est rapide et immédiate. Faire un magazine c’est beaucoup plus rapide que de lancer une collection de documentaires. Vous savez très bien, entre un magazine qu’on peut mettre à l’antenne deux mois après, et un documentaire qui nécessite tout le temps d’investigation, de préparation, de montage financier, le temps qu’il soit à l’antenne, il y a un temps entre la décision initiale et la diffusion qui est très important et qui ne permet pas de modifier la couleur de l’antenne rapidement. Donc, du fait de cette inertie, du fait d’autres mécanismes, qui sont que les magazines peuvent être à un moment une contrepartie, une façon de remercier, de caser quelqu’un qu’on ne peut pas placer ailleurs, appelons un chat un chat et posons les vrais problèmes, le magazine est un système de production de télévision qui a à la fois un excellent accueil dans le public, mais qui a en même temps un certain nombre d’effets pervers. Donc, hypertrophie du magazine, avec un budget de plus de 300 millions, les chiffres ont été donnés – nous avons le souci de la transparence –, et d’un autre côté, sur France 3 ce que nous pouvons identifier comme le documentaire dans sa pureté originelle, c’est-à-dire le 52 minutes tel qu’il existe ou 45 minutes sur le plan international. Ces documentaires n’occupaient sur France 3 à notre arrivée en janvier que cinq heures par mois, à savoir les quatre heures de Planète chaude et une heure mensuelle dans le cadre de Zanzibar. Nous avons mis en place un plan, extrêmement difficile de la suppression d’un certain nombre de magazines, pour essayer de déplacer des budgets du secteur du magazine vers le secteur du documentaire. Ceci a suscité des réactions notamment dans la presse qui joue là un rôle extrêmement statique et paralysant. En dépit de ces résistances, l’idée est de transférer des budgets et de dégager des cases avec un désir d’avoir une politique en progression qui nous permette de passer de 5 heures en janvier 94, à 7 heures en septembre, et à 11 heures en janvier prochain. Soit sur une période de 12 mois, et ceux qui connaissent un peu la gestion d’une chaîne savent ce que ça représente, une augmentation de 110% des cases et des budgets qui vont avec. Parce que là aussi j’ai entendu dire beaucoup de bêtises.

Catherine Lamour, Canal Plus : On pourrait aussi donner la parole à la salle parce qu’on n’est pas venu ici pour écouter une conférence de France 3 à ce que je sache.

Jean-Pierre Cottet : Madame Lamour, prenez donc le micro.

Guy Séligmann : S’il vous plaît, Jean-Pierre Cottet, terminez votre intervention et Catherine Lamour aura la parole après…

Catherine Lamour : Je ne veux pas être désagréable, mais il est une heure moins vingt. Tout le monde a des rendez-vous professionnels dans le marché et donc si c’est la conférence de FR 3 qui a remplacé le débat entre les réalisateurs, les producteurs et les diffuseurs, moi je le veux bien, mais il faut le dire. Je m’excuse d’interrompre l’orateur, mais il y a quand même des choses à dire qui ne relèvent pas uniquement des relations entre FR3 et les producteurs et réalisateurs, ou le service public et les producteurs et réalisateurs. Je voudrais déplacer le débat, s’il vous plaît, et cela ne me paraît pas exorbitant vu la raison pour laquelle nous sommes ici.

Ce que je voudrais dire, premièrement, c’est que je trouve que dans ce marché généralement, dans la presse également, on parle beaucoup des choses qui ne se font pas, beaucoup des gens qui ne font pas ou qui devraient faire mais qui ne font pas, on ne parle pas beaucoup des gens qui font. Moi, je ne comprends pas pourquoi. On pourrait aussi dans cette même tribune traîner devant le tribunal les gens de TF1 et M6 si on ne considère pas qu’ils font assez pour le documentaire malgré tout, le service public n’est pas obligé de soutenir un secteur de la production. Un secteur de la production, dans tous les pays du monde, vit à cheval sur tous les diffuseurs du pays. Donc je crois qu’il faudra réfléchir au problème comme ça.

Nous sommes autant que tous les autres diffuseurs extrêmement concernés, extrêmement conscients des problèmes de notre profession. Je crois que Canal Plus, contrairement à ce qui a été dit tout à l’heure, est un acteur extrêmement significatif du marché, et moi je tiens à dire que, même si on est ici pour parler des problèmes qui sont posés par le service public, on ne peut pas poser le problème de la profession dans ces termes là. La profession vit aussi des intervenants du privé. Et là je veux dire clairement ici que non seulement nous ne sommes pas, comme on a été présentés tout à l’heure, des intervenants minoritaires, mais que notre budget concernant le documentaire tant en diffusion qu’en co-production est plus élevé que celui de FR 3. C’est pour ça que je crois qu’il faut remettre un petit peu les choses en place. Ensuite, je crois que…

Jean-Pierre Cottet : C’est faux !

