Entretien avec Diane Sara Bouzgarrou, à propos du film Je ne me souviens de rien
Nina Moro
Que faire lorsque la mémoire s’échappe ? Filmer pour se rappeler ? Monter pour reconstruire ? Diane Sara Bouzgarrou fait un film à partir de ce qui lui reste d’une mémoire défaillante, à partir de fragments de souvenirs, de trous noirs à combler. Cette mémoire n’est plus sienne, elle est carte amovible, disque dur externe. Pour tenter de se retrouver, voir derrière ses yeux d’avant, il lui faut mettre de l’ordre dans cette profusion d’images quotidiennes, cette mosaïque anarchique d’instants enregistrés qui n’avait pas au préalable, vocation à faire cinéma.
Lors de la première scène, elle se présente au public filmée à travers la caméra d’un ami. À sa demande « Fais-moi voir ce que tu filmes ? », l’ami répond « C’est toi ». Son visage est caché par l’image que filme un portable intercalé entre la réalisatrice et la petite caméra. Deux visages pour un troisième regard. Un visage d’un moi finalement étranger, devenu numérique, un visage de chair caché, celui d’un souvenir désincarné, et le regard de l’altérité. Celui de l’ami, celui du public, et le sien, à la redécouverte de son image.
Nina Moro : Avant de nous intéresser à votre film Je ne me souviens de rien, pouvez-vous évoquer des projets qui l’ont précédé ainsi que votre formation ?
Diane Sara Bouzgarrou : J’ai commencé à Bordeaux, ma ville natale, une formation universitaire, puis j’ai continué à Montréal, et en master à Paris. Le documentaire n’était pas du tout une évidence pour moi, j’étais plutôt tournée vers la fiction. J’avais des goûts qui n’étaient pas forcément axés sur le cinéma des marges. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert le genre de l’essai, le cinéma de recherche, les formes hybrides, etc. Au cours de mon parcours universitaire, j’ai aussi rencontré des personnes qui avaient cette culture et cette pratique-là, dans lesquelles j’ai trouvé un espace de liberté qui me correspond aujourd’hui. J’ai fait un film de fiction avec le GREC 1 en 2013, et j’avais en parallèle développé une pratique autobiographique. Je filmais ma vie sans toujours en être consciente, parfois dans des moments de survie, comme ceux montrés dans Je ne me souviens de rien. Et c’est seulement au fil du temps que j’ai réfléchi à ma pratique, au fait que filmer ma vie de tous les jours, et plus largement le réel, pouvait faire film. Faire des films où le réel est présent en soi, mais aussi explorer toutes les fictions qu’il porte en lui, c’est quelque chose qui me correspond. Je l’ai découvert tardivement, mais je me sens désormais à ma place à cet endroit de la création cinématographique.
Votre travail d’artiste a-t-il toujours eu un lien avec la maladie, avant Je ne me souviens de rien ?
La maladie, je ne sais pas. De près ou de loin, mais pas toujours. Il s’agit plutôt de la question de l’intime, l’idée d’explorer une intériorité. Les films que j’ai écrits ou réalisés jusqu’à présent venaient souvent d’un sentiment d’urgence, d’une nécessité personnelle. Faire un film, du moins une œuvre de manière générale, doit être pour moi une nécessité, un moment où l’on prend un risque, où l’on met ses tripes sur la table en quelque sorte. Où l’on s’engage, où l’on tente d’exprimer une forme de vérité, de crudité, de nudité au sens large. En ce qui concerne mes films autobiographiques, ils ont été réalisés dans des états un peu limites, dans lesquels on est dans un sentiment de vie très fort, ce qui a un impact sur la nature, le ton du film final. Mais j’ai aussi écrit, et je travaille actuellement sur des films qui ne sont pas mus par les mêmes forces, ni entravés ou « propulsés » par ces états limites. Et ils m’habitent tout autant. Différemment, c’est tout. Mais disons que c’est toujours une mise à nu, en un sens, l’exploration d’une intériorité et donc d’une intimité. La mienne, ou celle de l’autre dont je tente de rendre compte.
Comment est né Je ne me souviens de rien ?
