Débat au cinéma du réel
Michael Hoare
Si nous avons choisi de publier une mise en forme du débat animé par Yann Lardeau sur le documentaire américain au « Cinéma du Réel » en mars 1993, c’est parce que les questions fondamentales de ce numéro s’y retrouvent, mais déclinées « autrement », comme de l’autre côté d’un miroir. La « culture démocratique » à laquelle Sylvia Harvey fait référence est ici remplacée par le « rêve américain », plus complexe parce que, d’une part, utopique par essence, et d’autre part, parce que déjà le sujet d’une grande tradition du cinéma mondial, celle représentée par Hollywood. Certaines des questions du séminaire à Lussas retrouvent un écho dans les débats sur le « devoir artistique » du documentariste, sur les limites et les possibilités de la dépendance vis-à-vis la télé, sur la justesse d’un regard « engagé » dénonciateur, face au regard distant, quelque peu bouddhique d’un Fred Wiseman. Il est aussi question de la faiblesse des films récents, ce que Yann Lardeau caractérise comme la « verticalité » (fermeture familiale ou communautaire) des relations décrites et la fermeture de leurs formes. Ce qui change, c’est le fait que ces questions sont formulées par des gens imprégnés d’une conscience forte de la répartition du pouvoir à travers différents groupes sociaux ou ethniques, dans une société qui se reconnaît multiculturelle et par des gens dont la reconnaissance du sexisme est encore un élément de leur conscience active. Cette particularité nous éloigne de l’ambiance universalisante un peu abstraite des débats français et amène deux caractéristiques : les gens ont tendance à porter leur origine sociale comme un badge et à particulariser, peut-être à l’excès, leur discours; d’un autre côté, ceci amène une prise en compte directe, franche et sans détours des intérêts et des blocages de la société que les cinéastes veulent décrire et qu’ils peuvent être amenés à affronter. Au pire, ceci amène un esprit de revendication en faveur de « mon » groupe social opprimé; au mieux une rafraîchissante tentative de penser son cinéma dans l’histoire à la fois de l’art, de sa famille et communauté, et du pays.
Yann Lardeau : je voudrais commencer la discussion en me référant à un des fondateurs du cinéma documentaire américain, Paul Strand, qui de même que Pare Lorentz et Léo Horowitz, était un cinéaste de gauche engagé proche du Parti Communiste, et a donc été très inquiété au moment du Maccarthysme. Paul Strand a fait un premier film qui intitulé Manhatta, construit sur un poème de Whitman. Déjà, bien que son cinéma soit engagé sur la réalité, il le percevait comme un poème. Deuxième point, le film Native Land commence en citant le rêve américain : la liberté, les droits de l’homme, la conquête d’une terre neuve, un nouveau monde. Et d’emblée, Paul Strand pose la question : qu’a-t-on fait de ce rêve américain ? Mon impression est que le point commun entre les films de William Greaves, de Fred Wiseman de Lionel Rogosin, et Route One de Kramer, c’est cette déchirure du rêve américain. On peut dire que le travail de Hollywood a toujours été de refaire et de reconstituer ce rêve américain. Quant au documentaire américain, sa force, son génie, sa vitalité, et sa capacité à créer de nouvelles formes a été au contraire de travailler cette déchirure au fur et mesure qu’il se faisait.
William Greaves : je pense que le souci des cinéastes afro-américains, et des cinéastes indépendants en général, est de faire en sorte que le rêve américain devienne réalité, plutôt que de le déchirer. Notre préoccupation, la préoccupation du peuple afro-américain a été que la Charte des Droits, la Déclaration d’Indépendance, et tous les éléments qui constituent le crédo américain se transforment en réalité vécue procédant de la justice et de la vérité. Ce sont là les concepts qui structurent mes films: les questions de la vérité et de la justice telles qu’elles sont appliquées dans la société américaine. Nos films sont invariablement touchés par ces idées, que ce soit sur le plan formel du cinéma vérité ou d’essai, ou sur celui des contenus. Notre « mission » est de faire en sorte que nos films explicitent les circonstances et les expériences qui provoqueraient des gens à épouser de manière plus offensive les causes des droits de l’homme, de la justice et d’autres préoccupations humanistes.
Lionel Rogosin : l’idée du « rêve américain » est quelque chose à quoi je suis absolument étranger. Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi. Je l’ai toujours considérée comme un mensonge que j’entends depuis ma jeunesse, un concept d’auto-justification. Je l’ai écartée peut-être un peu vite. En ce moment, je travaille sur l’histoire, et je me rends compte qu’aux débuts de la république, il y avait une sorte d’idéal, ou de rêve.
Cela dit, je suis plus intéressé par d’autres choses. J’ai souvent l’impression que le plus grand patriote est celui qui attaque d’abord son propre pays. Mais cela crée des situations complexes. On devient très populaire partout sauf chez soi.
Les sujets qui m’intéressent aujourd’hui ne sont pas américains mais universels. Il me semble que nos problèmes sont mondiaux. Les grandes questions sont internationales, pas nationales, même si, en Amérique aussi, il y a d’énormes problèmes. Quand on regarde la Yougoslavie, l’Afrique, la souffrance des gens, je crois que l’on n’est pas suffisamment convaincu de cette idée que nous vivons ensemble, que nous dépendons d’un seul monde; en effet, sinon, ces problèmes n’existeraient pas. Nous devons commencer à affronter cette question, à renforcer les Nations Unies. Maintenant que la guerre froide est terminée, il n’y a plus qu’une seule superpuissance. Situation bizarre, même si c’est aussi un aspect du rêve américain. Il nous faut maintenant réfléchir à de nouvelles pistes pour changer les choses.
Albert Maysles : je deviens nerveux quand j’entends des mots comme « justice », « vérité », ou d’autres concepts nobles invoqués comme des raisons ou des méthodes pour faire un film. Toute œuvre d’art est fondamentalement sans but. S’il s’agit vraiment d’une œuvre d’art, elle éclairera son sujet d’une manière ou d’une autre, posera des questions, nous remuera avec des questions de justice, de vérité etc. Mais si on part de telles notions, je crois qu’on finit avec soit de la propagande, soit un point de vue si personnel qu’on néglige de raconter toutes les complexités du sujet. Un philosophe suisse a dit que l’essence de la tyrannie, c’est la négation de la complexité. Je pense qu’on finit par tyranniser son public et soi-même si on commence un projet en pensant que le film va changer le monde.
