Quelques réflexions en Inde

« Délivrance » de Satyajit Ray

Alok b. Nandi

« Je ne sais qui peint des images sur les écrans de notre mémoire, mais à coup sûr, ses tableaux sont des œuvres d’art. Il ne reproduit pas machinalement tout ce qui se passe. Il prend et laisse ce qu’il lui plaît, agrandit ou diminue les événements, sans scrupule, il relègue au second plan ce qui se trouvait au premier et met en vue ce qui se cachait en arrière; en un mot, son œuvre est celle d’un peintre et non pas d’un historien. »

C’est ainsi que le grand poète indien Rabindranath Tagore commence ses Souvenirs, qu’il rédige en 1912, dans sa cinquantième année, avant son départ pour un long voyage en Occident, avant de recevoir le Prix Nobel de Littérature, un an plus tard. Cet immense artiste, poète, écrivain, dramaturge, compositeur et peintre parle de cinéma dans une lettre, le 26 novembre 1929, soulignant sa déception pour le septième art d’alors : « Une forme artistique se définit par rapport à son medium, son support. Ma conviction profonde est qu’on ne voit pas encore la nouvelle forme d’art qui aurait dû émerger de ces images mouvantes… Elles sont encore esclaves de la littérature; il n’y a pas encore d’artiste qui peut l’en libérer, par son génie. Dur labeur, car ces images demandent beaucoup d’argent, pas que du génie créatif. La chose vitale est la mobilité des scènes. La beauté et la grandeur de cette forme mobile doit se projeter de manière à autoriser l’expression de l’art sans avoir recours aux mots. Un langage doit émerger avec un sens pour ainsi sortir de ce piètre état. »

On sait que Tagore s’intéressait peu aux images qui bougent, et ses commentaires reflètent plutôt l’état d’un cinéma au Bengale, en Inde, qui le laisse perplexe, à la fin des années trente.

Prolongeons ce voyage en Inde, surtout après-guerre. Partons à la rencontre d’autres façons de regarder, de lire le réel. Dans le lointain Bengale, celui qui marqua Jean Renoir, lors du tournage Le Fleuve. Et nous tombons à nouveau sur Rabindranath Tagore qui a influencé Ritwik Ghatak et Satyajit Ray, sur Mrinal Sen…

Autres façons de regarder, de fonctionner, de vivre. Une touche lyrique sous-tend toute activité créatrice dans cette partie du monde qui a connu au XIXe siècle sa Bengal Renaissance, mouvement influençant tous les artistes et les intellectuels et dont les héritiers furent Tagore et Ray.

Ce lyrisme bengali qui a empreint le verbe, la note, a-t-il touché l’image ? Le cinéma a-t-il trouvé son propre langage en Inde ? Indéniablement oui, contrairement aux écrits de Tagore en 1929. Il suffit de voir ou revoir Pather Pantchali, ou de réunir les réactions que ce film a engendrées au fil des années.

D’emblée, on note deux caractéristiques valables pour presque tout le film: la notion de caractère documentaire (dans le sens du mot « document ») s’accroît avec la distance et le temps. En d’autres termes, plus un film est vieux, plus le public devrait appréhender des données documentaires dans le film qu’il visionne; de même, si le contexte du sujet et de son tournage est lointain pour le spectateur occidental – scènes en Inde, au Japon –, le film pourrait être perçu comme plus documentaire, car aussi apportant des informations sur un univers différent, une société aux mécanismes d’interaction différents.

Ainsi en est-il avec le film Délivrance. Un des rares films de Satyajit Ray en langue hindi. Un des rares films pour la télévision qui « touche » à l’intouchabilité. Un film de fiction qui « documente » sur les castes, sur le rapport féodal entre les intouchables et les brahmines. Le souci de reconstituer le réel est tel qu’on se trouve souvent à visionner un film documentaire.

Ce moyen métrage d’une heure environ incite à soulever de nombreuses questions. Que ce soit sur le sujet ou sur le tournage, le mode de « re-création » du réel. Il nous lance aussi un désir d’abolir classifications et surclassifications dans les systèmes qui nous régissent. « Délivrance » des processus pour laisser aux contenus la possibilité d’exprimer du sens.

Cette fiction, adaptée d’une nouvelle de l’écrivain hindi Premchand, et réalisée en 1980 pour la télévision indienne par le cinéaste bengali Ray, nous montre comment tout système humain qui se veut « idéal » dans une logique de valeurs tirée à travers les siècles, se déshumanise. Veut-il nous dire que la féodalité est inhérente à toute organisation, à tout groupement humain ? Je le crois; c’est du moins mon hypothèse de travail. Il nous lance aussi des questions liées aux « genres » cinématographiques.

En effet, il s’agit d’un film de fiction riche en éléments documentaires, qui nous apprend sur une société du lointain, qui engendre des débats en cette fin de vingtième siècle. Le cinéma aide-t-il à poser plus de questions ? Oui. Car il permet de nous rendre moins aveugle, ou le devrait. Mais un film ne change rien à la société, ou si peu.