Catherine Lamour : Ensuite, je crois qu’on est là à parler de beaucoup de choses qui sont périphériques aux véritables problèmes de la profession. Et la question véritable aujourd’hui est: comment fait-on pour monter des budgets qui correspondent à des programmes qui peuvent avoir une durée de vie supérieure à la journée où ils passent. Je sais que toutes les chaînes ont besoin de programmes de flux, et c’est à elles de régler leurs problèmes de circulation de produits quotidiens, mais on est ici pour parler de la survie d’une profession, et la survie d’une profession passe par des programmes qui ont une certaine durée de vie, qui auront – une fois qu’ils sont diffusés sur les chaînes françaises – une deuxième vie qui sera la distribution. Et si on est à Marseille aujourd’hui, c’est pour ça.

Il y a donc deux problèmes qui doivent être posés. Il y a d’abord celui de la collaboration entre diffuseurs français. Et là-dessus je tiens à dire publiquement que le service public devrait collaborer davantage avec les privés, parce que je ne vois pas comment aujourd’hui un programme qui coûte en moyenne 3 millions de francs de l’heure, c’est ça les véritables budgets internationaux, comment un budget de 3 millions de francs de l’heure peut être payé par un seul diffuseur. Il faut quand même qu’on prenne conscience ici que la France est un marché complètement arriéré sur ce plan-là, et un des seuls parmi lesquels il n’y a pas une organisation de la diffusion entre diffuseurs cryptés, diffuseurs câbles et diffuseurs de grande audience. Là-dessus, il faut totalement réformer les habitudes des diffuseurs français. Moi je suis tout à fait prête à le faire.

Guy Séligmann : Catherine, ne remplaçons pas une conférence de France 3 par une conférence de Canal Plus.

Catherine Lamour : J’ai terminé. Et en dehors du problème des fenêtres, il y a le problème de la longueur excessive de droits de diffusion qui sont pris par un certain nombre de diffuseurs et je maintiens que les syndicats ne se battent pas sur ce front-là. Et j’en ai terminé.

Guy Séligmann : Merci, mais juste pour remettre les choses en place, seul le service public, et on entend par là France 2 et 3, est assujetti à un cahier des charges, ce qui n’est pas le cas des chaînes privées. Et c’est dans les contraintes imposées par ce cahier de charges, à l’intérieur de ces contraintes que nous discutons. C’est quand même fondamentalement spécifique au service public, ça ne joue ni à TF1, ni à M6 ni à Canal Plus.

Jacques Peskine : Je crois qu’il est très difficile de faire cohabiter dans un même lieu plusieurs diffuseurs, parce qu’en France, il n’y a pas si longtemps que c’était la guerre entre diffuseurs, même publics. Je crois que, pour répondre en partie à Catherine Lamour, ceci n’est pas la conférence de presse du Sunny Side. Il y a un tas de choses à dire sur ce marché, on en est bien conscient. Ce n’est pas l’objet de cette réunion. Je ne crois pas non plus qu’il faudrait qu’il dérape un peu dans un autre sens, ce qui serait, et c’est ce qui me gêne à la fois, je l’avoue, dans certaines interventions à la tribune, et aussi dans la manière dont Jean-Pierre Cottet a repris cette balle-là au bond, ce qui me gêne dans sa bouche, c’est cette manière d’opposer le documentaire au public. C’est justement le contraire que nous voulons dire. Il n’y a pas lieu d’opposer le public au documentaire et en particulier à l’égard du magazine, parce que cet argument d’audience qu’on nous oppose au documentaire, il est ô combien souvent opposable aussi à de nombreux magazines. Ce que nous disons ici c’est que le documentaire est un programme qui marche.

Et d’ailleurs je suis surpris, – puisque j’en donnais volontiers acte à Canal Plus – qu’on me reproche d’avoir dit que c’est un programme qui marche et c’est une des choses que Canal Plus sait prouver. Il me paraît d’autant plus absurde que le service public n’exploite pas à fond ce genre, qu’en France le service public est censé avoir une ambition éditoriale plus grande. À tort ou à raison, c’est quelque chose qui est relativement reconnu en Europe. C’est d’autant plus regrettable que le service public n’assume pas cette ambition plus large dans le domaine du documentaire.

Alors je voudrais dire encore autre chose. Je crois que c’est vrai qu’à l’égard de France 3 les choses se sont éclaircies peu à peu. Je ne suis pas certain que jusqu’à aujourd’hui, Jean-Pierre Cottet se soit exprimé devant un public de professionnels aussi vaste. On est content de lui avoir donné cette occasion, mais après tout France 3 aurait pu se la donner tout seul. Et tant mieux si ça a pu se faire aujourd’hui même si Canal Plus a trouvé que l’intervention était trop longue.

À l’égard de France 2 la situation est loin d’être aussi claire. Et ceci n’est pas forcément dirigé contre la personne qui est là aujourd’hui. D’abord elle vient d’arri-ver, donc elle ne peut pas en être responsable. Mais c’est vrai qu’on est un petit peu gêné que le responsable des documentaires à France 2 puisse faire une interview dans un grand quotidien pour annoncer la politique de documentaires de sa chaîne, quelques jours seulement avant d’être remplacé. C’est vrai que pour les fournisseurs basiques que nous sommes, ça fait désordre. Et c’est une des raisons de nos inquiétudes, de notre angoisse, que Jean Pierre Cottet a bien repris tout à l’heure, et de notre irritation. Le documentaire est un genre difficile à produire pour lequel nous avons prouvé nos capacités, mais nous avons besoin d’interlocuteurs qui ont de la continuité dans leur démarche et qui s’expriment avec sérieux. On espère beaucoup que cela sera le cas. Jusqu’à présent, ça n’a pas été véritablement le cas.

