Remarques sur « Sans soleil » de Chris Marker

François Niney

Il est dans la tradition de « Documentaire sur Grand Écran » depuis sa création en novembre 1992, d’instaurer une relation avec le public en organisant chaque semaine une rencontre-débat. Le texte ci-contre rend compte d’un débat qui a eu lieu après la projection du film de Chris Marker Sans Soleil, le dimanche 29 octobre 1995. Ce programme faisait partie d’une manifestation intitulée « L’Écrit à l’Écran », consacrée aux rapports entre le cinéma et la littérature. L’intervenant de ce débat est François Niney, critique de cinéma et membre du Conseil de programmation de « Documentaire sur Grand Écran ».

François Niney : Je ne suis en aucun cas le porte-parole de Chris Marker. C’est un homme très secret, en quelque sorte le Howard Hughes du documentaire. C’est en plus une tâche délicate de parler après un film dont le commentaire est aussi plein d’intelligence et de poésie. Mais peut-être, à travers ce film qui me paraît un des plus importants dans l’histoire du cinéma mondial, peut-on pointer la particularité du travail de Marker. Il s’agit d’un travail d’écrivain. On peut lire les textes de ses films parus au Seuil, Commentaires 1 et 2, aujourd’hui malheureusement introuvables. Mais en aucun cas on ne peut voir ses images sans le commentaire.

Tout le travail de Marker est d’avoir inventé un nouveau genre cinématographique : le style épistolaire au cinéma. C’est vrai qu’une autre partie de ses films est en cinéma direct. Mais c’est lui qui a inventé ce système dans lequel il écrit un commentaire en forme de lettres – dès Lettre de Sibérie en 1957. Le commentaire ne s’adresse pas au public comme la narration habituelle soi-disant objective, cette fameuse voix « on » qui tombe sur les actualités ou sur le documentaire. Elle s’adresse à quelqu’un auquel le spectateur individuellement est invité à s’identifier. Ce système fonctionne jusque dans Le Tombeau d’Alexandre : des lettres posthumes à un vieil ami, cinéaste soviétique de la première heure et récemment disparu. Le film s’adresse à Medvedkine. Donc il y a une relation triangulaire entre le cinéaste, la personne à qui il s’adresse, et le public qui se trouve indirectement identifié au destinataire.

Dans Sans Soleil, cette relation est encore plus complexe du fait que les lettres sont celles d’un certain Sandor Krasna, dont on ne sait qui c’est (ce n’est pas un anagramme de Chris Marker en tout cas). Elles sont adressées à une femme qui les lit à voix haute et nous sommes les témoins de cet échange. L’originalité du film est dans ce qui l’oppose au cinéma direct. Les films les plus forts de Marker, à mon sens, sont ceux où le commentaire vient sans arrêt pointer dans l’image ce qui n’y est pas, ou ce qu’on n’y aurait pas vu.

Il dit cela très bien dans Le tombeau d’Alexandre, à propos du communisme. Il dit que toute image est suspecte d’être là parce qu’il y a toutes celles qu’elle cache. Et qu’est-ce qui fait que cette image-là a survécu et pas les autres ? Le travail du commentaire est, dès le début de Sans Soleil, formidable. « La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images, mais ça n’avait jamais marché. Il m’écrivait: il faudra que je la mette un jour toute seule au début d’un film avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir. »

Et ce film qu’il n’a pas fait, il en parle encore après: « Un jour, il faudra faire un film de fiction dans lequel il y a un extra-terrestre de l’an 4001 qui reviendrait, le Che Guevera du temps, s’apercevant que l’humanité a été souffrante », etc. Ce film qu’il nous dit ne pas avoir fait, et qu’il devrait faire un jour, mais que finalement il ne fera pas, il s’appellerait Sans Soleil et c’est ce qu’on est en train de voir. Une œuvre unique, Marker arrive à faire un film au conditionnel, un film où le commentaire retourne les images. C’est-à-dire que les images sont vues d’ailleurs.

