Gaëlle Hermant
Première session, mardi 20 août
Antoine Spire : La programmation des deux journées est liée aux trois moments historiques suivants : la Guerre de 39-45, les Événements d’Algérie et Mai 68. J’ai suggéré à Laurent Roth cette triple entrée concernant la mémoire, car d’une part ce sont trois questions taboues de la mémoire française, et d’autre part je crois que ces trois moments font système.
En effet, malgré tout ce qui se raconte, nous parlons rarement avec sérieux de ce qui s’est passé à Vichy. À propos de la Guerre d’Algérie, beaucoup de choses ne sont pas dites ou ne font pas événement social. Et puis, touchant à Mai 68 et ses conséquences, il y a le silence à propos de ce qui s’est passé en 1981 du point de vue de l’héritage de 68.
Laurent Roth : En tant qu’amateur de cinéma documentaire, j’ajouterai qu’ils ne font pas seulement système, mais aussi forme. Ce thème de la mémoire porte en effet en lui une grosse part de la problématique de la forme du documentaire aujourd’hui. Il se trouve qu’à travers ces trois périodes historiques, nous nous trouvons face à une défaite immédiate, celle des pouvoirs de l’image et de la caméra face à la réalité, que ce soit celle des camps, ou celle de la Guerre d’Algérie — guerre sans front et guerre pas nommée — ou celle de Mai 68 pour d’autres raisons. Les films que j’ai pu visionner concernant ces trois périodes, et ceux que j’ai sélectionnés au final, posent vraiment le problème de la forme du documentaire aujourd’hui : il ne serait plus rivé à une idéologie du direct, mais plutôt à un travail sur le temps différé de la mémoire et donc sur la réappropriation de l’expérience en général, et ce par la parole des témoins. Aussi l’invention d’une forme nous permet-elle de réaccéder à une réalité enfouie. Il est évident que cela fait système idéologiquement, mais aussi du point de vue de ce que nous appellerions une politique des formes.
Quelques mots encore pour présenter les deux films de ce matin. Ils sont assez répétitifs dans leur contenu, mais cette répétition est porteuse de fruits. Nous allons donc voir ce temps zéro de notre mémoire que sont ces images de l’ouverture des camps. Nous connaissions certaines images du film tourné par Sidney Bernstein et ses opérateurs, mais aucune du film de Samuel Fuller. Dans les deux cas, la mémoire interdite a joué sur leur programmation et ces documents sont comme des lettres scellées qui auraient mis cinquante ans à nous parvenir.
Le premier, La Mémoire meurtrie, est un documentaire britannique réalisé en 1985 par Brian Blake (déjà diffusé sur Canal Plus). II raconte l’odyssée du film sur les atrocités, que Sidney Bernstein devait réaliser avec les fonds des services de propagande britannique, au moment de la libération des camps. Le film raconte aussi l’échec du montage du film, supervisé par Hitchcock à un moment, et s’interroge sur les raisons pour lesquelles il n’a pas vu le jour. La Mémoire meurtrie présente peut-être un problème de thème et de sujet, traitant à la fois du film perdu et non monté de Sidney Bernstein et se créant aussi une obligation de refaire la mémoire de la Shoah en interrogeant des témoins d’Auschwitz. Il y a donc deux sujets dans le film, mais le document a l’avantage énorme de nous montrer les images d’origine avec le commentaire prévu pour elles.
Le second film, Falkenau, a été réalisé par Emil Weiss en 1987. Il est toujours inédit de diffusion, à la télévision comme en salle, et a juste été montré dans des festivals. Il raconte comment Samuel Fuller a tourné son premier film : soldat dans le régiment The Big Red One, il a filmé la découverte du camp de Falkenau, avec une petite caméra que sa mère lui avait envoyée des États-Unis. Emil Weiss a demandé à Samuel Fuller de commenter en direct ces images qu’il avait enregistrées quarante-cinq ans plus tôt, alors qu’il les lui projetait dans une salle.