Intervenant du public : J’aimerais entendre plus concrètement de Jean-Pierre Cottet, et de Béatrice Leproux de France 2, qui sont là, quelles sont leurs intentions concrètes de programmation, quels seront les budgets en jeu, pour les années à venir. Et comment peut-on savoir que ce qu’ils disent aujourd’hui va constituer une politique continue de leurs chaînes ?

Jean-Pierre Cottet : Pardon, Catherine, mais on me pose une question.

En vitesse, donc on est dans ce combat difficile qui consiste à passer du budget du magazine au documentaire. Le budget au début de l’année, tel qu’il m’a été communiqué par l’unité, était de 59 millions. Il est d’ores et déjà à 70 millions, et donc il y a une progression du documentaire.

La deuxième question touche à la politique éditoriale. Franchement il faut dire d’abord que la politique éditoriale appartient à une chaîne, je crois qu’on peut tous être d’accord là-dessus. La décision de faire plus de documentaires animaliers, géopolitiques, portraits etc. est en fonction de la personnalité d’une chaîne et de sa vocation. C’est ce que je disais au départ sur le découpage qui va être le nôtre entre Arte, la chaîne de Jean-Marie Cavada et les autres, cette ligne éditoriale va forcément bouger, et le service public va organiser sa production, sa ligne éditoriale en fonction justement de la personnalité de ses différentes expressions. C’est souhaitable. Par contre le problème posé à l’industrie du documentaire, c’est que les délais soient donnés pour lui permettre de s’adapter à cette ligne éditoriale. Là, c’est une autre question. C’est-à-dire qu’on ne change pas de politique du jour au lendemain comme on a fait pendant des années chez un certain nombre de chaînes qui sont victimes du turnover de leurs dirigeants, qu’on ne casse pas les industries et les commandes qui sont en cours. C’est une question dont j’ai conscience de l’importance puisque j’ai été moi-même producteur pendant 14 ans. C’est encore plus délicat dans la fiction. Je vous donne la garantie que le dispositif sera en continuité parfaite quelles que soient les décisions prises en termes de politique éditoriale.

Guy Séligmann : Est-ce que Béatrice Leproux voudrait dire deux mots ?

Béatrice Leproux, France 2 : Je voudrais avant tout me présenter parce que je suis toute neuve à France 2 et je voudrais juste répondre à une petite sottise qui a été écrite. Je comprends qu’elle puisse vous inquiéter, mais je ne suis pas une spécialiste du sitcom. J’ai fait six mois de sitcom dans près de vingt ans de vie professionnelle dont la majorité était du journalisme. Je n’ignore pas du tout ce qu’est le documentaire. C’est le genre que j’aime le plus à la télévision. Vous me direz que je ne suis que téléspectatrice, ce n’est déjà pas mal, j’adore ça. J’en ai fabriqué un il y a pas si longtemps, c’était le 5 juin si vous avez ouvert les journaux qui n’a pas si mal fonctionné. En ce qui concerne ma petite histoire, ça ira.

En ce qui concerne France 2…

Guy Seligmann : Est-ce que vous pouvez préciser quel était ce programme du 5 juin ?

Béatrice Leproux : Ce programme du 5 juin qui était diffusé en troisième partie du soirée, s’appelait Les petites histoires du grand jour, et c’était à propos du Débarquement. Donc c’est un projet qu’on a monté juste avant mon arrivée. Je suis arrivée le 9 mai à France 2 et on m’a confié le 10 mai une troisième partie de soirée pour le 5 juin. Désolée de n’avoir pas fait appel à un producteur. En tout cas, j’ai démarré comme ça et je n’en suis pas mécontente. Exactement, 52 minutes en trois semaines.

(applaudissements dans la salle)

Je vous en prie. S’il y en a qui l’ont vu et qui applaudissent, tant mieux; pour ceux qui ne l’ont pas vu, ce n’est pas la peine d’applaudir.

Sinon, en ce qui concerne la politique de France 2, je n’ai pas la prétention de la connaître par cœur parce que je suis là depuis deux mois, chargée des faits de société, des magazines et des documentaires. Je ne crois pas que France 2, par rapport à l’année dernière, retire des cases, au contraire. Elizabeth Couturier a tout mon soutien pour obtenir des cases supplémentaires dont elle parlera plus facilement que moi. Une case dans la troisième partie de soirée sur l’art, et on espère très, très fort une case de samedi après-midi soit pour des grandes séries, soit pour des documentaires unitaires de prestige, d’aventure, d’évasion etc. Donc en ce qui concerne plus précisément les programmes, les projets et les commandes en cours, il me paraît plus intelligent et plus honnête de passer la parole à Elizabeth Couturier. En tout cas, je ne suis pas quelqu’un à ne pas répondre à une question, et je soutiens à fond les documentaires et leurs producteurs.