Ici le parti pris est à l’opposé de ce cinéma direct qui prétend nous donner le réel tel quel, qui prétend nous immerger dans une espèce de présent de l’action qui se suffirait à lui-même et serait l’évidence du monde.

La grande originalité de Sans Soleil, c’est d’être à ma connaissance le seul documentaire de science-fiction ; un des rares films documentaires conjugué au futur antérieur. Et on a l’impression, bien que cela date de 1982, qu’il s’agit d’un film extrêmement contemporain, même si les images de synthèse vont plus loin aujourd’hui que celles que l’on voit là.

La force de ce film conjugué au futur antérieur est de nous faire voir les images de notre monde comme si on les voyait d’un futur ou d’un passé, elles ne sont jamais vues dans leur immédiateté. D’où la citation initiale de Bajazet qui dit : «l’éloignement des pays répare la trop grande proximité des temps ». Donc, les images sont vues d’ailleurs. L’Afrique est vue du Japon, le Japon est vu de l’Afrique ou de l’Ile-de-France. On est toujours dans ce temps très complexe qui est un temps de la mémoire. Là, il y a une parenté avec Resnais, vieil ami de Marker. Il y a un travail sur la mémoire, à la fois la mémoire associative, la mémoire sur le passé mais aussi sur la mémoire projective : où on va, le destin.

Salle : En même temps, la manière dont il monte le film et le commentaire nous permettent de prendre une distance, non seulement par rapport au Japon, mais par rapport à tous les problèmes qu’il évoque, le temps, la mémoire, le souvenir, l’image même.

François Niney : Et on ne tombe pas non plus dans ce défaut majeur de certains films qui travaillent sur une mémoire personnelle et qui finissent par tourner au « home movie ». Là, on s’approprie ces images comme les nôtres aussi, elles atteignent un certain universel qui fait qu’on se sent Vraiment impliqué dans cette réflexion sur notre époque, sur ses illusions. On retrouve cela très bien dans Le Tombeau d’Alexandre : toute image est à la fois un lieu extraordinaire d’onirisme, et un dépôt de réalité, une trace ; une empreinte et en même temps une illusion avec tout ce que ça comporte et de fascinant et de dangereux. À fortiori, quand il traite du communisme en 1989, les images sont toutes ambivalentes. C’est à la fois le lieu d’une illusion, d’une illusion de bonheur bien sûr, et en même temps le lieu des illusions dangereuses : le dogmatisme, le stalinisme, etc.

Le cinéma de Marker est une étonnante critique en acte du credo du cinéma actuel. Par exemple dans le livre de Marsolais, l’Aventure du cinéma direct (malheureusement épuisé) qui est une somme sur le cinéma direct jusqu’en 1973, il y a une réflexion qui laisse accroire que plus on va vers le son synchrone, la caméra légère, etc., plus c’est réel et plus c’est vrai. Et d’une certaine manière, le cinéma de Marker inflige un démenti à cela, car ce que Marker a fait certainement de plus propagandiste, c’est tout ce qu’il a fait en cinéma direct. Il a lui-même interdit récemment Cuba si, parce que c’est une espèce de panégyrique pro-castriste. Par contre tous ses montages d’images avec commentaire sont des films qui ne sont justement pas des films de propagande, mais de critique des images, de critique des illusions, d’autocritique de tout ce qu’on investit dans ses images.

Et jamais il ne sacrifie un côté à l’autre. Même dans Le Tombeau d’Alexandre, il passe à la critique toute l’illusion communiste sans jamais tomber dans l’inverse, jeter le bébé avec l’eau de bain, renier. Et dans Sans Soleil de même, le côté illusoire des images est montré de manière frappante, par exemple toutes ces séquences sur le Cap-Vert, sur la révolution qui mange ses enfants, sur l’aéroport au Japon, etc. En même temps, il ne se détache pas de cette histoire. Vingt ans après, il est toujours là. Il y a là une certaine fidélité à l’utopie révolutionnaire qui n’exclut pas la critique.