Nous allons voir que ces deux films présentent des répétitions, mais aussi des différences de détails absolument décisives pour la question.
(projections)
Laurent Roth :
Après ces deux films assez éprouvants et comme point de départ de cette réflexion, il me semble qu’au cours de ces deux jours nous serons appelés à refaire un parcours de l’individuation. Car, s’il y a mémoire interdite, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas possibilité de s’approprier individuellement certains événements de l’histoire pour diverses raisons, et la Shoah reste la figure de cette interdiction.
Jacques Hassoun : Je voudrais dire, peut-être pour aller à contre-courant, que le 8 mai 1945, lorsque la « bête nazie », comme on dit, a été définitivement assassinée, l’armée française a écrasé la révolte des Algériens à Sétif, et cela, nous ne pouvons pas l’oublier. Pendant très longtemps ces deux images, peut-être du fait de ma propre histoire, se sont superposées. Alors reste en effet le travail de Fuller et de Bernstein.
Ce qui me semble essentiel dans le travail de Fuller, c’est qu’il individualise chaque corps, quand nous disons toujours 6, 12 ou 45 millions, c’est « un par un » : ils ont un nom, un prénom, une date, un lieu de naissance, et une date probable de mort. Prendre cette individualité en compte, c’est aller à contre-courant de la pensée nazie. Qu’est-ce que la pensée nazie ? Nous y reviendrons sûrement, mais la pensée nazie, c’est qu’il n’y a plus d’autre. Il est ignoré, sans aucune altérité, il n’est pas ce qu’on appelle en terme biblique votre prochain, votre compagnon ou votre autre. C’est ce qui a permis à Darquier de Pellepois, ancien commissaire aux affaires juives, réfugié à Madrid, de dire : « À Auschwitz on n’a gazé que des poux ». Dans sa logique, ils n’étaient pas des sujets, ils étaient entièrement déshumanisés. Il me semble que ce que fait le Capitaine Richmond — habiller les morts, leur donner une sépulture et non pas une fosse commune — est un fait historique sans précédent. Il faudrait interroger les historiens américains, anglais, russes ou français de la deuxième guerre mondiale pour en être sûr, mais ce fut probablement le seul cas où l’on a habillé des morts. Et c’est peut-être, hélas, la seule expérience permettant de dire, de cette manière : il y a du sujet, il y a de l’autre. Autrement, c’est vrai que c’est l’horreur ! C’est toute la question de la fiction, vous savez combien on peut faire de la fiction avec Auschwitz. Fuller a fort bien répondu, c’était déjà quelque chose de l’ordre de la fiction que d’habiller des morts. Toute narration qui exclurait la fiction ou qui imaginerait que l’on peut exclure la fiction est pour ma part une narration mélancolique et suicidaire.
Laurent Roth : Pour rebondir sur ce que vous venez de dire, la mélancolie m’apparaît dans cet usage pervers que nous faisons des premières images — celles du film de Bernstein — notamment celle du bulldozer qui pousse un amas de corps et que nous revoyons sans cesse dans tous les films de montage. Nous pouvons nous demander jusqu’à quel point cette idéologie du document brut ne nous assigne pas à une place où aucun deuil n’est possible. Nous ne gardons de la Shoah que cette image-là, qui ne peut pas être enterrée, et il y a là un usage presque pervers, voire idolâtre, de la Shoah comme quelque chose qui précisément ne peut pas être métabolisé ni assimilé de quelconque manière. Nous aurons peut-être l’occasion de revenir sur cette utilisation de l’image comme source d’informations. Le débat étant justement de savoir si ces images peuvent aussi être des preuves, ce qui à mon sens est très problématique.