Elizabeth Couturier : Sur France 2, la politique des documentaires n’a pas bougé depuis deux ans. Et le fer de lance de notre politique documentaire, c’est Première Ligne, qui est en deuxième partie de soirée le mercredi à 22h30. La deuxième partie de soirée sur France 2, ça n’a rien à voir avec un documentaire qui passe sur une autre chaîne parce que, il ne faut pas se raconter des histoires, on est quand même frontal avec TF1. Et ce n’est pas pour ça que le documentaire sur France 2 a abandonné les auteurs. J’ai une liste là d’auteurs avec qui nous avons travaillé. Des gens comme Jean-Pierre Beaurenaud, Joël Calmet, Daniel Karlin, Agnès Varda, René-Jean Bouyer, Yamina Benguigui, Patrick Volson. Il me semble que ce sont tous des noms d’auteurs reconnus. Simplement, dans Première Ligne, on leur demande de faire des faits de société parce qu’apparemment c’est ce qui attire le plus le public. Mais on a la même exigence d’écriture et de construction pour ces documentaires-là, et ces documentaires-là sont vraiment des films qui tiennent le coup, qui montrent que le documentaire peut tenir le coup à 22h30 avec une concurrence très forte. Et je crois que c’est un vrai combat du documentaire qu’il faut mener.

Guy Séligmann : En termes de budget, ça fait combien ?

Elizabeth Couturier : Vous savez qu’à France 2 les responsables artistiques ne sont pas maîtres de leur budget et une case égale un budget. Alors s’il faut donner un budget, s’il faut donner un chiffre sous toute réserve, le coût que donne la chaîne c’est en moyenne entre 500.000 et 600.000 francs par documentaire de 52 minutes y compris les moyens techniques, mais sous réserve, car cela varie au cas par cas.

Alors dans l’idéal, on aurait une autre case. Ça fait deux ans qu’on réclame une autre case de documentaire de création à une heure moins exposée. Mais encore une fois je pense que cette case exposée est bien pour le documentaire et le combat du documentaire. Montrer qu’un documentaire en deuxième partie du soirée peut faire 20, 25, même 30% des parts de marché, ça c’est un vrai combat du documentaire.

Xavier Carniaux : Jean-Pierre Cottet a dit : vous serez tous d’accord avec nous pour dire que la définition d’une ligne éditoriale appartient à une chaîne. C’est vrai, nous serons tous d’accord pour dire que la ligne éditoriale appartient aux chaînes. Cela dit, à l’intérieur de ça, la question n’est pas de savoir ou n’est pas seulement de savoir s’il y a des cases documentaires ou non, la question est de savoir quel type de documentaire y mettre. Encore une fois comment, en fait, peut-on se poser non pas uniquement en termes de traducteur d’une ligne éditoriale vers un public estimé le plus large possible, mais aussi en termes de traduction des désirs d’auteurs, de créateurs pour faire des œuvres. Et là où nous, producteurs, nous nous estimons un des maillons essentiels de la chaîne, c’est dans la mesure où, certes, nous avons à garantir à la chaîne que les œuvres que nous leur donnons correspondent à leur ligne, mais nous avons encore un autre devoir encore plus fondamental pour nous qui est d’essayer de promouvoir les œuvres d’auteurs, de créateurs. Pour nous, cela paraît indispensable, parce que c’est le tissu même de la création qui est en jeu. Alors je voudrais savoir comment à l’intérieur d’une ligne éditoriale qui est celle définie par France 3 – les grands auteurs – on doit concilier cette politique de ligne et en même temps une vraie politique de création.

Guy Séligmann : Jean-Pierre Cottet, souhaitez-vous répondre, parce que là c’est effectivement un problème de fond ? Même si vous avez l’intention de déplacer de l’argent dans les proportions annoncées tout à l’heure de la production de magazine, vers le documentaire, comment peut-on soutenir dans le respect du cahier des charges qui est en train d’être discuté, tel qu’il a été présenté au dernier Conseil d’Administration de France 3 et France 2 d’ailleurs, comment peut-on soutenir réellement une politique de « documentaire de création », c’est un terme administratif comme ça, mais en fait il s’agit de films documentaires. De Murnau à Jean Rouch, on sait très bien ce que cela veut dire. Vous-même, vous avez été producteur pendant 14 ans, vous le rappeliez. Alors comment peut-on sérieusement et réellement soutenir une politique de production de films documentaires avec aussi peu d’argent ?