Le film a mis longtemps à naître. J’ai traversé cet épisode maniaco-dépressif fin 2010-début 2011, et assez rapidement j’ai su qu’il y avait des images. Mon compagnon a fait un film à partir de ses images à lui, et il m’avait aussi montré des images que j’avais faites. J’avais donc conscience que j’avais énormément filmé à cette époque mais j’étais toujours dans l’état dépressif qui a succédé à la phase maniaque. Et je souffrais d’une amnésie assez importante vis-à-vis de ce qui s’était passé. Je me suis reconstruite peu à peu, cela a pris des années. Et lorsque j’ai déménagé, plusieurs années après, j’ai découvert qu’il y avait des photos, des vidéos en quantité importante. J’étais à la fois curieuse de regarder et frappée de me retrouver face à des souvenirs que je n’arrivais pas à investir mentalement. Je les voyais et je ne reconnaissais rien. Je me souvenais de certaines choses mais pour d’autres, je n’en avais vraiment aucun souvenir. C’était pénible car depuis cette période, j’étais devenue quelqu’un d’autre, tout était rentré en moi, il y avait quelque chose de l’ordre de la disparition. Celle que j’étais avant n’était plus. Je me sentais si vide que j’avais investi la phase maniaque comme ayant été le meilleur moment de ma vie, un moment où je n’avais jamais autant été en vie, où je m’étais enfin trouvée, et qui m’avait été volé par la maladie, car depuis, je n’étais plus rien. Et lorsque je me reconfrontais à ces images, je découvrais une réalité tout autre. Je me découvrais mégalomaniaque, insupportable, ridicule parfois. J’avais honte car je savais désormais que tout le monde avait vu ça.
Mais malgré cela, j’étais rapidement intéressée, d’un point de vue cinématographique, par cette réalité que je m’étais offerte après coup, et par ce concept d’avoir des souvenirs personnels gravés dans une mémoire qui n’est pas la mienne, une mémoire technologique. J’ai rapidement trouvé le titre, Je ne me souviens de rien mais je n’ai pas regardé tous les rushes, il y a en a beaucoup que je ne supportais pas de regarder, même seule. J’ai donc monté la première séquence avec le générique, le titre, et là je me suis arrêtée, je ne savais pas vraiment ce que je voulais construire, c’était encore frais. Je trouvais aussi que dans le genre autobiographique il y avait parfois quelque chose de lassant et cela m’a pris du temps pour construire le sens de ce film, de réfléchir à pourquoi le faire, pourquoi oser montrer ça.
Puis je me suis rendue compte que cette matière brute était intéressante au-delà de mon histoire. Au-delà de ce que ça pouvait représenter pour moi, ces rushes montraient le trouble bipolaire directement, sans médiation. Tout était là. Or, j’avais l’impression qu’on ne comprenait pas toujours ce qu’était vraiment le trouble bipolaire, ni qu’on en mesurait les ravages qu’il pouvait provoquer. C’est la rencontre entre ces deux volontés, montrer la réalité du trouble et explorer ce concept cinématographique, qui a fait que le film est ensuite né, avec un petit coup de pouce du destin, un cadeau de mes producteurs de Triptyque Films qui ont présenté mon projet à l’aide au programme du CNC 2. J’ai su très vite que mon projet avait été choisi pour être soutenu.
Comment cette aide à la production a-t-elle influencé l’évolution du film ?
J’ai eu des conditions de production assez idylliques parce que le matériau était déjà là. J’ai écrit un dossier pour préparer le montage, mes producteurs ont travaillé à son chiffrage. C’était inhabituel par rapport à la production ordinaire d’un film qu’on écrit parfois pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, avant de pouvoir passer concrètement à sa réalisation. Les producteurs de Triptyque Films tiennent à ce que leurs réalisateurs aillent vraiment au bout de leur geste, ils étaient donc très présents pour les relectures de dossiers, les étapes de montage, les longues discussions sur le film. Un des moments les plus importants à été la rencontre avec la monteuse du film, Agnès Bruckert. La première et principale étape a été ensuite de regarder pendant une dizaine de jours toutes les images, de se rendre compte de la matière qui était en notre possession.