Un bon film touchera les gens à sa façon. Si l’on choisit un individu avec lequel on a une sympathie quelconque, et si l’on capte profondément la vie de cet individu dans le film, alors tous ces concepts ou théories apparaitront comme des révélations émanant de la vie de cet individu. Le problème est de faire un film aussi réussi, aussi grand et fort que possible, non de satisfaire une quelconque finalité conceptuelle. Je crois qu’en Amérique, et peut-être en France aussi, les documentaires sont trop souvent gâchés par de telles bonnes intentions. Une autre intention consiste à faire de l’argent. Je suppose qu’il s’agit du plus grand facteur de corruption. Les documentaires ressemblent de plus en plus à des publicités. De plus en plus, on utilise des artifices pour tenter de capter un public, mais de moins en moins on montre le souci de creuser une question sérieusement, et de faire quelque chose qui puisse avoir une valeur pour des gens de toutes les cultures. Malheureusement, très peu de la bonne production documentaire américaine est montrée en France, et pratiquement rien de la production française n’est montré en Amérique. La force des contenus, et l’échange international sont deux valeurs en baisse en ce moment, des rêves qu’aucun pays ne satisfait.
Frederic Wiseman: je n’ai pas grande chose à dire sinon qu’il est trop présomptueux de parler du cauchemar de la vie américaine. Je pense qu’il est aussi important, à propos de ce qui se passe en Amérique, de parler du bon que du mauvais. En effet, comme disait Al Maysles, je crois que le cinéma documentaire doit traiter la complexité de la vie, et pouvoir rendre compte de ce qu’on trouve réellement. Ceci est en général beaucoup plus complexe que ce qu’on peut mettre dans un film. Si l’on simplifie la matière pour satisfaire les exigences d’un point de vue pré-établi, ou de sa propre vulgarisation du stalinisme, freudisme, déconstructivisme ou n’importe quel autre « isme », on ne fait que se rendre ridicule en prétendant savoir plus qu’on ne sait réellement. Les documentaristes ont la même obligation que tout le monde d’essayer de comprendre ce qui se passe dans le monde, et d’essayer de le présenter dans une forme aussi riche et complexe que possible. Tout le monde n’est pas mauvais et seulement mauvais tout le temps. Et le film documentaire porte un lourd fardeau, au moins aux États-Unis : l’obligation d’être une dénonciation. Cela implique que la matière est souvent simplifiée au service d’un point de vue idéologique, lequel a, en général, très peu de logique.
Robert Kramer : le problème, avec le rêve américain, est, à mon avis, qu’il s’agit du seul rêve qui reste désormais, du seul mythe sur la planète. Cette situation est extrêmement dangereuse, et, ne serait-ce que pour cela, il importe de trouver les moyens d’en faire la critique, pour relativiser ce mythe, dans la mesure où nous avons besoin de repenser l’avenir global de notre planète. C’est un futur où notre responsabilité est mêlée, commune aux uns et aux autres ; mais nous n’avons pas encore le langage de cette responsabilité-là. On n’a que des bribes d’idées matérialistes, des idées du XIXe siècle sur la citoyenneté, l’individualisme, le libéralisme, les droits de l’homme, etc. À mon avis, elles ne vont pas très loin, et c’est ça le problème. Je n’étais pas très content de voir l’écroulement de « l’empire du mal » : même si la position était peut-être difficile à défendre, je ne suis pas content de cette unidimensionnalité. Cela me donne l’impression d’être menacé personnellement, traqué par une mentalité néfaste.
« Vérité » et « justice » sont-ils des concepts racialement déterminés ?
William Greaves: je crois que la meilleure manière de répondre aux remarques d’Albert Maysles tout à l’heure sur justice et vérité découle de ma propre expérience. Je suis venu au cinéma parce qu’il y avait beaucoup d’injustice en Amérique. D’abord, quand j’ai commencé à faire des films, il y avait énormément de discrimination contre les gens de couleur, ça c’est un point. D’autre part, on racontait beaucoup de mensonges à propos des gens de couleur, des Africains. J’en étais très, très mécontent. Je connaissais bien l’histoire africaine et afro-américaine et j’étais déterminé à commencer à faire des films qui renverseraient cette ignorance obscène. Je suis donc venu au cinéma par la notion de vérité, et de la nécessité de la propager, et par la notion de justice, pour dénoncer les crimes que j’avais vus et vécus.
Quand j’ai commencé dans le documentaire, je pensais que mes films seraient des ouragans titanesques qui transformeraient le monde. Je me rends compte maintenant de l’absurdité de cette conception et je me suis fait une raison. Je reconnais que je fabrique de petites gouttelettes qui tombent une à une sur la pierre de la condition humaine, la dure pierre de l’inhumanité.
De fait, j’aimerais beaucoup ne pas être impliqué dans des films qui parlent de la justice et de la vérité en tant que telles. Mais c’est un luxe que je peux mal me permettre. Aucun être humain de couleur habitant aux États-Unis ou ailleurs, aucun artiste crédible ne peut s’engager profondément dans les préoccupations esthétiques qui attirent les artistes qui ne sont pas des gens de couleur, même si moi-même j’ai fait pas mal de cinéma expérimental. De manière typique, nous devons être porteurs de ce que W.E.B. Deboise appelle « la double conscience ». D’un côté, nous devons être des artistes qui se déplacent dans la vie comme tout le monde, expérimentant et partageant librement nos perceptions, pulsions, ou intuitions à propos du cosmos, du monde ou je ne sais quoi. Et en même temps, nous avons ce problème politique et philosophique particulier qui colore le monde entier et dont nous devons garder la maîtrise, parce que y échouer pourrait signifier l’extermination de mon peuple, et ça, c’est quelque chose que je ne désire pas. Je vais donc m’intéresser de très près à la justice et à la vérité, et je me fiche de qui n’en est pas content.
Pourquoi cette assemblée est-elle entièrement composée d’anciens ?
Intervention : deux remarques. D’abord Albert Maysles a certainement raison en ce qui concerne l’importance de documenter ou répondre à l’esprit humain, et l’importance de chercher à atteindre la plus grande perfection artistique, etc. Il est frappant, à mes yeux, que ce luxe, tu peux te le payer. Bill le pouvait moins quand il commençait dans le cinéma. En tant que Blanc, c’est ton privilège. Vous êtes un groupe dominant. En tant que Afro-américain, il est dans un groupe subordonné, contraint de se battre pour la justice et la vérité. Vos positions reflètent qui vous êtes, d’où vous parlez.