Il se trouve que j’ai revu Sans Soleil quatre fois en deux mois. J’ai vu quatre films différents, l’expérience est assurée. Les temps forts changent parce qu’on n’est pas dans une narration linéaire, ni dans le montage parallèle ou alterné à la Griffith, (le poursuivant, le poursuivi et le conflit se résout dans le climax, c’est la recette du cinéma commercial). On est dans un film beaucoup plus complexe, en spirale, avec des échos multiples. Donc, les temps forts se déplacent et, dans le mouvement des films imaginés dans le film en train de se faire, les blocs changent de place, les zones se situent différemment les unes par rapport aux autres. L’expérience rappelle l’écoute musicale, où la musique n’est pas pareille si on l’écoute à deux jours d’intervalle.

À mon avis, le montage lui a pris un certain temps. Je crois que ce sont des images qu’il a assemblées tout au long de sa vie. C’est aussi la force du film. C’est toute la vie d’un homme avec un œil assez critique mais qui a été assez longtemps compagnon de route du communisme. Il a réussi à mettre en scène dans ce montage tous les aspects subjectifs de cette expérience avec une honnêteté assez radicale. Au centre du film, il arrive très bien à faire passer cette fameuse poignance des choses dont il parle sans arrêt : l’attention aux choses, aux animaux, etc. C’est-à-dire changer cette relation du sujet à l’objet, essayer de sortir de notre chrétienté occidentale industrielle pour tenter de mettre en valeur, grâce au cinéma qui est quand même un instrument privilégié, un rapport différent à l’autre, que ce soit l’autre-Dieu, l’autre-animal, l’autre-chose. Ainsi la cérémonie des poupées cassées, avec cette référence au chat Toratora qui était aussi le cri de guerre des kamikazes, tout un jeu de correspondances étonnant.

Salle : Je ne le trouve pas critique vis-à-vis de la société japonaise. Au contraire, il semble en être fasciné.

François Niney : C’est certain qu’à l’époque il était amoureux du Japon. Il y a peut-être la volonté de donner une image différente de ce pays qui était toujours caricaturé comme la figure du copieur, du pirate, du danger extrême de la concurrence. Il y a aussi la découverte de ce monde-là avec ce rapport très différent aux objets, aux dieux, aux animaux qui l’a fasciné. Il y a certes une part de fascination.

En même temps, c’est vrai que le Japon est le point le plus avancé d’un certain capitalisme. Donc, on peut y lire l’évolution future de nos propres sociétés. C’est peut-être un point qui accentue le caractère futur antérieur du film.

Salle : Or justement, ce n’était pas le capitalisme au Japon qui le fascinait, mais la tradition, la sacralisation…

François Niney : Et aussi le heurt entre les deux. C’est comme, dans Le Tombeau d’Alexandre, il ne filme pas l’illusion communiste et l’avenir radieux, mais il ne filme pas non plus le socialisme réel dans la rue. Il filme la tension entre les deux, il montre que notre histoire, c’était ça. Et là je crois qu’il essaie de filmer la tension. Le Japon est extraordinairement révélateur d’un pays quasiment médiéval dans ses structures sociales, psychologiques et qui passe à un capitalisme ultra-développé en vingt-cinq ans. Il devient un laboratoire du monde.

D’ailleurs, il y avait un très beau texte de Kojève dans son Introduction à la lecture de Hegel sur la fin de l’histoire, disant, quand il revenait du Japon, qu’il avait effectivement vu ce que pouvait être la fin de l’histoire. La société japonaise, à son avis, préfigurait ce collapsus.