C’est un film que l’on pourrait qualifier de found footage, même si c’est un terme employé pour qualifier le travail d’un ou d’une cinéaste qui trouve un matériau qui lui est étranger, dans le sens où ces images ne sont pas de sa production. Dans votre cas, vous trouvez ces images, mais elles vous appartiennent déjà, non seulement au sens d’objets (matériel de stockage) mais aussi de mémoire, de vécu. Le montage équivaut ici à une réappropriation encore plus personnelle, encore plus intime de ces images, vous construisez non seulement un film, mais vous vous reconstruisez une mémoire qui aurait pu être la vôtre…
Je trouve la pratique du found footage passionnante et très riche. Dans ce filmlà, effectivement, ce sont des rushes qui m’appartiennent, mais c’est surtout une mémoire oubliée. C’était aussi une façon de me confronter à cet « autre moi », un moi « lointain », tellement détruit que je me sentais comme une étrangère par rapport à celle que j’avais été cinq ans plus tôt. Il fallait retrouver un lien. C’est le sens du plan de fin, ce champ-contrechamp entre le visage de la personne du passé et celui de la réalisatrice aujourd’hui.
Le grand défi était d’ouvrir le film à l’Autre, de ne pas faire un film sur soi, pour soi. De ne pas uniquement se regarder soi, ou ses proches. Il fallait trouver quelque chose qui est nécessaire et qui mérite d’exister quand même. J’ai pensé à la peinture, à ce que représente l’autoportrait dans cet art où beaucoup de peintres reviennent à leur visage. Dans l’autobiographie, on parle beaucoup de narcissisme, et bien sûr, elle n’en est pas exempte. Néanmoins, j’avais en tête une phrase de Jacques Aumont au sujet de l’autoportrait dans son livre sur Bergman qui me paraissait très juste. Il écrit : « C’est moins pour s’exhiber que pour se voir soi-même. » Mais derrière ce « soi », il y a l’humain. Enfin j’espère. C’est ce que nous avons essayé de faire avec Agnès, faire un film qui ne soit pas fermé sur lui-même, tout en étant fondamentalement intime et autobiographique.
Le found footage est un genre passionnant parce qu’il met en jeu le montage, et le montage permet ce rapport intime à la matière. On rejoint l’écrivain et son simple stylo, le peintre et ses pinceaux, on est en relation directe avec ce qui fait vraiment cet art, moins dans le discours. C’est un moment de grande liberté car on peut y déployer son rapport au temps, aux autres. Une liberté qu’on n’a pas forcément dans la fabrication traditionnelle d’un film « à tourner ». En même temps, cela peut paraître étrange car au fond filmer, c’est être en contact avec le réel, avec la vie.
C’est une question complexe qui concerne d’autant plus le film de found footage qui travaille des images contemporaines. Quand il s’agit d’archives du passé, c’est encore autre chose, car de toute façon, on ne pouvait pas y être. Mais dans le cas du film de found footage contemporain, cela pose la question du rapport au réel, et de sa position de cinéaste. Par exemple, quand on fait un film avec des images réalisées au téléphone portable par des personnes qui vivent et filment leur révolution, en un sens, les montrer, les monter, c’est revenir au geste pur, au réel dans ce qu’il a de plus brut. Que regarde-t-on, comment trouve-t-on de la beauté, du tragique, du mythe dans tel ou tel rush réalisé par un inconnu et que l’on s’approprie ? Que faire face à cette matière qui ne nous appartient pas ? Pourquoi monter des images trouvées au lieu d’aller sur place, de prendre ce risque ? Est-ce qu’on n’a plus envie, plus le courage d’y être vraiment ? Ou est-ce que l’on voit mieux en trouvant justement, en ayant cette distance, cette opportunité de voir plutôt que de revoir ce que l’on aurait tourné, vécu ? Je ne sais pas.
Comment s’est fait le tri de cette matière ?