Jean-Pierre Cottet : Il me semblait que ce n’était pas tout à fait cette question-là qui était posée. C’était lié à la ligne éditoriale, à la liberté de création, de l’état de la liberté de création et la ligne éditoriale d’une chaîne à travers cette collection de 260 grands auteurs, puisqu’on va en programmer un par semaine jusqu’à l’an 2000. L’autre question que vous posiez, c’était la question des moyens financiers. Mais ces deux questions se rejoignent, parce qu’en effet, lorsque France 3 annonce qu’elle va mettre 600 000 francs (en cash et en industrie) sur chacun des 260 portraits, il est évident que c’est une somme qui est insuffisante pour les produire. En même temps, lorsqu’on lance cette collection, nous avons un souci à la fois de programmateur et un souci de producteur. En plus on n’a jamais voulu que cette collection soit l’arbre qui cache la forêt. C’est une expérience, comprenez bien, ce n’est pas un effet d’annonce de FR 3. C’est un produit expérimental pour voir si on peut ensemble conduire une politique de production à caractère « industriel », et les gens de S2PA nous reprochent dans la démarche de promouvoir une politique industrielle, mais c’est en effet un des aspects qu’on souhaite explorer avec vous. Est-ce qu’il est possible, sur une collection aussi large, sur une durée aussi longue, d’essayer de sortir de ce rapport un peu pervers qui est le rapport classique entre le diffuseur et le producteur ? Cette espèce de rapport qui consiste à dire: je te commande une heure, je te donne 400.000 francs, on donne un peu d’argent et puis on attend une heure de documentaire et le producteur cherche de façon absolument désespérée à compléter le budget avec des méthodes que je connais, que j’ai pratiquées pendant des années.

Donc je me suis posé cette question: est-ce qu’on ne peut pas essayer, indépendamment de tout ce qu’on fait par ailleurs, de lancer une collection qui pourrait être un chantier sur lequel on va expérimenter de nouvelles méthodes de production une télévision un peu différente et qui nous permettrait de faire venir d’autres diffuseurs et financeurs ? On discute en ce moment avec les gens de la Sept et d’Arte; l’INA vient de donner son accord pour rentrer en coproduction, la Direction du Livre va apporter de l’argent. C’est-à-dire que les 600.000 francs de France 3 et le chantier que nous lançons seront un point de départ qui peut nous permettre de dire aujourd’hui, à chacun des producteurs, que nous sommes en situation de garantir presque un million deux par heure. Mais j’ai toujours pensé qu’un diffuseur était plus fort qu’un producteur isolé. Et donc, en arrivant à FR3, j’ai pensé que cette chaîne pouvait travailler avec les producteurs, être une sorte de bouclier, et qu’on pourrait ensemble trouver de l’argent et dégager des marchés.

Ensuite la question des auteurs est, entre autres, une question économique et technique, parce que le CD-I, CD-Rom, beaucoup en parlent, mais il y a peu d’expériences en cours. On peut penser à une anthologie, et on peut peut-être penser ensemble pour voir ce que cela veut dire, ce qu’on peut essayer d’y mettre. Je ne sais pas, je n’ai pas de réponse sur ces technologies, mais il me semble qu’à partir du moment où on va faire 260 heures, ça veut dire des modes de production, des modes de diffusion, des modes de financement radicalement différents.

Et enfin, quel est la place de l’auteur, de la création, lorsqu’on lance une collection dont l’existence ne peut être justifiée que par une très forte homogénéité ?

Lorsqu’on lance chez Gallimard par exemple, les Découvertes, que devient l’auteur du bouquin sur les baleines, sur les pyramides etc.? C’est un débat, mais ce n’est pas un débat qui n’est abordé qu’ici. On travaille avec Claude Guisard qui est ici dans la salle. On s’est réuni avec Christian Franchet d’Esperey, dont personne n’a cité le nom et qui représente France 3 pour les documentaires, depuis des semaines avec des auteurs pour essayer de voir quel est le cahier des charges qu’on peut faire pour une collection comme celle-là. Pardonnez-moi d’être long, mais on est au cœur du sujet. Et on ne dérive pas par rapport à cette conférence.

Comment peut-on faire un cahier des charges précis, une sorte de bible à laquelle les producteurs de fiction sont aujourd’hui habitués, et en même temps quelle est la marge qu’on peut laisser pour que ce documentaire ne soit pas ennuyeux, ne soit pas monolithique, une répétition de la même chose, et donc laisser la place à l’interprétation. Faire en sorte que le Gide parle de Gide. C’est un débat en cours.