Salle : Par rapport aux différentes lectures du film possibles, c’est un des seuls films sur le Japon qui, en 1983 quand je l’avais vu, montre les intouchables, les gens tabou. Il parle très directement et très fortement des expériences japonaises en Corée, de la torture des prisonniers de guerre, des crimes de guerre. On ne peut pas ramener Chris Marker à une fascination pour son objet, parce que son travail est constamment de retourner ses objets, y compris les stéréotypes. Constamment il retourne à la fois nos stéréotypes sur le Japon et les éléments fascinatoires qui peuvent exister. Il met en doute et critique à la fois son propre mouvement par rapport à ses images et son texte et par rapport à nous-mêmes aussi, toutes les facilités, les pentes vers lesquelles nous pourrions glisser en lisant ce film. Ainsi, il reste constamment ouvert puisqu’il met constamment en crise, en doute, lui-même et nous-mêmes dans notre position de spectateur. L’aspect critique de sa vision du Japon me semble très fort, vu dix ans plus tard. D’ailleurs c’est hallucinant le nombre de choses que j’avais oubliées, preuve que les souvenirs n’existent pas. Je redécouvre ce film aujourd’hui.

Salle : Est-ce que vous pouvez développer votre affirmation : qu’il s’agit d’un des plus grands films de l’histoire du cinéma ? Pour moi une des entrées positives est la critique illustrée de Vertigo de Hitchcock, et le rapport entre ces deux cinéastes me semble passionnant : ce que vous disiez au début est vrai, on ne peut pas penser voir ce film sans les commentaires. Or Hitchcock est un des seuls cinéastes – c’est Truffaut qui le disait – qui fait des films qu’on pourrait voir muets et dont on comprendrait tout. Voilà ce qui les sépare. Quand on voit les grands films de Hitchcock, ce qui est manifeste c’est qu’au-delà de la fiction, il y a une pensée au travail qui s’organise devant nous. Et quand on parle du film de Marker, au-delà du contenu anecdotique sur le Japon ou autre, on est surtout frappé par la façon dont tout ça s’agence, se mélange et est commenté. C’est la pensée de Marker qui est en train de se forger. C’est là le véritable intérêt et le point commun.

François Niney : La réponse sur le point commun entre ce film et le cinéma de Hitchcock est dans le livre de Deleuze L’image-temps. Deleuze dit de Hitchcock qu’on passe de l’image action à l’image-temps, on rentre dans un cinéma de la relation. Hitchcock fait semblant avec ses « MacGuffin » de faire du polar, de l’action, mais en fait il filme des relations mentales dans la tête du spectateur avec toute leur dimension psychologique. Et c’est la caméra qui est chargée de faire ce travail – elle sait des choses que ne savent pas les personnages entre eux – et elle ajoute cette dimension-là pour qu’elle soit incluse dans le film. C’est ce que dit Deleuze : le film maintenant est joué délibérément dans la tête du spectateur. Le spectateur est inscrit dans le film. Chez Antonioni ce procédé est manifeste. Deleuze met la coupure à Hitchcock, et Vertigo est certainement le film le plus cérébral d’Hitchcock, c’est celui de la mémoire folle, comme dit le commentaire, et c’est là le point commun entre les deux films. C’est le cinéma de la relation, de la mémoire au travail. Ce n’est pas seulement une pensée conceptuelle, car alors il vaudrait mieux faire un livre ; c’est une pensée qui est notre pensée, notre imaginaire associatif.

Et chez Marker il y a toujours cette force qui fait que ce ne sont pas des films de propagande. Sans arrêt, est lisible pour le spectateur une dialectique entre l’histoire personnelle de celui qui parle (dont on ne sait pas qui c’est, ni même où il est – est-ce qu’il ne serait pas ce visiteur de l’an 4001 dont le commentaire nous parle) et les drames historiques que nous traversons tous, que ce soit des révolutions avortées, réussies, ou les contradictions d’un pays. Voilà ce qui fait qu’on s’identifie à cette pensée et qu’elle atteint un caractère universel, qu’elle ne se limite ni au « home movie », ni au film de propagande.

Le film ne fonctionne pas comme un kaléidoscope mais comme un hologramme ; chaque point reflète le tout du monde. Il y a quelque chose de leibnizien dans ce film, on est renvoyé au travail de Deleuze encore une fois, où chaque monade reflète le monde entier d’un point de vue unique et chacun de nous est une monade de notre époque. C’est pour ça que ce film m’enthousiasme parce que c’est très exceptionnel d’arriver à rendre une telle notion palpable, sensible et émotivement ressentie.