Deuxième point : j’ai promis à quelques collègues dans l’assistance que je dirais ceci, et je m’adresse au Festival dans son ensemble: pourquoi sommes-nous face à un panel sur le cinéma documentaire américain entièrement composé d’hommes de quarante-cinq ans ou plus.
Robert Kramer: J’ai cinquante-trois ans.
Intervention : je te connais, Robert Kramer. Tu es aussi Français. Je suis cinéaste américain. J’en vois d’autres dans l’assistance qui sont jeunes, femmes, chicanos, asiatiques. Il n’y a pas une seule femme parmi vous. Cela me semble absurde. Et je pose la question au public : pourquoi sommes-nous assis ici en train d’écouter ces mecs alors que nous avons vu, pendant ce Festival, des films de jeunes et de vieux, de Blancs et de Noirs, d’hommes et de femmes, d’Asiatiques et de non-Asiatiques, des films qui reflètent la réelle diversité de notre cinéma ? C’est vrai, cela me semble fou.
Albert Maysles : je me sens particulièrement motivé pour répondre à ces deux remarques. Quelqu’un a dit un jour que voir réellement quelque chose, c’est oublier le nom de ce qu’on regarde. Si ce que tu vois est un Noir, un handicapé, toutes ces catégories de défavorisés, tu ne vois rien. Tu vois un nom, et ce nom obscurcit quelque chose qui est plus important.
Quand j’avais trente ans, les gens disaient : « il nous faut un jeune cinéaste ». On entend moins cette expression ces jours-ci, comme si, quand on passait les quarante ans, il était trop tard pour faire un film. Ces catégories nous retardent, plutôt que de nous faire avancer.
Intervention : en ce qui concerne le choix, je sais ce que tu veux dire. Il y a beaucoup de gens dans les deux premiers rangs qui auraient très bien pu être dans le panel. Deux remarques. Primo, j’ai voulu faire des films, et peut-être toi aussi, en grande partie parce que j’ai vu le travail de ces gens qui sont là-haut. Ils représentent l’histoire du genre, et notre propre histoire immédiate.
Mais le plus important, je crois, tient à la question : et maintenant ? Est-ce que nous, et vous, répondons aux exigences éthiques du genre ? Est-ce que nous faisons aujourd’hui, dans le documentaire, ce que Kertesz, Atgee, Cartier-Bresson ont fait dans la photo ? Est-ce que nous continuons les traditions du genre d’une manière sérieuse, en représentant une culture américaine qui est complexe à la fois dans ses intentions et dans ses représentations du monde ? Par votre inspiration, nous les jeunes, nous avons décidé de faire du documentaire. Donc, dans ce débat, nos voix, nos pensées seraient un apport important, ne serait-ce que pour vous rendre hommage.
Intervention : il est absolument prévisible que dans une situation comme celle-ci, quelqu’un va faire un discours d’un point de vue « politiquement correct ». Il me semble que c’est ce que vous êtes en train de faire.
Robert Kramer: est-ce que je peux « sauter » dans cette histoire ? Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. Par exemple, pourquoi êtes-vous honorés d’être en notre présence ou pourquoi voulez-vous nous rendre hommage. Moi je ne me sens honoré devant aucun cinéaste. Mon désir de faire des films n’est pas venu du cinéma, ce n’est pas parce qu’il y avait des pionniers, des dinosaures, etc. Moi, je suis en guerre avec mes aînés, avec les gens qui étaient avant moi, En guerre amicale ; ce n’est pas une lutte. Si le cinéma est bon, il faut répondre à ses questions, il ne faut pas juste l’admirer. Si vous vous contentez de dire : « Ah quel bon film, admirons-le, essayons de faire comme ça », démissionnez tout de suite, arrêtez de faire du cinéma. Moi, je n’étais pas trop pour le respect entre les générations, et je ne le suis pas beaucoup plus maintenant.
En outre, il y a une vraie compétition entre vous et nous. Il n’y a pas de fric pour faire des films. On est dans une lutte absolument vicieuse pour le même argent, pour les mêmes festivals, pour les mêmes billets d’avion. Alors ce n’est pas vraiment sinistre, mais c’est quand même un peu glauque. À un moment de sa carrière, on se trouve dans les mêmes hôtels, dans les mêmes avions avec la même dizaine, quinzaine de personnes qui cherchent les mêmes trois producteurs, disons deux producteurs, parce que leur nombre baisse de jour en jour, et le même argent pour faire marcher ces rêves-là. On peut se mettre d’accord, et on le doit, mais je ne sais pas sur quelle base.
D’autre part, ce débat porte sur les intentions. Je ne sais pas comment on polarise dans un film le désir de changer le monde, le désir que le monde soit mieux. Cela fait cent ans qu’on essaye d’entamer ce problème. Lindbergh monte dans son avion. Comment le tourner ? C’est ça la question. Va-t-on se placer juste derrière lui, pour qu’on voie sa fesse gauche, ou bien monter héroïquement sur une grue qui arrive sur lui. Est-ce qu’on veut rester juste dans un hommage à l’esprit humain ? Aujourd’hui, il vaut mieux parler d’une manière un peu plus compliquée de l’esprit humain selon ce qu’on a vu. Comment donner du nerf à ce plan, quelle combinaison de plans pour exprimer notre intention ? Ce film-là, qu’est-ce que c’est ? Voilà des intentions. Pas des déclarations. C’est comment on tourne avec sa vie.
Albert Maysles : la nature de la lutte n’est pas ce qu’on prétend. La vraie lutte est au cœur du cinéaste lui-même, son combat pour rester sur sa propre voie, faire le film auquel il croit avec son cœur et son âme. Les trois meilleurs films faits par mon frère et moi-même ont été faits sans aucun soutien. À ce jour, je ne sais pas comment on a eu l’argent pour les faire, mais on les a faits. Si on veut vraiment faire un film, on peut le faire.
L’autre jour, quelqu’un a sorti un film de fiction, assez bon j’ai pu comprendre, pour 8.000 dollars. Tout le monde dit qu’on ne peut pas faire un film avec moins d’un million de dollars. L’argent n’est pas la question la plus importante. L’enjeu essentiel, c’est de rester sur la piste, de rester fidèle à sa propre vision. Quand il s’agit d’un documentaire, on a affaire à une forme particulière avec quelques responsabilités bien particulières. Trop d’entre nous, documentaristes, essayons de le rendre plus commercial, plus rapide, de le transformer en propagande. Je pense que cette tentation de la propagande est probablement le pire de tous les maux.