Agnès et moi avons été assez respectueuses de la matière, dans le sens où nous avons tout regardé. Beaucoup de rushes semblaient « impurs », dénués d’intérêt cinématographique. Parfois, j’avais lancé ma webcam une nuit entière dans ma chambre… Il était donc important de faire le tri. Il était aussi important de se demander où commençait le film et où il se terminait, qu’est-ce qui faisait qu’un rush était un rush de cinéma ou une vidéo personnelle qui ne pouvait pas sortir de ce statut-là. J’ai commencé par vouloir embrasser ce désordre du présent pour rendre compte uniquement du chaos spatio-temporel, et celui de l’état du moment. On a tenté un montage associatif plutôt qu’un montage chronologique et finalement, on est revenu à cet ordre chronologique. C’était important pour un rush où je suis en clinique par exemple : il avait plus de poids s’il était chargé de toute la vie qu’il y avait eu avant. On se devait aussi de faire comprendre le trajet de la montée de l’excitation, de la manie, des angoisses qui viennent ronger cette vie, le mur qu’on se prend quand on commence à sombrer. C’était important de suivre ce rythme interne, ces mouvements parfois très subtils de l’humeur.
On a d’abord monté par blocs de séquences, puis on a imprimé des photogrammes représentant chacune de ces séquences pour les étaler sur une table. J’avais fait un petit travail préparatoire pour candidater au programme Cinéastes en résidence de Périphérie 3. On m’a demandé de montrer les rushes et comme c’était un film d’archives, j’ai fait un montage de certaines séquences avec un leitmotiv : les messages audios que Thomas recevait, sur fond noir. Après avoir obtenu cette résidence et entamé le travail de montage, on a gardé le principe d’un film en partie rythmé par ces messages. Souvent c’était ma mère qui appelait, et on apprenait des informations concrètes sur l’évolution de la maladie. Avec ces extraits, on a essayé de trouver une narration, un ordre dans ce chaos, et de faire une espèce de fresque pour que les spectateurs puissent traverser cette expérience.
Le début du film est percutant. On se retrouve face à une manière de filmer proche de mises en scène de soi qui sont de plus en plus nombreuses en ce moment sur internet. Mais il s’opère une bascule invisible, quelque chose qui nous fait comprendre qu’il ne s’agit pas du même geste. Car la matière était déjà là, elle vous appartenait déjà sans vous appartenir vraiment. Elle est d’abord le résultat du geste de l’enregistrement, comme si le portable ou la caméra était une projection de ce que vous viviez dans l’instant présent. Dans un second mouvement, l’image est aussi le retour à ce que vous étiez, à ce que vous aviez vécu, elle est le lieu de la reconstruction, et c’est sans doute ce qui n’exclut pas le spectateur ou la spectatrice. On se sent à la fois avec vous au moment où vous filmez et absent de ce moment car avec vous dans le recul du montage.
C’était important de donner une place au spectateur, de ne pas seulement lui jeter des images à la figure mais de retrouver une distance, de créer du sens, un rapport entre les images du passé et le montage actuel. Il fallait qu’il y ait une temporalité, une reconquête de la pudeur. L’idée était de porter un regard sur quelqu’un et de montrer le fossé qui sépare la personne qui monte de la personne qui filmait à l’époque, dans l’immédiat. Mais cette immédiateté n’existe plus, ce n’est plus moi, là aujourd’hui. J’avais envie de reconstituer cette vie-là, de trouver un moyen de rendre cet état intérieur. Le travail sur les écrans noirs a été important afin de retrouver cette distance.
Comment avez-vous écrit le texte qui apparaît à l’écran ? L’avez-vous écrit au fur et à mesure du montage des images ou est-il venu après ?