J’aimerais adresser au public une question, celle de l’écoute selon la génération. J’ai une dizaine d’années de moins que Marker, mais la révolution russe faisait partie du B. A. BA de l’étudiant sorbonnard des années soixante.

Quand on parle de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, ma génération sait de quoi il s’agit. C’est l’histoire dans laquelle nous avons grandi et fait nos armes. Or lorsqu’on y était pas, je ne sais pas si le film passe aussi bien, si la métaphore garde toute sa force. Même si on ne comprend pas très bien le matériau, est-ce qu’on comprend au moins la symbolique ? J’ai du mal à me rendre compte. Parce que le film travaille sur des résonances, des associations, il ne se met jamais à expliquer, donc on est face à des images dont il faut deviner le sens. Quand on a moins d’éléments pour comprendre, est-ce que ça fait obstacle pour entrer dans le film ?

Salle : Je pense que le personnage de Marker est plus carré que ce que vous en dites. Je pense au film Le fond de l’air est rouge, où il donne l’image d’un esprit révolutionnaire qui défendait des causes. Le personnage qui interroge et qui doute, c’est vrai, on le ressent dans les films des années 80 ou de maintenant, mais ce n’est pas du tout le Marker des années soixante ou soixante-dix.

François Niney : Si j’ai donné une image carrée de Marker, je me suis mal exprimé. C’est vrai qu’il y a le cinéaste réflexif des images commentées, et puis le cinéaste plus militant des films directs, A bientôt j’espère, etc.

La parenté, c’est que dans un cas, vous avez un cinéma de la parole écrite – qu’est-ce que c’est la parole écrite, c’est des lettres – et dans l’autre cas, vous avez la parole vivante, parce que ce qui l’intéresse c’est un certain cinéma syndicaliste, comment les hommes résistent ensemble, la question de la démocratie.

Salle : Je parlais du Fond de l’air est rouge, parce que ce n’est plus un film engagé, qui épouse une cause ; c’est déjà un film de réflexion, mais qui reste la réflexion d’un militant. Or parmi les films des années 80, le militantisme n’est déjà plus de mise. Comment a-t-il fait cette évolution ?

François Niney : Plutôt que d’évolution, je parlerai de contradiction, parce qu’elle existe dès les années soixante. Dans les années soixante, il fait Si j’avais quatre dromadaires, un film qui fonctionne comme Sans Soleil. C’est-à-dire un film où on revoit ses propres photos du monde entier, et il les commente avec une distance critique tantôt drôle, tantôt pathétique, tantôt émouvante, y compris des images de Chine, des images de Russie dont le commentaire est très critique du communisme officiel. Or cette contra-. diction-là marque toute sa carrière. Ce n’est pas une évolution vers de moins en moins de communisme. Il avait très tôt instauré ce fonctionnement à deux temps, ses films plus militants, plus directs, et ses films de réflexion sur les images. Cette alternance existe déjà dans ses films des années soixante.

Salle : Par rapport à la question concernant la réception du film par les jeunes de 20 ans, je crois que ce qui reste, c’est la générosité. Au sujet de la séquence concernant la bataille de l’aéroport, on dit que peut-être il y avait des illusions, et peut-être ces illusions n’ont mené à rien, si ce n’est d’avoir vécu cette expérience de générosité, du don de soi-même. J’y vois aussi un regard nostalgique sur ses propres engagements. Et qu’il ne renie pas.

François Niney: Je trouve important de montrer ce film aujourd’hui parce qu’il est très beau, qu’il n’a pas vieilli, mais en plus, c’est une incitation à réfléchir pour ceux qui veulent faire du cinéma ou pour nous en tant que spectateurs devant la moulinette télé. Il nous permet de voir qu’il y a des ouvertures vers autre chose que ce cinéma direct à son synchrone qui nous débite un double du réel dans le pire des cas et dans le meilleur des cas certaines révélations sur ce réel, mais je dis bien dans le meilleur des cas. En général ces révélations sont au prix d’un gros travail, parce que ce n’est pas simplement en filmant la gouttière ou les discussions du café du coin qu’on montre quelque chose de notre réalité complexe.