La représentation équitable des minorités est-elle une question légitime ?
John Valadez : j’ai beaucoup de respect pour vous, messieurs. Vous m’avez enseigné énormément sur le cinéma, sans même en être conscients. Ce que tu dis, Albert, est absolument correct, et en même temps c’est absolument incorrect. Parce que le racisme est endémique à notre culture. Je ne dis pas cela pour être politiquement correct, je le dis parce que je suis cinéaste chicano et que j’ai grandi dans la communauté américano-mexicaine sans voir de films faits par d’autres chicanos. Le racisme qui est endémique dans notre culture existe aussi à l’écran. Ce n’est pas votre faute, et je n’essaie pas de blâmer qui que ce soit, mais je souhaite dire ce qui doit se passer. Si nous voulons créer des liens et travailler ensemble par-delà les divisions de génération et d’origine raciale qui nous séparent, cela nécessite une reconnaissance du racisme qui a toujours existé et qui continue d’exister dans la communauté des documentaristes indépendants. Vous devez le reconnaître, et vous devez faire face à cela, parce que faire des films pour moi, comme Bill l’a dit, est une urgence vitale. Et c’est de cette façon-là que les gens qui proviennent des communautés rouges, chicano ou noires voient les choses. Vous devez comprendre cela. Ce n’est pas juste de la rhétorique, cela émerge de notre expérience historique, de ce qui se passe et ce que nous vivons aujourd’hui.
Il suffit de rappeler les émeutes à Los Angeles, et celles-là n’ont pas été les seules. Vous connaissez tous l’histoire américaine. Et si vous avez vu mon film, il parlait d’un ex-dirigeant des Panthères Noires, et on traitait cette histoire.
Albert Maysles : j’aimerais mieux vous entendre dire : je remercie Dieu d’être né un chicano « défavorisé ».
John Valadez : ça, c’est ce que tu voudrais que je dise. Mais je peux parler pour moi-même, et ce n’est pas ce que je dis.
Albert Maysles : parlant en mon propre nom, je dirais : je remercie Dieu d’être né juif et d’avoir enduré toutes les discriminations. Je suis très reconnaissant d’être né juif, car je peux mieux comprendre comment une personne d’une autre minorité peut ressentir les choses. Mais je ne sens pas devoir imposer ma judaïté à d’autres dans une œuvre de propagande pour que les gens soient sensibilisés à la question.
Intervention : d’autre part, il y a maintenant plus d’argent disponible à la télévision publique américaine pour des cinéastes des minorités que pour les cinéastes blancs et mâles. Des fonds comme le Service de Télévision Indépendante et, de manière générale, les fonds liés à la télévision publique, investissent beaucoup dans le travail des cinéastes issus des minorités.
John Valadez : eh bien, j’ai reçu une aide du Service de Télévision Indépendante. Mon film a été un des premiers à être aidés dans ce programme. Je ne sais pas si vous le savez, mais mon film, et un autre film, Warrior d’un Américain aborigène, Leonard Pelletier, ont été refusés pour la diffusion à la Télévision Publique. Des choses très discutables se passent dans ce milieu-là. Tout ce qu’il faut faire, c’est regarder la grille de la PBS et la composition raciale des cinéastes, il devient alors évident qu’il y a encore un grand problème.
Albert Maysles : j’ai des étagères pleines de films qui n’ont pas été diffusés. Salesman, fait il y a vingt-cinq ans, n’a eu de diffusion télévisuelle que vingt-quatre ans plus tard. Il faut attendre. Mais quand l’attente est terminée, et elle sera terminée enfin quand tu fais quelque chose de bon, ça vaut la peine quand un film passe. Ça valait la peine d’attendre 25 ans pour Salesman, et entre temps beaucoup de cinéastes l’ont vu individuellement et le film les a touchés et influencés.
Fred Wiseman: il y a aussi une large représentation des minorités dans le personnel de programmation à la Télévision Publique. La femme à la tête de la direction est noire et très consciente de ces questions. Je n’ai pas vu votre film. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle il a été refusé. Je crois qu’il est concevable qu’il ait été rejeté pour les raisons que vous suggérez, mais il a pu être refusé pour d’autres raisons qui sont peut-être valables. Je n’en ai aucune idée. Mais supposer automatiquement que le film a été refusé parce qu’il représente un point de vue minoritaire, ou parce qu’il a été réalisé par vous, n’est peut-être pas juste. La personne qui a pris cette décision n’est pas là pour exprimer les raisons de son refus ou les raisons pour lesquelles elle ne veut pas le montrer à la Télévision publique. Il est trop facile de mettre les refus sur le dos du racisme. Cela peut être vrai ou faux.
Albert Maysles : je crois que tout le monde ici à la table fait partie d’une minorité ou d’une autre. En tant que documentaristes en général, nous sommes sept représentants d’une minorité. Comme disait le père de John Kennedy : ne te mets pas en colère, mets-toi au même niveau. Je le dirais autrement, quand tu veux faire un film, plutôt que d’être motivé par une forme quelconque de ressentiment, va affronter le monde et fais-le.
Les films de Wiseman sont-ils ambigus ?
Intervention : je me demandais si je pouvais adresser une question à Fred Wiseman. Je n’ai pas encore vu Zoo mais j’ai vu Aspen quand j’étais aux États-Unis, et je l’ai beaucoup aimé. Mais je me demandais quelles ont été les considérations d’art, d’esthétique d’un côté, de commerce, de marché, de PBS de l’autre qui ont déterminé le choix d’un sujet (qui va, je crois, attirer un plus grand public que certains de vos films du début) et du choix d’un style. Un de mes films préférés de ta première période, c’est Basic Training, mais il est dur à regarder. C’est rude, brut, et tu n’en as rien caché. Ce dernier film me semble plus « commercial », à la fois dans le sujet – une communauté entière de riches Américains – et dans l’esthétique. Je ne me souviens pas d’avoir vu un plan pris à l’épaule, ou peut-être très rapidement. Or, il y avait une époque où un documentaire de Wiseman, je pense à Welfare par exemple, voulait dire qu’on était emmené par une caméra portée à l’épaule, et cela donnait la facture brute du cinéma direct. Aspen est très joli. Sur le plan esthétique, je pouvais très bien imaginer le voir dans un cinéma de centre commercial. Je me demandais si tu pensais consciemment faire des films pour un plus grand public, ou si c’est simplement avec les années et la maîtrise technique que tu penses plus aux questions de style, ou encore si c’est une évolution « automatique ».