Je l’ai écrit tout au long du montage. On a commencé par faire les choses sans texte, on a pré-monté plusieurs séquences avec cette question : comment rendre le présent, comment créer ce mouvement de passé-présent ? J’étais un peu sceptique quant à l’utilisation d’une voix off, je n’avais pas envie de rajouter une émotion, car même si on essaye de parler de manière neutre, la voix charrie souvent une émotion un peu surfaite. L’idée du texte est venue rapidement, même si ce n’était pas évident à faire. On en a discuté avec Agnès et on a trouvé ce système de texte qui s’écrit à l’écran, avec des ratures, des corrections que les spectateurs et spectatrices peuvent lire dans leur tête. Ce fut un travail délicat, il fallait faire très attention à ne pas trop en dire, tout en rendant compte d’un rapport au temps passé ainsi que du processus de montage, c’est-à-dire de cette tentative de reconstruction d’un lien entre passé et présent. Les mots écrits à l’écran se devaient de représenter ce pont que l’on essaie de construire au-dessus du fossé qui séparait ces deux temporalités, ces deux personnes. Il fallait donc qu’ils soient soigneusement choisis car ils étaient en rapport direct avec le spectateur, ils allaient être lus intérieurement et pourraient aussi facilement le sortir du film s’ils étaient mal choisis, s’ils alourdissaient le propos, tombaient dans le lyrisme, le pathos. Cela a donc pris du temps. J’écrivais un texte, Agnès relisait, je réécrivais, nous récoltions aussi les conseils de personnes de confiance lors des projections du montage en cours. Il y a eu beaucoup de réécritures pour trouver les bons mots, la bonne cadence, pour être à la fois sincère, tout en exprimant des variations de certaines émotions sans que ce soit trop chargé.
Le carton du générique arrive sur une guitare sourde. Un défilement de photographies lui succède à un rythme très rapide qui ne permet pas de les assimiler, de les voir vraiment. On a l’impression d’une mise en mouvement d’une histoire, que vous vous mettez en route, qu’il s’agit de la mise en mouvement d’une démarche de reconstruction, et aussi celle de votre mémoire.
J’ai fait le générique de façon très instinctive. L’idée était de montrer toute la matière qu’il y avait. C’est très rapide et donc on a à peine le temps d’attraper des choses, car on voit des choses de la vie très différentes, de la nudité, des gens dans un hôpital, beaucoup de photos intimes. On voit les photos d’un état qui devient limite. On donne un indice au spectateur, c’est une espèce de condensé de ce qui va venir. Il y a une certaine violence, on n’a pas le temps de digérer. J’avais beaucoup de matières différentes, des films, des photos, des textes dans des carnets et je me demandais comment donner une place à cette diversité, chaque support ayant son importance. Ces photos-là montraient vraiment les fulgurances, les obsessions, elles donnaient à voir tout du périple. Pour moi cela faisait sens, c’est un embrasement. Cette disparition est aussi une question de rythme, de montage.
Comment votre compagnon avait-il stocké les images ?
C’était un peu le chaos ! Tout était stocké sur des cartes SD, des disques durs externes, des cassettes DV, il a fallu chercher, ranger pour tout retrouver. Cela m’a surprise qu’il ait même gardé ces messages enregistrés sur son répondeur. Peut-être qu’il avait senti que ce serait important pour moi plus tard. Ce n’était pas archivé précisément, c’était des rushes un peu épars. Il n’y a pas eu de fin officielle car je ne filmais plus. Il n’y avait plus de substance, plus de désir, plus d’existence presque. J’ai quand même trouvé des rushes tournés par Thomas. Je trouvais intéressant que le film se termine, après avoir été submergé par les images du personnage principal se filmant la plupart du temps, sur des images d’une vie quotidienne tournées cette fois-ci par l’homme qu’on avait vu filmé par ce regard principal.
Êtes-vous encore intéressée par le portable ou la caméra DV pour des projets futurs, ou semblent-ils rattachés spécifiquement à Je ne me souviens de rien ?
Dans le film, j’utilise un peu tout : IPhone, appareil photo, caméra DV, webcam. Ce sont des formats spécifiquement rattachés au film. Leur utilisation était vraiment spontanée, dans l’urgence des situations, comme à l’hôpital. Par exemple, le film que je réalise en ce moment avec Thomas Jenkoe sera filmé avec une caméra professionnelle et dans un tout autre genre. Néanmoins, lors des repérages, je prépare le film en emportant avec moi un petit appareil photo de bonne qualité qui me permet de mieux sentir les choses. Je ne suis pas une intellectuelle du cinéma, je n’ai pas de théorie, j’ai besoin de sentir les choses, le cadre. Préparer un film n’est pas chose aisée pour moi mais c’est une étape sur laquelle je m’investis beaucoup en ce moment. Pas forcément en élaborant un découpage précis, car je n’y trouve pas forcément mon compte, mais à ma manière j’essaie de trouver un accès à la sensation, à la vision qui doit avoir lieu avant le tournage, hors de la situation car je ne travaille pas que sur du found footage justement. A priori, on crée en grande partie à partir de nos sens. Il y a quelque chose qui doit faire appel au vivant, à un moment donné.