Satyajit Ray est surtout un réalisateur de films de fiction, outre le fait d’être écrivain, illustrateur, compositeur de la musique de ses films. Il a aussi réalisé quelques films documentaires, sur le poète Tagore, sur un peintre-son professeur de peinture, sur la danseuse Bala, sur son père Sukumar Ray. À l’issue de la réalisation de son premier documentaire, en 1961, sur Tagore, Ray confesse la difficulté de réaliser un tel travail, l’immensité et la difficulté de la recherche de l’information. En effet, dans la fiction, on invente, on imagine; dans le documentaire, on trouve. Or, pour trouver on doit chercher et cela demande un effort, souvent considérable. D’où son souhait de se cantonner à la fiction. Attitude peut-être paradoxale, par rapport à la « solide réalité » qu’il recrée dans ses films, aux détails qu’il veille à respecter. Ce qui a même fait dire à certains que Ray est de veine « neo-réaliste ». Assimilation rapide suite au choc ressenti par le cinéaste bengali à la vue du Voleur de bicyclette, de De Sica, mais qui n’intègre pas un fait vital ; plus de 80% des scènes tournées par Ray le sont en studio.

Bref, « trouver le réel » ou « Imaginer la réalité » ? La question est-elle importante ? Qu’on parle de fiction ou de documentaire, ce qui compte c’est 1 attitude, le point de vue du cinéaste, qui lui est empreint du parcours, des expériences, car « les images sur les écrans de notre mémoire » reflètent dans tout travail d’expression qu’on entreprend, en fonction du « support » que l’on choisit. Évitons toutefois les simplifications abusives, car les outils pour « fabriquer » le film se sont forgés à travers les expériences de déjà un siècle de cinéma. Plusieurs de ces moyens et méthodes ont montré leur pertinence, résultant en des discours éclairant ou réagissant contre des faits sociaux, politiques ou économiques. Délivrance entre dans cette ligne, tout en étant une fiction. Il suffit de suivre le jeu des deux personnages principaux, l’intouchable et le brahmane, pour vivre les tensions. Ray trouve l’équilibre optimal et rend cet univers avec subtilité; la situation noie le fait que la scène a été « recréée ». Le document est perçu comme juste, tant pour nous spectateurs éloignés de ce pays, que pour l’habitant du village indien qui côtoie les Intouchables et ces brahmanes. Soulignons aussi que la nouvelle que Ray a adaptée a été écrite au début de ce siècle par le célèbre écrivain « documentariste » Premchand, connu pour rendre des émotions vraies avec le verbe, avec la prose. Comme Tagore, un autre maître du mot, qu’on tarde à découvrir ici en France, en Europe.

À bas donc les clivages de tous ordres au cinéma : fiction, documentaire… Délivrance ! Ce sont les émotions qui importent, à travers une histoire, un récit. Et on a tous besoin de nos histoires comme de nos rêves, pour rendre la vie supportable, de nos mythes comme de nos poèmes, pour voyager tout en restant dans nos villages. Vues de loin, ces histoires sont d’autant plus fascinantes qu’elles éclairent des comportements et balaient des perceptions simplistes conviées avec force en cette fin de siècle par les médias, la télévision. Il semble que la différence, l’altérité perturbent trop souvent nos égos. À nous, artistes, penseurs, acteurs culturels, donc de veiller à combattre ces paradigmes réducteurs.

De Nanook, de Flaherty, à Agantuk, de Ray, en passant par Ghatak, par Imamura, par Solanas, laissons aux voix du monde la possibilité de s’exprimer, grâce à ces « anthropologues » du vingtième siècle, apportant chacun leur part de magie, de poésie, des images sur les écrans de leur mémoire. Veillons toutefois à replacer le mot anthropologie dans un contexte actuel : l’ensemble des sciences et des arts qui « lisent » l’humain, avec une naturelle profusion de possibles et divers paradigmes.

N’oublions pas qu’il est le propre de l’homme de segmenter; cela le rassure, lui. permet de soi-disant réfléchir; mais à force de disséquer il en oublie le respect de la nature humaine. Donc, plus que jamais, Délivrance des systèmes pour donner à la nature humaine la possibilité de s’exercer dans le respect de son environnement et des autres. À ce titre, le film de Ray, Délivrance ne demande qu’à envoyer ses charges et ses décharges d’émotions.

La fiction, l’histoire ne sont que prétextes, comme cet écrit, pour essayer de filmer une réalité de l’ailleurs.


  • Délivrance
    1981 | Inde | 45’ | 35 mm
    Réalisation : Satyajit Ray
  • Nanouk l’Esquimau
    1922 | États-Unis | 1h19 | 35 mm
    Réalisation : Robert J. Flaherty

Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 145, 1er trimestre 1995)