Fred Wiseman : Aspen a été tourné dans le même style vacill-o-scope que mes autres films, enfin, peut-être un peu moins cependant. Il a été tourné à l’épaule, avec quelques plans sur pied mais l’essentiel a été tourné à la main. Quant au sujet, je l’ai choisi moi-même. Personne à la Télévision Publique n’a vu le film avant qu’il ne soit fini. Et j’ai choisi le sujet parce qu’il est aussi important pour moi de faire des films sur des riches que sur des pauvres. Cela m’intéresse de représenter ou d’inclure dans mes films autant d’aspects différents de la vie américaine que je peux. Et je ne crois pas que le seul sujet du documentaire soit les pauvres. Je crois que si l’on veut essayer de comprendre quelque chose à la société, il faut regarder autant d’aspects et de classes sociales que possible. Quant aux raisons commerciales, c’est une farce d’invoquer cela quand on fait un film pour la télévision publique.
Intervention : vous dîtes que vous cherchez à vous rendre compte de la complexité de ce que vous voyez dans la société américaine, et donc vous ne cherchez pas à dénoncer quoi que ce soit. Pourtant, quand on voit Titicut Follies, pour ne citer que ce film-là, cela dénonce un système carcéral, vous dénoncez bien quelque chose, non ?
Tout à l’heure, vous disiez que vous ne dénonciez rien, que vous cherchiez simplement à vous rendre compte de la complexité, mais je n’y crois pas, ce n’est pas possible, quand on voit vos films…
Fred Wiseman : si j’ai suggéré qu’il n’y a rien de critique dans mes films, j’ai « malparlé » comme ils disent. Tout ce que je voulais dire est que même dans Titicut Follies qui est très critique de l’institution où il a été tourné, on voit que quelques personnes font de leur mieux. Certains gardiens, par exemple, dans leur manière un peu rude et brutale, sont beaucoup plus proches des besoins des patients que les soit-disant « professionels soignants », les psychiatres et assistants sociaux. Et je crois que beaucoup de mes films sont critiques, ou des parties de mes films sont critiques. Mais je veux dire qu’ils montrent aussi des gens qui font des choses sympathiques, décentes, gentilles, sensibles. Et aussi des choses banales ou stupides. Et si on essaie de donner une image diversifiée et complexe du comportement humain, ce qui est à mon avis une des fonctions du cinéma documentaire, il faut inclure ces aspects-là aussi. Parce que sinon, le film est une attaque simplificatrice. Il sera de la propagande. Dans toutes ces institutions, qui sont toujours extrêmement complexes, en tout cas celles que j’ai visitées personnellement, il y a des arguments, qu’on les aime ou pas, qui défendent « l’autre côté ». Il y a plus qu’un côté des choses. Toujours. Et, ce que j’aime faire, c’est inclure autant de ces idées dans le film que possible, ce qui ne veut pas dire que mes films n’ont pas de point de vue. Le point de vue est exprimé indirectement par la structure. Mais le film essaie de refléter une réalité que je trouve complexe.
Albert Maysles : quand j’ai vu Titicut Follies, je dois dire que j’étais très en colère. J’ai commencé ma carrière comme psychologue, j’ai travaillé dans des hôpitaux psychiatriques ; je les connaissais assez bien. Et j’ai vu ce film qui semblait ne défendre qu’une position. Maintenant je crois que c’était un film de jeunesse, et si je peux le dire, Fred l’a largement dépassé car son approche a mûri.
Fred Wiseman. : ça, c’est parce que tu as un an de plus que moi.
Albert Maysles : n’entrons pas dans la question de l’âge. J’ai passé beaucoup de temps avec des malades mentaux et j’ai senti qu’avec les meilleures intentions, c’est-à-dire, pour la défense des patients, il était en train de leur faire du mal, parce qu’ils apparaissent à l’écran comme des zombies. Et quand on passe du temps dans des hôpitaux psychiatriques, la plupart du temps, les patients ne sont pas dans leur état psychotique. Ils ont un comportement et des sentiments à peu près comme tout le monde. Et donc avec l’intention de dénoncer l’incurie de l’administration, je crois qu’il a véritablement faussé la représentation de ce que c’est que d’être un patient. C’est un exemple de ce que j’ai voulu dire. Mais je déforme peut-être les intentions de Fred et j’aimerais bien qu’il y réponde.
Fred Wiseman: si seulement je pouvais me rappeler… De mon point de vue il y a beaucoup d’erreurs dans Titicut Follies. Je ne sais pas si c’est nécessairement ce que tu indiques que je considérerais comme des erreurs. À l’époque, la plupart des internés étaient calmés à dose de Thorozine donc ils avaient cette apparence de zombies. Si j’avais à refaire Titicut Follies, ce serait probablement un film différent, tout simplement parce qu’une des conséquences d’avoir fait un certain nombre de films est que je crois avoir appris quelque chose sur la fabrication de films. Je crois que Titicut Follies pourrait être trop unilatéral, je ne dis pas qu’il l’est, mais je crois qu’il serait différent maintenant parce que je suis plus sensible à des questions que j’ignorais à l’époque. Peut-être avais-je trop envie de dénoncer les conditions à Bridgewater, même si le film n’est pas, de mon point de vue, juste un exposé ou une dénonciation. Actuellement, et depuis cette époque, j’ai horreur des films qui se contentent d’être des dénonciations, parce qu’ils ne sont pas suffisamment intéressants. La plupart du temps, la réalité est beaucoup plus compliquée que ne le suggérerait un exposé schématique.
Robert Kramer: j’ai toujours pensé que Titicut Follies était un film de fiction que Hollywood ne pouvait pas faire.
Fred Wiseman: en fait, je suis content que tu dises cela parce qu’on l’a fait dans un vieux studio chez Universal.