Antoine Spire : Toutes les images et toutes les manières de représenter la Shoah ne se contredisent pas. Je ne suis pas d’accord avec Laurent Roth pour dire que l’image du bulldozer qui pousse des cadavres soit à proscrire, pour moi, elle est utile et c’est une image qui complète d’autres images. J’ai trois choses à dire, la première étant la nécessité de montrer. J’ai eu des responsabilités pendant quatre ans dans un quotidien français, Le Matin de Paris. Chaque fois qu’un livre évoquant la Shoah
paraissait, j’en parlais largement. Mes trois collaborateurs me disaient quasi-systématiquement : « Mais tu ne te rends pas compte que les lecteurs en ont assez d’entendre parler de cela et que c’est insupportable », et je répondais : « Non, je n’arrêterai jamais, parce que vous ne savez rien, je ne sais rien et nous ne savons rien ». À quelque distance que nous soyons dans le temps ou dans l’espace de l’événement, lorsque nous montrons ou regardons, nous ne savons rien, même si vous en savez un peu plus qu’en entrant. Montrer permet de mieux réaliser l’écart entre ce que nous savons et ce que nous avons à apprendre.
Ensuite, je partage absolument le point de vue de Jacques Hassoun — qui est aussi celui de Fuller d’ailleurs — sur la représentation, c’est-à-dire que tout est bon pour représenter et parler de la Shoah. Rien n’est pire que l’interdit de la représentation, ce serait une sacralisation, et je me méfie. Alors, parler de ces événements est difficile, parce que nous y sommes tous plus ou moins impliqués, pour des raisons familiales, identitaires. En même temps, nous ne cèderons pas au romantisme et à toute sacralisation de l’extermination qui consisterait à dire qu’il n’y a pas de représentation possible. Je suis entièrement d’accord avec Fuller : il faut continuer à montrer en insérant ces images, y compris dans la fiction, à condition bien sûr que cette fiction respecte les individus, les êtres, qu’elle ait même une logique morale. C’est ce que finalement réclame Fuller, et cela me paraît très juste.
Enfin, en discutant avec Laurent des films que nous allions montrer ce matin, je pensais à un autre film, un film anglais diffusé sur France 3, où lors de la découverte d’un camp de concentration, l’officier anglais ne fait pas habiller les cadavres mais les fait enterrer par les Allemands. Chaque Allemand doit porter sur le dos le cadavre d’un déporté auquel il doit donner une sépulture digne, c’est donc quelque chose d’un peu comparable. Un autre tabou est celui de la responsabilité des élites françaises, de nos parents, de nos grands-parents français, pas allemands, français, dans la mise au point de ce mécanisme d’extermination. C’est curieux, mais il n’y a pas de films, pas de documentaires sur cette responsabilité, or je crois qu’elle est énorme. Non pas qu’elle soit principale, le nazisme est la responsabilité principale, c’est dit et c’est bien dit, mais cela n’aurait pas été possible si une aide efficace n’avait pas été apportée par le régime de Vichy à propos duquel un silence extraordinaire continue à peser sur la société française et notamment sur l’aide de tous ceux qui vivaient à cette époque-là, qui sont restés passifs et qui ont laissé faire.
Jacques Hassoun : Le film de Bernstein rappelle que les premiers camps de concentration ont été ouverts pour les communistes et les sociaux-démocrates. C’est très important, car cela signifie qu’il était déjà question de visée politique et idéologique, indifféremment de la classe sociologique. La société civile a été impliquée d’emblée. Ainsi, en France, alors qu’on déportait des parents, un ministre, Laval, a dit : « Il ne faut quand même pas séparer les enfants des parents ». Les nazis étaient très surpris, puisqu’en principe il n’était pas question de déporter les enfants de moins de seize ans.
Antoine Spire : La lettre de Laval, où il demande à Daneker l’autorisation de déporter les enfants, date de tin 1941. Elle est restée longtemps sans réponse, ce qui explique qu’après la rafle du Veld’Hiv en juillet 1942, il parque les enfants et les femmes dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, en attendant l’accord des nazis pour la déportation. On a le texte exact — je l’ai publié dans mon livre sur les enfants d’lzieu — sur l’interrogation des Allemands quant à la demande de Laval à Daneker.