Et il est hors de question de parler de délits d’initiés. Cette collection est organisée pour permettre également à beaucoup de sociétés de produire. Là aussi, il y a contradiction; à la fois il faut donner ça à de nombreuses sociétés de production françaises pour créer un chantier et apporter un petit plus par rapport à ce qui se fait. Ce n’est pas ça qui va sauver la production française, soyons clairs, mais c’est un petit plus. Et deuxièmement comment faire pour donner suffisamment d’heures de production à chacun pour qu’il puisse trouver l’équilibre économique. Produire une heure, et on a des difficultés à trouver des coproducteurs. Par contre si vous produisez cinq heures dans lesquelles on produit à la fois Mauriac, Miller, Hemingway, Dos Passos, vous aurez un partenaire américain qui va venir. On se dit qu’on va donner cinq, six heures par société pour que les sociétés trouvent un équilibre. Donc, ça veut dire que la première vague de commandes qui arrivera en septembre lorsqu’on aura fait notre bible, lorsque nous serons clairs nous-mêmes sur la forme, cette première vague s’adressera à une dizaine de sociétés. Et là, je m’en suis expliqué avec le Club du 7 octobre qui a eu la clarté de démarche de venir débattre, il y a en effet le problème des petites sociétés. C’est-à-dire des gens qui font un documentaire, qui ne doivent pas être zigouillés par une démarche qui est sur le fond une démarche économique. J’appelle ces sociétés qui sont isolées et qui peuvent par moments avoir une légitimité particulière par rapport à tel ou tel auteur, qui aurait plus de facilité pour accéder aux archives etc., qui peuvent avoir un goût particulier, un réalisateur particulier, j’appelle ces sociétés à se regrouper, par quatre ou cinq sociétés. Vous le faites. L’intelligence de ce marché c’est qu’il permet ce qui ne se fait pas au MIP. Vous travaillez ensemble. Il faut se regrouper pour qu’on puisse faire des commandes groupées dans certains cas de façon à ce qu’on puisse garder un équilibre économique. Donc nous allons répartir ce marché suivant des critères qui vont être définis après.

François Manceaux : Je ne crois pas qu’il faut qu’on soit dans un règlement de comptes mais il faut dire les choses qui sont non-dites. On est devant un problème idéologique du documentaire. À la question que Xavier Carniaux a posé tout à l’heure, vous avez affirmé lors d’une autre conférence de presse que vous ne donnerez pas des moyens à Chris Marker pour faire des films sur France 3. Je pense que cette question se pose aussi pour France 2. Tous les cinéastes documentaristes ici à Marseille qui ont un film à Vues sur les docs sont des Chris Marker en puissance. Ce cri d’alarme que nous devons donner, nous n’allons pas vous faire réformer votre ligne éditoriale à une heure de l’après-midi aujourd’hui, mais il faut que la presse entende ce cri d’alarme. Il est primordial pour nous que tous les Chris Marker en puissance puissent s’exprimer sur France Télévision.

Guy Séligmann : Et ça fait partie du boulot. Une fois de plus, le cahier de charges du service public définit ce genre de travail. Il est bien vrai que, pardonnez-moi d’insister derrière François Manceau mais c’est le représentant d’une société d’auteurs qui parle, il est bien vrai que dans l’état actuel de ce que vous nous avez dit, Jean-Pierre Cottet, Béatrice Leproux, et Elizabeth Couturier, il n’y a pas un pour cent des films qui sont diffusés ici qui ont une chance d’être vus un jour sur les deux chaînes principales du service public. Et c’est ça qui est extrêmement grave.

Intervenant du public : Il y a Les Catholiques face au nazisme, que j’ai produit et qui est sur ce marché qui va être diffusé par France 2, il faut être sérieux.

Guy Séligmann : Il y a un pour cent, il y en a quelques-uns, mais ça laisse 99% sur le carreau.

José Chidlovsky : J’aimerais intervenir quelques secondes. C’est assez curieux, assez paradoxal de faire une expérience qui va durer jusqu’à l’an 2000 en disant: on va lancer une chose, on ne sait pas si ça va marcher. C’est aussi paradoxal de lancer une série sur les auteurs du vingtième siècle quand on ne sait pas lire un communiqué qui fait 3 colonnes et au sujet duquel l’on profère des propos inexacts. Mais ce n’est pas tellement ça qui m’inquiète. Ce qui m’inquiète par rapport à ce projet collection d’auteurs, c’est le fait que les produits, les films seront, d’après ce que j’ai compris, un-formes. Il n’y a pas de place pour les auteurs sur ce programme sur les auteurs. C’est quand même là aussi très paradoxal et inquiétant.

Joelle Miau, rédactrice en chef « Connaissances de la Science », TV 5 : Je suis un peu choquée parce que je trouve votre réflexion un peu réductrice. En tant que rédacteur en chef d’un magazine scientifique sur TV5 depuis deux ans, j’ai un cahier des charges très lourd. Il est complètement imposé à la fois par TV5 et aussi par l’Association des Universités de Langue Française qui est financeur de cette collection. Au départ j’étais aussi choquée par ce cahier des charges aussi précis, parce qu’ils tenaient à en faire des produits dérivés, des cassettes, peut-être un jour des CD-Rom etc. En même temps je trouvais cela formidable, parce qu’effectivement il n’y a pas tant de magazines scientifiques sur les chaînes que des institutions extérieures se décident enfin à financer, c’est-à-dire des universités. Et je peux vous dire que tous les gens qui travaillent avec moi, qui sont des réalisateurs, n’en reviennent pas finalement de la manière dont ils ont été poussés en avant par notre réflexion sur la notion d’auteur. C’est-à-dire, je dirais un petit peu en forme de plaisanterie, il y en a eu un qui, un jour, inventa les dix commandements qui étaient pourtant dictés par quelqu’un de plus fort que lui. Les dix commandements ce n’est pas n’importe quoi, c’est quelque chose qui est toujours valable. Et quand on se retrouve avec un cahier des charges, finalement ça pose le problème du déplacement, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est pas tout à fait solitaire, d’un espèce de narcissisme échevelé, et qui vous oblige à travailler en groupe, souvent en dialogue avec des institutionnels avec qui on n’a pas l’habitude de partager le travail – je pense aux universitaires.