Robert Kramer: exactement. Les personnages sont bien esquissés, exactement comme on désire les personnages de Hollywood, exprimant le bien et le mal. C’est un film très raisonnable sur le rêve américain, un des films de Fred que je préfère. Souvent, je crois que ce que nous apprenons, nous ne devrions pas l’apprendre. On est beaucoup mieux quand on est plus frais, mieux quand on est plus jeune, mieux quand on réfléchissait moins les choses, quand on avait des sentiments moins filtrés, quand on avait moins de savoir-faire. Le savoir-faire et l’intelligence, c’est tout une autre stratégie, et ça donne d’autres armes dans la guerre. Je reviens souvent à cette image de la guerre. Et je n’aime pas que l’on ne définisse pas honnêtement la situation que nous vivons. Je crois que beaucoup de nos problèmes viennent du fait que nous ne définissons pas honnêtement qui nous sommes, comment nous en sommes arrivés là, pourquoi nous sommes différents les uns des autres, pourquoi il y a des gens qui sont très contents du travail qu’ils ont fait, très satisfaits, et d’autres qui ont l’impression de ne pas avoir commencé, même s’ils ont fait x films. Mes films ne passent pas à la télévision américaine, et quel que soit le nombre de fois qu’ils sont diffusés en Europe, cela n’y change rien. Il y a de bonnes raisons pour cela et je pense les comprendre. pourquoi les jeunes font-ils des films qui, sur le plan formel, sont faibles ?
Yann Lardeau : je voudrais recentrer le débat, pour qu’on ne se perde pas entre d’un côté une représentation des minorités sociales, et de l’autre la difficulté de produire des films, parce que ce sont des problèmes rencontrés par tout le monde et qui ne sont pas propres à l’Amérique. Les jeunes réalisateurs m’excuseront, mais si on a choisi les cinéastes qui sont ici, c’est parce qu’ils représentent un pan de l’histoire du cinéma documentaire américain. Non pas parce qu’ils étaient d’un pays particulier, mais parce qu’ils se battaient contre un type d’images dominantes qu’ils avaient en tête et qui faisait partie de leur paysage. Ce combat les a amenés à inventer des formes cinématographiques et un cinéma nouveau. Les styles de Wiseman, de Maysles, de Greaves, de Rogosin et de Kramer sont très différents, mais ces cinéastes ont tous, à partir de leurs sujets, inventé un langage et des formes nouvelles. C’est là l’important : c’est précisément cela qui est universel, et qui, justement, nous sort du ghetto.
Ce qui me frappe, et justement ce sur quoi on peut débattre aussi, c’est que les nouveaux films américains vus ici sont complètement repliés sur une histoire familiale. Cela implique aussi qu’on entre dans un cinéma qui n’est pas très innovant sur le plan de la forme, qui est complètement « coconisé » complètement dans des standards d’émission télévisée. Finalement, il n’y a pas d’énergie générée par les sujets. C’est pour cela qu’au début de la discussion j’ai posé la question du rêve américain. Le fait de se coltiner l’universel, le mythe fabriqué par Hollywood, fait finalement que les documentaristes américains « classiques » ont cassé des barrières de forme, de production, de règle de fabrication de films, et cela a impulsé le cinéma à l’échelle mondiale, pas simplement au niveau américain. Et aujourd’hui justement on ne voit plus cela.
D’où la question : le rêve américain n’est-il pas malade lui aussi ? Est-ce qu’Hollywood n’est plus à même de fabriquer, de reproduire ce rêve-là ? Et si, justement, on retombe dans ce discours sur le statut des minorités, dans la question du sujet et de son groupe, c’est peut-être qu’il n’y a plus de discours universel secrété par Hollywood, plus de stéréotype contre lequel on puisse se mobiliser. Dans les années trente à soixante, le cinéma documentaire, se faisant dans des conditions extrêmement difficiles, minoritaires, contre la télévision, est-ce qu’il n’a pas été extrêmement riche aussi du fait qu’Hollywood était fort ? Et maintenant qu’Hollywood est aussi faible du point de vue de sa production formelle et de ses films, la faiblesse du documentaire américain actuel n’est-elle pas liée à celle du géant hollywoodien ? Est-ce qu’il n’y a pas là la connexion qui a toujours existé entre les cinémas documentaires et le cinéma de fiction américain ? C’est une des questions que je me suis posée.
On peut prendre l’exemple du film de Rogosin. On the Bowery est complètement contemporain de l’Actors Studio. À ce moment-là, Cassavetes faisait des expériences de rupture en cinéma de fiction, à mettre en rapport avec ce que faisait Kazan, qui venait lui aussi de l’Actor’s Studio. Kazan, Penn inventent de nouvelles formes à Hollywood. En même temps, Cassavetes joue sur l’improvisation, sort des structures narratives traditionnelles, et est très proche du documentaire. Entre le documentaire et la fiction, la rupture n’est pas si grande qu’on veut bien le dire. Par contre, il y a des ruptures qui se sont opérées chez chaque cinéaste, dans certaines œuvres qui sont suffisamment fortes pour créer à la fois un film novateur, et pour impulser des formes cinématographiques nouvelles et universelles.
Des gens disent que c’est la vidéo qui est en cause. La vidéo banalise l’image, c’est vrai, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit seule responsable de la faiblesse des formes. Les « jeunes » films sont des films très bavards, fondés sur le témoignage, la parole, avec un petit peu d’archives ; mais en plus – et ce qui est très nouveau et un peu inquiétant quand même, parce que quelle que soit la question des racines, il y a là un point névrotique – ce n’est que dans la filiation, ce n’est pas du tout dans l’alliance. Je ne vois pas pourquoi de jeunes cinéastes, surtout des jeunes, ne seraient que dans « papa et maman » , et pas dans l’alliance. La question de l’horizontalité sociale ne se pose jamais. Il me semble qu’une forme qui se fige est liée à cette structure répétée : « papa et maman racontent d’où viennent grand-papa et grand-maman ».
Le dynamisme des films de Rogosin, Maysles ou Wiseman provient du fait que cette question de la filiation existe, mais elle est reprise dans des rapports d’alliance, de communauté, et cela élargit le champ de vision. Il y a une façon de réfléchir sur sa propre histoire qui induit une forme qui peut être dynamique ou une forme qui se rétracte. C’est surtout à cela que je suis sensible. Et comme c’est quelque chose qui vient massivement, qui n’est pas non plus typiquement américain, qui est lié à des standards de programme télévisé, je me dis : il faut réfléchir à la raison pour laquelle cette structure-là devient une forme dominante du cinéma. Chacun peut raconter son histoire à l’autre : je viens de là, et puis bonjour et bonsoir, on ne communique plus. Ou on ne communique qu’en dehors des films, dans la salle maintenant, mais ce n’est plus dans les films. Il y a un côté schizophrénique, indubitablement.