Eyal Sivan : Je n’ai pas vu le premier film, excusez-moi si je suis confus et long. Depuis le début du débat, je trouve le ton un peu pesant. On parle de la mémoire et de la Shoah, pour ne pas dire le génocide juif. On dit que c’est important d’en parler. J’aimerais savoir pourquoi. Pourquoi montrer ? Pourquoi c’est important, pourquoi faire ? Est-ce que c’est pour qu’il n’y ait plus jamais d’extermination juive, ou tzigane ? Pour que les homosexuels ne soient plus jamais persécutés ?
Ma deuxième question concerne le film d’Emil Weiss, qui je pense souffre d’un petit problème de modestie. Les images de Samuel Fuller proposent un acte de justice. Samuel Fuller, dans son discours contre la négation de la Shoah, nous parle depuis le tribunal de Nuremberg. II nous dit bien qu’il n’était pas là au moment du procès — et qu’il le regrette —, mais au temps présent il va nous faire la description du tribunal, dans lequel Machin était assis là, et l’autre assis là, etc. Dans une perspective historique, nous avons le film, mais comment croire Samuel Fuller dans tout son discours puisqu’il est en train de faire un acte de révision simple, à savoir : je parle au présent dans le tribunal de Nuremberg dans lequel je n’ai pas été. Là se pose la question du dialogue entre le montage du film, sa réalisation, et Samuel Fuller lui-même se présentant en spécialiste du génocide, sans l’expérience des camps de concentration et sans se limiter à la modestie nécessaire (comme le magnifique acte filmique qu’il a fait pendant la leçon que veut donner Richmond). C’était une remarque.
L’autre remarque est à propos de Jacques Hassoun quand il parle de l’individualisation. Cette notion d’individualisation du nom est une étrange contradiction avec l’habitude des traitements utilisés pour les films sur le génocide juif, où l’on utilise la victime comme une notion absolue, c’est-à-dire qu’il y a les victimes et les témoignages des survivants. Ce n’est jamais le témoignage de X, c’est le témoignage d’un survivant. Je voudrais répondre à Monsieur Spire qui disait qu’il faut tout montrer, que tout acte de montrer est bien. Au fond, il y a une vraie Image interdite dans toute cette affaire, non identifiable et non incarnée, c’est l’image des bourreaux. S’il y a un intérêt à montrer quelque chose, ce sont les bourreaux, c’est-à-dire nous en somme, puisqu’au fond les survivants sont tout le temps montrés, les cadavres aussi, et ce n’est plus de l’image, c’est de l’icône. Et cette image des bourreaux rejoint en effet la question de nos parents et de nos grands-parents, avec la collaboration en France. On ne la montre ni ne l’interroge jamais.
Je voudrais finir avec la petite phrase de Régis Debray quand il nous dit : « On est la première civilisation à croire à nos yeux ». Est-ce que nous ne sommes pas victimes, un petit peu, de cette idée que l’on croit vraie à nos yeux, reprise par Samuel Fuller, lorsque sur un écran il nous explique qu’il faut faire des films pour y croire et pour que l’on puisse voir ? En sachant que toute personne qui a manipulé une image à un moment ou à un autre sait que l’image sera la dernière preuve d’une existence de quoi que ce soit, surtout que nous sommes en train de découvrir l’image virtuelle. Nous savons qu’on peut tout faire avec l’image-document tel qu’elle existe, et que donc cette notion entre l’image-document et l’image-fiction a été effacée.
Laurent Roth : Merci pour cette riche intervention, il y a plusieurs questions à l’intérieur et je pense que cela vaut la peine que nous y passions un peu de temps. Je vais répondre aux deux premières questions.