Au pire, et c’est ce qu’on fait le plus souvent à la télé, on reproduit les apparences sociales telles qu’elles sont déjà organisées, telles qu’elles sont déjà mises en scène.

Or, l’émergence du cinéma direct a eu lieu à un moment où il s’est trouvé de plain-pied avec toutes les contestations, toutes les luttes des minorités. Il est contemporain des concerts rock, des luttes de libération, des manifs, des interrogations des années soixante. Et donc il a eu son importance dans ce mouvement, il a participé à ce mouvement. Il est l’esthétique des années soixante. Mais depuis, les temps ont changé.

Le cinéma direct est devenu le fourre-tout et le pain quotidien de la télévision, ce qui change beaucoup de choses. Il faut s’interroger sur cette manière-là de montrer le monde. Peut-être faut-il revenir sur le jugement des années soixante : que le montage commenté est la forme des films de propagande, que le cinéma direct c’est la forme d’apparition de la vraie vie à l’écran. C’est vrai qu’on sortait de la guerre, de ses films de propagande, et les actualités Pathé de l’après-guerre n’en différaient guère.

D’ailleurs les actualités télé font toujours la même chose. Qu’on s’amuse à se projeter des actualités des années 30, 40, 50 et les actualités télé d’aujourd’hui, on trouvera une continuité dans la manière de montrer le monde et de balancer un commentaire divin qui tombe du studio sur le grand album d’images du monde.

Donc il faut revenir sur ce jugement que le commentaire, c’est forcément de la propagande. Mais pour ne pas être de la propagande, il faut que le commentaire ne soit pas cette voix « on » qui tombe du ciel des évidences, la voix qui sait tout sans se mouiller. D’où l’implication de Marker dans ce style épistolaire et son usage du «je », de quelqu’un qui parle à quelqu’un. Ce n’est pas cet « on » qui parle aux masses, au public… Et je crois qu’il y a beaucoup à fouiller dans ce sens pour des cinéastes qui s’intéressent au documentaire.

Salle : Et puis il y a aussi une part de rêve, on a l’impression de voyager dans un inconscient, de flotter dans une mémoire. Dans La Jetée, il y a aussi cette fascination pour la mémoire, la violence qui reste assourdie, à cause du timbre de la voix apaisante, réconfortante, la musique de la voix qui reste rassurante. Ce sont plutôt les images qui sont inquiétantes.

François Niney : Il est dans les limbes, l’auteur des lettres de Sans Soleil, parce que c’est un fantôme, à la fois serein mais inquiet, qui n’a pas trouvé la paix. Il y a une séquence très révélatrice de cela, très longue d’ailleurs, où il dit qu’il finit par ne pas savoir si ses rêves ne sont plus les siens mais sont ceux de tout le monde, si on n’est pas dans un rêve collectif. On entre dans le métro, le ticket de métro devient un ticket de salle de cinéma et donc on est dans le film, à la fois acteur et spectateur, des gens dorment dans le métro avec des associations d’images horrifiques et oniriques de la télé, c’est absolument formidable. Il y a un échange permanent entre le dedans et le dehors, l’image externe et l’image mentale, entre sa subjectivité à lui et la nôtre via celle des passagers de ce ciné-train-fantôme.

Salle : Sur la question des générations, c’est vrai qu’il me manque beaucoup de références, mais ça n’a pas empêché mon immersion dans le film. Mais je me posais la question du statut de ce film par rapport aux formes du documentaire plus classiques.

François Niney : Il y a des cinéastes qui tentent des essais cinématographiques, où la différence entre documentaire et fiction ne veut plus rien dire.

Pour Marker en particulier, il travaille sur les traumatismes de l’histoire, sur le prix du sang payé en permanence dans l’histoire humaine. L’imaginaire se perd dans les sables du sang, se transforme en imaginaire collectif. Les faits réels deviennent secondaires par rapport à ce qu’on en a fait, ou ce qu’en font nos mémoires, et c’est ce que Marker essaie de transmettre.