Et peut-être est-ce effectivement lié, comme le dit Rouch, au fait qu’avec la télé, les cassettes, les gens sont dans un rapport complètement individualisé aux images, alors que le support film faisait que les gens étaient dans une salle, en discutaient, se disputaient, mais formaient une communauté. Il n’est pas indifférent que, dans le débat, la question de la différence des générations soit posée tout de suite, comme ça, en question de générations et non pas en question de communauté.
Jean Rouch : je voudrais ajouter un point là-dessus. Leacock a fait un film en Hi 8, Les oeufs à la coque, qu’il est en train de faire gonfler en 35 mm en Suisse pour pouvoir le montrer aux gens. Il y a d’autres problèmes passionnants liés à la manière de traiter les avances technologiques, la manière de projeter de la vidéo par exemple, la différence entre faire un montage et traiter des images sur un ordinateur, la faible longévité de l’image vidéo, ce sont des problèmes passionnants. Et puis il ne faut pas oublier que nous sommes ici de vieux complices, que c’est grâce à une rencontre à Lyon organisée par Pierre Schaeffer que nous avons, cinéastes de partout, établi une sorte de cahier de charges pour la caméra que nous voulions, et que les industriels ont créé ces outils merveilleux qu’étaient les Arriflex, Eclair et Aaton.
Albert Maysles : et maintenant nous avons une technologie encore plus sophistiquée, mais nous en avons perdu la finalité, qui était de nous permettre de filmer la vie comme elle est. Nous ne voulions pas essayer de faire quelque chose de plus grandiose que la vie, mais de filmer avec l’idée que si on pouvait mettre dans le film 80 ou 90% de ce qui se passait dans une situation, cela faisait un bon film. Maintenant la technologie est dévoyée. Nous avons perdu notre sens de ce qui fait un contenu digne d’intérêt. L’idée de faire des avancées techniques est aujourd’hui une fin en soi, alors qu’à l’époque dont parle Rouch, c’était un moyen pour atteindre un but.
Pourquoi les gens ne regardent-ils pas le documentaire ?
Intervention : chaque documentariste que j’ai rencontré aux États-Unis se plaint des mêmes choses qui sont, bien sûr, l’absence d’argent et l’absence de débouchés. Les gens ne regardent pas le documentaire aux États-Unis. J’aimerais bien, pour faire avancer la discussion, que vous parliez des raisons qui créent ce manque d’intérêt chez le public pour le documentaire.
William Greaves : je crois que la domination de la production d’Hollywood est trop massive, et les termes de référence de ces films sont l’action, la violence et la sensualité. Ils exacerbent les réactions les plus primaires des spectateurs, et ce sont ces choses qui « font de l’argent ». Ils s’adressent au plus bas dénominateur commun, et les gens sont conditionnés comme des chiens de Pavlov à répondre à certains stimuli qui leur viennent de l’écran de télé ou du cinéma. Et le documentaire, normalement, ne cible pas ce type de réaction. Je crois qu’un des problèmes du documentaire est de devoir se confronter à ce genre d’excitation audiovisuelle.
Il y a un autre problème. À la télé, beaucoup de documentaires sont évincés soit pour des raisons politiques, soit parce qu’ils sont trop individualistes. Ils n’entrent pas dans un moule, dans un concept de programmation que les producteurs notamment de séries souhaitent construire.
Donc des documentaires qui n’entrent pas facilement dans une catégorie particulière, ou bien un documentaire qui a du mal à concurrencer Terminator 2 dans l’esprit du public aura du mal à trouver sa place. Car le public regarde un film de manière très peu critique et il ne semble pas accorder beaucoup de crédit à une production qui fait appel plus à la pensée, à l’intelligence qu’aux sentiments qui sont entièrement viscéraux, émotion et sensualité, ou qui stimulent la peur et l’effroi.
Jean Rouch : moi, j’ai terriblement souffert de cela parce qu’au mois de janvier, Les maîtres fous, un film montrant la façon dont les Africains interprétaient le colonialisme, a été présenté dans un programme de vampires, ce qui était vraiment abominable, comme un détournement de mineurs. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Ce type de présentation est de plus en plus courant .
Yann Lardeau : déjà le documentaire n’attire pas les publicitaires, et les télévisions refuseront des documentaires à cause de ça. Le fait est que l’école documentaire, qu’elle soit russe, américaine, hongroise ou française, n’a jamais été le fait de la télévision. Jamais. L’histoire de ces films ne s’est pas faite sur la rencontre avec un public de masse. Elle s’est faite sur une rencontre assez confidentielle, mais suffisamment ouverte pour être connue du milieu professionnel et générer des formes. Ce qui est plutôt étonnant, c’est que malgré des hiatus, une production irrégulière, il a pu y avoir un fil entre les œuvres, et un renouvellement des formes, et que ce renouvellement des formes a pu impulser des cinémas.
Comment, aujourd’hui, peut-on revenir aux notions de vérité et de justice ?
Intervention : à ce propos, j’aimerais bien faire un retour en arrière. J’ai fait un documentaire très personnel dans le style critiqué tout à l’heure et j’aimerais avoir l’opportunité de me défendre et de défendre quelques-uns de mes pairs. J’ai l’impression que dans les remarques que Bill Greaves a fait au début de cette discussion, il y avait très fortement l’idée que la vérité est quelque chose d’objectif, à trouver à l’extérieur quelque part. Je crois que nous vivons dans le documentaire, du moins aux États-Unis, une sorte de transition parce que nous avons tous vu et apprécié le travail qui a été fait avant nous. Le cinéma-vérité fait par des gens dans cette salle nous a fortement impressionné en tant que jeunes cinéastes.
Mais je crois que nous sommes dans une période où nous essayons de redéfinir ce que peut être un documentaire, ce qu’est le cinéma de non fiction. Au moment où Rescue 911 (genre de Nuit des héros participatif) est considéré comme du documentaire, ou le docudrame est classé avec les documentaires pour les Academy Awards des étudiants, je crois qu’il faut vraiment se poser la question : quelle est la vérité, quelle est ma vérité ? Est-il est possible que ce qui a de la valeur ne soit pas nécessairement quelque chose d’exotique et très loin dans le monde, mais peut-être quelque chose de très voisin ? Quelque chose que je vois tous les jours. Je crois qu’il faut nous interroger sur les choses qui expriment ce que nous pensons être important dans le monde. Ne pas seulement nous limiter à ce que nous avons vu, mais imaginer ce qui pourrait être. Voilà ce sur quoi j’aimerais vous entendre parler.