Pourquoi montrer ? Je pense à deux choses très simples ; la première, c’est un peu ce que je disais au début, ces images me semblent d’une certaine manière encore surexposées, c’est-à-dire que le spectateur n’a pas forcément eu encore le moyen de les ensevelir. Le regard est aussi une manière non pas de dévoiler mais de voiler, et c’est à mon avis vraiment un problème. Je maintiens mes réserves sur l’utilisation de ces images de la mort massive. Je pense en effet que la façon dont certaines sont utilisées peut provoquer le contraire, à savoir un refoulement profond de la Shoah et de ce qu’elle a été. Je conteste absolument l’utilisation qui en est faite aux informations télévisées notamment, mais aussi dans de mauvais documentaires où des images récurrentes sont employées sans nomination du lieu, du temps, de l’époque, etc. C’est pourquoi je voulais vous montrer ces deux films, parce que nous avons les documents présentés avec l’idée de leur intégrité, même si nous n’avons pas pu vous montrer les documents intégraux (le document de Bernstein fait deux heures trente, nous n’aurions pas eu le temps de voir celui sur Fuller). Le spectateur est pour moi quelqu’un capable de recevoir un choc à condition de pouvoir l’ensevelir dans son cœur, tout simplement. Je crois que c’était une notion à respecter.
La deuxième chose rejoint l’histoire du cinéma et du documentaire. Je relisais un entretien avec Godard avant de venir, et vous savez que Godard a cette habitude de diviser l’histoire du cinéma en deux parties séparées par un pli qui est l’ouverture des camps. Il l’a répété et ne cesse de le répéter, son histoire du cinéma projetée à Locarno l’année dernière revenait de manière obsessionnelle là-dessus, pour lui, la deuxième naissance du cinéma, ce n’est pas la sortie des usines Lumière bien sûr, mais ce moment où le cinéma et les pouvoirs de l’image sont défaits par la réalité et il cite Cain et Abel. Il cite les deux frères, la fiction et le documentaire, dans une rivalité fratricide, et je crois que montrer ces images ici, dans un festival de documentaires, a du sens, parce qu’il me semble que tout ce que font les grands documentaristes aujourd’hui, peu ou prou, est dans l’ombre portée de ce rapport que nous avons à la réalité après la Shoah. Ce sont des généralités, mais, après tout, nous sommes toujours dans cette onde de choc, et le travail de mémoire du documentaire aujourd’hui est pris dans cette onde.
Concernant ton intervention sur le film de Fuller, je suis tout à fait d’accord avec ton analyse. Si Fuller se comporte, dans la deuxième partie du film, non pas comme le témoin du film qu’il a tourné mais comme le metteur en scène d’une scène à laquelle il n’a pas été, c’est, me semble-t-il, parce que fantasmatiquement son film lui a permis d’y être. Et la partie la plus intéressante est celle sur l’écran blanc de cinéma. Il parle d’un écran qu’il ne montre pas et dit que cet écran manque aujourd’hui à Nuremberg. Plusieurs bandes documentaires ont été projetées durant les audiences du procès de Nuremberg. C’est là où il peut y avoir discussion, car il assimile les images qui y ont été projetées au régime de la preuve. Le problème de cette époque, c’est que l’on additionne et que le but du cinéma documentaire et de la libération des camps, cela n’est pas d’individualiser : c’est ce qu’a fait Samuel Fuller avec sa petite caméra à la libération de Falkenau, et c’est peut-être pour cela qu’on a pas montré ce film à ce moment-là. Le but de Nuremberg, c’était d’additionner et non pas de diviser 6 millions par 6 millions pour avoir un homme.