Salle : Il y a aussi du son, un son recomposé, retravaillé, assourdi, perçu à travers les vitres ou le sommeil. Même si les images sont très agressives, comme la séquence de la girafe, et produisent un choc, il n’y a pas les effets du réalisme sonore. Ce sont déjà des images de souvenir et non pas du présent.

François Niney: Cette non-présence à l’image, cette distance introduite par le son fait qu’on est toujours dans le passé, dans la réminiscence ou dans une présence onirique.

Salle : De Marker, documentariste atypique ou à la marge, je crois qu’on pourrait dire la même chose que van der Keuken a dit l’autre jour à un Festival à Bruxelles : « on me présente toujours comme documentariste, mais c’est une erreur, je suis un cinéaste.» Je crois que cela fait le tour de la question.

François Niney : C’est là aussi qu’on mesure les contraintes d’un appareil de production dominé par l’industrie de fabrication de films distractifs d’une heure trente destinés aux salles. Que ce soit Pelechian, que ce soit Marker, Epstein, Vertov, Mekas, etc. il existe des dizaines et des centaines de films, qu’on peut appeler documentaire expérimental ou d’essai et qui sont marginalisés. Il y a des gens qui ont eu envie de faire des films cinématiques où on utilise les pouvoirs de mouvement et d’émotion – mouvoir c’est émouvoir – du son et de l’image pour raconter des histoires, mais pas des histoires avec climax, pas des histoires selon les canons de la fiction. Ils font des histoires sans acteurs, des histoires qui sont nos histoires, nos pensées. Tous ces gens-là, tout ce cinéma-là s’est trouvé très tôt, depuis Vertov, marginalisé par rapport à l’industrie du spectacle cinématographique. C’est vrai que cette industrie compte aussi ses fleurons, il ne faut pas être manichéen, et c’est vrai aussi qu’il y a des films expérimentaux mauvais, interminables, insupportables. Néanmoins il y a là une inégalité terrible dans l’univers même du cinéma.

Salle : Vous vous demandiez si dans les générations actuelles, on admirait encore son travail. J’admire Marker parce que c’est un artisan de l’image matérielle, parce que tous ses films nous renvoient à un tas d’images personnelles, comme vous l’avez dit. Et puis j’admire Marker comme on admire souvent des artisans, parce que tout leur travail témoigne du temps. Lui en plus, il a cette réflexion sur le temps dans chacun de ces films. Je trouve que parmi les cinéastes et parmi les documentaristes, c’est le seul qui soit capable de faire cela. C’est pour cela que son travail est important.

François Niney : Marker travaille sur le temps historique, c’est-à-dire la période d’une vie qui est toujours plus longue que la vie, puisqu’il y a la mémoire, il y a des générations passées et le futur, d’autres générations à venir. Son montage à échos est la forme adéquate de cette idée, et de l’idée que tous les faits et gestes vont se transformer en imaginaire collectif

Un cinéaste comme Pelechian est beaucoup plus mystique. Il travaille sur le temps cyclique. De son point de vue, ce qui domine le temps histo-rique, c’est le temps de la nature avec le cycle des saisons, l’expansion de l’univers, et cela donne un montage et un langage très différent. Chez Pelechian, il n’y a justement aucun commentaire, même aucune parole dans ses films. On pourrait mettre côte à côte deux cinématographies de deux documentaristes et essayistes et qui ont deux conceptions du temps opposées ou radicalement différentes.

Chez Marker, et c’est son côté militant que je partage avec lui, il y a la croyance que l’homme doit faire son histoire, doit prendre son histoire en main même si, sans arrêt, il paie un lourd tribut à tout ce qui lui échappe, c’est-à-dire à ce qu’on appelle le destin. Mais il ne croit pas au destin divin, il s’agit plus d’un destin à la Shakespeare.

Mise en forme : Michael Hoare


  • Sans soleil
    1982 | France | 1h40 Réalisation : Chris Marker

Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 4, 3e trimestre 1996)