Robert Kramer : oui, je suis vraiment d’accord, et je suis mal à l’aise quand on parle du cinéma comme étant quelque chose de séparé de ce qu’on vit. Le problème du documentaire est évident. Nos politiciens ne parlent pas franchement, simplement, directement. On n’a pas la patience d’écouter un discours difficile. On n’a pas la patience de faire une lecture du monde compliquée, qui soit une recherche personnelle ou quelque chose qui se veut global. Ce n’est pas vraiment un problème de cinéma. C’est le problème de l’énorme changement que nous vivons.
On est en fin du XXe siècle : tout est en train de basculer. Et toutes les questions du cinéma sont dans l’ombre des autres types de changements. Nous n’aimons pas passer de temps à réfléchir à des choses qui bousculent nos habitudes. Mais, même si ce sont des problèmes qui n’ont rien à voir avec le cinéma, le cinéma en hérite, et en est forcément dépendant.
Le problème pour tous les gens qui veulent continuer à faire un film honnête, c’est alors de trouver – encore cette image de guerre – les crevasses, les ruptures dans les murailles qui permettent qu’on continue à faire ces films-là. Mais vraiment le problème du cinéma maintenant est devenu le problème de vivre, de comprendre la vie qu’on vit. En réalité. Comment analyser ça ?
A propos du problème des cinéastes chicanos, je ne connais pas les difficultés mais je peux bien les imaginer. Ce cinéma-là, quel est-il ? Est-ce un problème des États-Unis, ou bien l’existence de ce cinéma est-elle une question qui finalement se sépare définitivement de la logique américaine ? Voilà un problème pour vous.
Mais mon problème à moi, en tant qu’Américain, c’est que je me suis séparé de mon pays pour essayer de voir les choses autrement. Et, probablement, cela va donner une autre forme. Il est vrai que tous les problèmes de distribution, de diffusion sont secondaires. Parce que si la chose est forte, elle va exister. Pas simplement, pas nécessairement, mais il y a aujourd’hui la possibilité de faire une expérience après une autre, et on peut continuer. Mais c’est uniquement dans l’optique que tout est en train de changer. À mon avis c’est seulement ainsi qu’on a une possibilité de faire un travail qui vaille quelque chose pour quelqu’un d’autre.
Je crois que le cinéma est vraiment en retard tant qu’il colporte cette idée d’une réalité objective. Il n’y a plus personne au monde qui parle d’une réalité objective, pas un scientifique, pas un philosophe qui défende une idée platonicienne du bien – qui est là quelque part, et qu’on peut trouver. Il leur arrive quelquefois de récupérer l’idée du bien, mais pas facilement. C’est un travail compliqué. Il n’y a que le cinéaste un peu vieillot dans son travail du XIXe siècle qui dise : oui, si on met la caméra ainsi on peut capter le bien…
Je ne suis pas très à l’aise non plus avec la distinction entre fiction et documentaire ou le débat sur les raisons pour lesquelles les gens ne regardent pas le documentaire. Je suis ennuyé par ce sujet et j’en suis obsédé. En même temps, parler comme on l’a fait, de l’attrait de la fiction et dans ces termes, est hautement méprisant vis-à-vis du spectateur. Ce qu’on veut du spectateur, ce n’est pas de changer la condition qu’il a normalement dans la vie. Ça, c’est la position d’Hollywood. Tu laisses ta vie à la porte, tu paies, et on va t’imposer une autre vision des choses. J’avais l’idée que nous faisions autre chose. Nous, nous disons qu’il y a une unité, une continuité entre ta vie et ce que tu vas vivre devant l’écran; il faut donc réfléchir.
Quelqu’un te dit: j’ai fait de grands films qui vont vivre pour toujours. Il faut regarder ces films, décider. En quoi sont-ils bien, ou pas ? On ne croit pas les gens à cause de ce qu’ils disent. Les politiciens disent n’importe quoi. Les généraux disent toujours qu’ils gagnent, mais nous savons qu’ils sont en train de perdre. C’est comme ça la vie et, en tant que citoyen, on est responsable des jugements qu’on porte sur le monde. Pourquoi n’est-ce pas comme ça au cinéma ?
Comment, aujourd’hui, le documentaire touche-t-il au rêve américain ?
Intervention : pourquoi le genre « album de famille » devient-il une forme dominante ? On commence à avoir, enfin, une forme de film, qui épouse la dimension multiculturelle de notre pays et de notre société. Les gens cherchent leurs racines, le documentaire reflète leurs besoins.
Yann Lardeau : c’est typique de tous les pays aujourd’hui. Dans le documentaire français, allemand, tout le monde cherche ses racines. Pourquoi aujourd’hui n’y a-t-il plus de connexion avec le monde ? C’est de cela qu’il faut que les jeunes parlent.
Intervention : aujourd’hui nous avons des films qui nous transmettent des visions du rêve américain de gens qui ont longtemps été privés de l’exercice de leur citoyenneté à cause de leur couleur, leur sexe, ou leur origine. La beauté du documentaire, c’est qu’il nous montre que nous saignons tous du sang. On peut rapporter l’expérience de quelqu’un d’autre à sa propre expérience. Ma propre inspiration pour le documentaire personnel a été Milestones qui est aussi un film sur des gens qui racontent leurs racines. Aujourd’hui, avec le caméscope V8, le documentaire est une forme d’expression plus démocratique. Il est devenu une expression puissante du rêve américain. Les gens peuvent raconter leur expérience, la conter, la communiquer de leur propre point de vue, non pas telle qu’elle pourrait être racontée par quelqu’un d’autre. Il se peut que nous ne soyons qu’à une toute première phase de la découverte de cette potentialité.
Débat mis en forme et traduit par Michael Hoare
Si nous avons choisi de publier une mise en forme du débat animé par Yann Lardeau sur le documentaire américain au « Cinéma du Réel » en mars 1993, c’est parce que les questions fondamentales de ce numéro s’y retrouvent, mais déclinées « autrement », comme de l’autre côté d’un miroir. La « culture démocratique » à laquelle Sylvia Harvey fait référence est ici remplacée par le « rêve américain », plus complexe parce que, d’une part, utopique par essence, et d’autre part, parce que déjà le sujet d’une grande tradition du cinéma mondial, celle représentée par Hollywood.
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 117, 1er trimestre 1994)