Or, pour moi, le cinéma est l’art où la sensation est toujours à conquérir. Avoir une caméra légère, filmer le réel est une manière pour moi d’être plus libre, d’être dans la sensation, d’attraper avec un petit appareil quelque chose que je n’aurais pas pu capter si on avait emporté tout le bazar, si on avait été vingt-cinq sur le plateau. C’est nécessaire pour moi, pour l’instant. Sinon, je peux parfois me sentir absente, avoir l’impression que le film se fait sans moi. Et c’est peut-être la sensation la plus désagréable que l’on puisse ressentir en tant que cinéaste ! Pour l’instant en tout cas, j’ai besoin dans ma pratique d’une certaine forme de solitude, d’une certaine économie de moyens du moins lors du tournage. Mais cela évolue, notamment au contact des autres. Thomas Jenkoe, avec qui je co-réalise actuellement un film, ne fonctionne pas du tout de cette façon, au contraire, et c’est intéressant de me confronter à sa manière de travailler. Cela déplace quelques lignes, ouvre des portes.
Dans l’appel à contribution de ce numéro, une phrase de Vilem Flusser a été citée : « Comment pouvons-nous dominer sur les plans technique, esthétique et existentiel ce flot d’images qui menace de nous noyer ? » Dans le cas de Je ne me souviens de rien, ce flot d’images a sans doute participé à vous maintenir à la surface ?
Je ne me sens pas menacée par ce flot d’images, il y en a beaucoup qui passent, qui glissent, d’autres qui accrochent, qu’on peut attraper à la volée. C’est ça qui est beau dans le fait de travailler l’archive plus ou moins lointaine. C’est passionnant de se retrouver face à cette espèce d’argile, cette matière multiple, ce trop plein qui peut devenir un terrain de jeu fascinant, où il faut trouver un ordre, un rapport intime à ce que d’autres ont tourné. Se reconfronter à ces images, à cette multiplicité de formats, peut être l’occasion de trouver du sens, de la beauté là où on ne l’aurait pas forcément soupçonnée.
4 septembre 2018.
- Le GREC (Groupe de Recherches et d’Essais Cinématographiques) a été créé en 1969 par Jean Rouch (cinéaste), Pierre Braunberger et Anatole Dauman (producteurs), pour produire des premiers courts métrages : fictions, documentaires, films expérimentaux, animations, films d’art. Il est, depuis, soutenu par le CNC (http://www.grec-info.com/equipe.php).
- Elle explique le dispositif de soutien : « L’aide au programme du CNC récompense chaque année des sociétés de production ayant largement œuvré à la diffusion des courts métrages qu’elles ont produits. Les sociétés présentent chacune un programme de films et il revient ensuite à la commission de choisir quelles sociétés et quel(s) projet(s) elle décidera de soutenir, accélérant ainsi le processus de production du ou des films élus. » https://www.cnc.fr/professionnels/aides-et-financements/court-metrage/production/aide-au-programme-de-production-de-films-de-court-metrage_191052
- Elle présente ce contexte de travail : « C’est une association dont un programme accueille des réalisateurs et des monteurs pour qu’ils puissent travailler dans leurs locaux. Ils sont présents, suivent l’évolution du montage, organisent des projections en cours de montage, ils aident à la diffusion en Seine-Saint-Denis. ». http://www.peripherie.asso.fr/cineastes-en-residence/presentation
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Je ne me souviens de rien
2017 | France | 59’
Réalisation : Diane Sara Bouzgarrou
Production : Triptyque film
Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 65, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0065, accès libre)