Je peux vous assurer que je n’ai jamais été autant auteur – les réalisateurs qui travaillent avec moi depuis deux ans le disent de la même manière – que depuis qu’on a un cahier des charges précis et qu’on est obligé de travailler avec des partenaires multiples. Ce n’est pas une panacée. Je ne veux pas réduire non plus le discours de ce que doit être absolument une définition d’auteur à ce que je viens de dire. Loin de là, moi aussi je continue de penser que mon expérience n’en est qu’une. Mais en tant qu’auteur, je pense que ça peut aussi être une ouverture. Aujourd’hui, avec l’évolution de la société, du rapport au savoir d’une façon terriblement exponentielle, on est obligé d’en avoir non pas une seule définition d’auteur mais peut-être des tonnes. Et ça en fait partie. Pourquoi ne pas en balancer des expériences avec des cahiers de charges qui soient proches de ce qui est aujourd’hui une industrie audiovisuelle, c’est-à-dire une industrie collée à la crise. C’est une des choses qu’on peut fabriquer. Dans l’ensemble du travail des auteurs, il y aura toujours des Chris Marker, heureusement,

Guy Séligmann : Encore faut-il qu’ils aient l’argent, enfin Chris Marker se débrouille tout seul…

Joelle Miau : Alors pourquoi Chris Marker ne séduit-il pas des gens comme ça qui ont envie de financer des séries ?

Guy Séligmann : Parce qu’il n’a pas de case pour être vu. Et quand vous avez commencé à parler…

Joelle Miau : La case dont je vous parle a été totalement créée par des universitaires.

Guy Séligmann : Madame, vous êtes représentant d’un magazine. Vous avez commencé en vous identifiant comme responsable d’un magazine. Ce dont nous parlons ici est une politique de documentaire dans la télévision de service public. C’est autre chose.

Joelle Miau : Mais pourquoi ne pas être ouvert à d’autres démarches, d’autres approches ?

Guy Séligmann : Il ne s’agit pas de ça. Jean-Pierre Cottet a eu la clarté de le dire, il ne faut pas que la série des grands auteurs soit l’arbre qui cache la forêt. Nous, ce qu’on pense en fait, c’est que ça va pomper tout l’argent de la production documentaire.

Jean-Pierre Cottet : Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai.

Guy Séligmann : Je ne demande pas mieux que d’être démenti.

Jean-Pierre Cottet : C’est démenti.

Guy Séligmann : Combien ?

Jean-Pierre Cottet : Il y a aujourd’hui un budget du documentaire qui est de 70 millions. Il y aura un budget complémentaire pour cette case-là. C’est tout.

Guy Séligmann : Un budget indépendant.

Jean Pierre Cottet : S’il vous plaît, il y a suffisamment de problèmes dans ce secteur sans chercher des trucs qui sont faux. Guy, c’est faux.

Guy Séligmann : Tant mieux.

Jean Pierre Cottet : Le budget aujourd’hui qui est de 59,8 millions, je vous le répète, qui sera de 70 millions, je l’ai dit déjà il y a deux mois, le 28 février, je dis les mêmes chiffres, il vaut mieux se répéter que de se contredire, et en ce qui concerne cette case d’auteurs, elle sera financée par des apports supplémentaires hors des 70 millions.

Guy Séligmann : Je vous demande tous de noter cela scrupuleusement.

Michèle Lemeur, Smart Move : J’ai l’impression d’assister à une mutation en direct. Cette année le Sunny Side a consacré une grande partie des colloques au multimédia et on trouve partout présent dans les discussions et les débats qui s’amorcent, et puis dans les conflits qui apparaissent, ce problème-là. Je vais m’expliquer très brièvement. Je produis, outre des documentaires, des programmes interactifs sur CDI et il apparaît dans ce milieu que je commence à fréquenter, qu’on ne parle pas d’auteur. Il apparaît que dans ce milieu pour le moment, on parle d’autoroutes de l’information. Il apparaît que dans ce milieu pour le moment, on parle de gros sous, de concentration d’entreprises, on parle d’éditions, on parle de produits, et on ne parle pas de programmes. On parle d’écriture collective, on ne parle pas d’auteur, et je crois que c’est cette mutation qui est en train de se passer aujourd’hui. C’est-à-dire que quand on commence à poser la question de quel programme on va pouvoir proposer aux spectateurs dans une chaîne, quand une chaîne de télévision comme France 3 commence à se poser la question de la série, le problème n’est pas tant de savoir s’ils ont raison, s’ils ont tort, s’ils ont 70 millions ou 50 millions pour le faire, le problème est de comprendre qu’il s’agit d’une mutation de l’audiovisuel. Est-ce bien, est-ce mal, ce n’est pas moi qui vais en faire la réponse ici, d’autant que je suis un petit peu entre deux chaises. Et dans ce cadre-là, le producteur d’un programme classique, les producteurs de documentaires dont on est tous ici, ont, premièrement, à se défendre et, deuxième, à muter. Je veux dire par là qu’ils ont, primo, à continuer à préserver le droit des auteurs, la qualité des auteurs sans quoi nulle civilisation n’existe, et ils ont d’autre part à muter dans la mesure où, effectivement, s’ils restent en arrière avec une vision à l’unité de chacun des programmes, ils ne pourront plus s’intégrer dans ces autoroutes de l’information et dans ce cadre technologique et industriel qui est largement plus important sur le plan financier que ce qui s’est passé jusqu’à présent dans l’audiovisuel en France et dans le monde. C’est pourquoi moi, je lance un cri d’alarme: commençons à connaître un petit peu le milieu de ce qui va venir, c’est-à-dire, effectivement les programmes multimédias et la consommation à outrance de l’image, du texte et du son et non plus de l’interprétation du monde d’un auteur. C’est un cri d’alarme que je lance c’est vrai, mais c’est aussi un cri de ralliement. Allons-y, allons-y tous dans ce nouveau secteur et imposons-y nos vues, c’est-à-dire les vues des auteurs.

(applaudissements)

Ralph Arlyck, producteur indépendant, États-Unis : Je ne connais rien de votre histoire, mais je peux ajouter un peu de perspective, parce que c’est vrai même si c’est triste que souvent notre présent devient votre avenir. Je dois dire que la situation actuelle avec PBS aux États-Unis est qu’il n’y a presqu’aucun documentaire unitaire à l’écran, tout est programmé en séries. Et c’est très, très rare qu’un documentaire puisse être diffusé qui ne fait pas partie d’une grosse série. Je vous conseille de ne jamais oublier que le mot « publique » dans l’idée de télévision publique veut dire quelque chose et que les producteurs indépendants ne sont pas le public. Vous faîtes partie d’une élite, vous pouvez parler très bien et tout ça, mais vous êtes beaucoup plus proches du public qu’une institution. Toutes les institutions ont tendance à s’ossifier. Toutes ces raisons pour lesquelles on ne peut pas faire un programme, se réduisent toujours à un choix individuel qui correspond à un impératif institutionnel. Et si vous oubliez cela, comme nous l’avons oublié, vous vous trouverez dans cinq ans dans la même situation que nous.

Guy Séligmann : Je ne pense pas qu’on l’ait oublié, parce que Jacques Peskine l’a rappelé tout à l’heure, le documentaire d’auteur a un public et se vend. Et c’est ça qui se vend et pas ce qui est pris dans des grandes séries.

Jacques Bidou : Je ne crois pas qu’il y ait des autoroutes de l’industrie sans création. Si les créateurs disparaissent, ça devient stérile, ça se dessèche. C’est pour ça que nous sommes là, c’est ça le problème de fond. Il y a tout une logique, Elizabeth Couturier disait: nous avons une heure en « Première Ligne » face à TF1. D’abord, peut-on se satisfaire de ce qui nous a été dit en initiative de service public par France 2 et France 3 ? Première question. Deuxième question, nous sommes tombés maintenant, et nous avons glissé, ce n’est pas récent, nous avons glissé dans une logique qui consiste à définir des parts de marché, des créneaux d’horaires, des produits faits pour ces créneaux d’horaires pour répondre à une confrontation permanente dans la course à l’audience face au secteur privé, qui conduit à passer des commandes pour des produits à des producteurs qui les commandent à un réalisateur. Cet ordre est la mort de la création. Il peut y avoir une part de démarche dans ce sens, mais nous avons impérativement besoin, nous, de lever les auteurs qui ont une forte relation avec la réalité, qui sont dans une situation d’urgence de création, pour les porter à la télévision. C’est cela que le public a besoin d’avoir. Cet ordre de choses est impératif. C’est ça qui, aujourd’hui, est en train de disparaître. Nous, l’ensemble des producteurs, nous ne sommes pas un syndicat de défense des auteurs, nous sommes des gens qui avons besoin de penser au public pour défendre des œuvres car sans création, il n’y aura pas d’industrie, il n’y aura pas d’autoroute si on dessèche ce secteur. C’est ça que je dis aux diffuseurs; il n’y a pas assez de place pour un genre fondateur, car le documentaire est fondateur de l’ensemble de l’expression audio-visuelle. On l’a vu par rapport aux magazines. Il n’y a pas assez de place, et il faut absolument préserver la capacité de faire monter des œuvres par des auteurs qui ont besoin de témoigner par l’expression cinématographique et audiovisuelle d’une réalité. Et nous, notre rôle c’est de les porter à la télévision, que la télévision puisse les accueillir, et pas simplement de définir des produits qu’on commande à des producteurs, qu’on essayera ensuite de commander à des auteurs qui devront selon le cahier des charges les exécuter.

(applaudissements)

Guy Séligmann : On va peut-être arrêter là. Je veux seulement noter qu’on est le 18 juin, et que si le Général De Gaulle devait compter sur l’audimat pour lancer son appel, on ne serait sans doute pas arrivé au débarquement quelques années plus tard.

Transcrit par Michael Hoare


Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 145, 3e trimestre 1994)