Eyal Sivan : Une petite parenthèse sur les images de la sortie des camps. Le film contre l’oubli qui a eu un prix montre bien le grand problème rencontré par les opérateurs américains et russes avec les images de la sortie des camps. Il n’y avait pas de joie d’être libéré car les gens étaient tout simplement trop épuisés, juste une grande misère devant les caméras, et les opérateurs n’ont pas trouvé cela bien. Ils ont donc pris des figurants, des gens des villages autour pour jouer la sortie des camps et la libération joyeuse, et aujourd’hui il y a une grande confusion — surtout dans les archives soviétiques — on ne sait plus quelles sont les vraies libérations des camps et qu’elles sont les libérations mises en scène. Cela pour introduire le débat sur la question de la vraie image documentaire de la période avec la problématique de Godard, mais je pense que Godard avec la Shoah est un problème à part.
Antoine Spire : Je voudrais répondre à la question du pourquoi, qui ne s’adresse pas seulement au cinéma, mais aussi à la littérature. Tout ce que l’on fait autour de la mémoire de la Shoah concerne l’exigence de vie ; c’est parce que je respecte la vie que je crois qu’il faut montrer cela.
La Shoah est quand même très particulière, très spécifique, en ce sens où, à un moment, on a exterminé de façon absolument systématique tout projet de vie. Pour bien me faire comprendre, je voudrais faire référence au livre de Vassili Grossman, Vie et destin. Dans ce livre, la lettre que la mère de Grossman (le narrateur) lui envoie lorsqu’elle est enfermée dans le ghetto de Berditchev et qu’elle sait qu’elle va y mourir est absolument essentielle. Elle sait que c’est terminé et envoie sa dernière lettre, n’étant même pas sûre d’ailleurs qu’elle touchera son fils, et ses derniers mots sont : « Mon fils, voici les dernières lignes de la dernière lettre de ta maman, vis, vis, vis ». Ce message-là de vie que Grossman reçoit, c’est à mon avis le message essentiel qui explique les raisons pour lesquelles nous avons besoin de savoir et nous avons besoin de tout utiliser. Toutes les possibilités de montrer, de connaître ce qui a été le projet de négation de la vie pour mieux affirmer cette nécessité qu’il faut vivre. C’est le premier point que je voulais donner sur le pourquoi.
Ensuite, en ce qui concerne Fuller à Nuremberg, je ne suis plus d’accord avec vous. Pour moi, Fuller a bien le droit de dire qu’il regrette de ne pas avoir été à Nuremberg, de monter la scène lui-même. Vous savez, à ma connaissance, personne ici dans la salle n’a été dans une chambre à gaz, et pourtant la plupart d’entre nous souhaite dire que cela a existé et quel sens cela a eu. Alors, est-ce qu’on a droit de le faire ? Moi, je pense que oui, je n’abolis pas la notion de témoignage, je dis que c’est autre chose que le témoignage. Il y a des choses dont on ne peut pas témoigner, par exemple l’existence même de ce qui se passe à l’intérieur de la chambre à gaz, personne ne peut en témoigner et pourtant son évocation est nécessaire, alors ? On témoigne, en rendant compte de quelque chose que l’on recrée et que l’on retravaille. Ce que fait ici Fuller et que nous faisons tous, lorsque nous parlons de ce qui s’est passé.
Intervenant dans la salle : Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est Fuller se mettant lui-même en scène, et justement je m’interrogeais sur cette présence qui crève l’écran.
Laurent Roth : À ce sujet, c’est peut-être à Jacques Hassoun qu’il faut poser la question du rapport narcissique de l’intervenant. Ce qui permet aussi de ne pas avoir simplement une lecture mélancolique ou une lecture qui va vers l’archive ou le document. S’interroger un petit peu sur la modalité de présentation des archives, cadrée et encadrée par Fuller. On peut surtout se demander si c’est un phénomène qui se retrouve dans un certain nombre de films. Fuller tient un rôle de donneur de leçons d’histoire, au-delà même de son petit parcours dans la salle de Nuremberg. Il y a aussi cette présence de lui déambulant là où il n’était pas : qu’est-ce qui se joue au niveau de l’individuation ou des rapports narcissiques ?
Intervenant dans la salle : Toujours pour reprendre cet épisode sur Nuremberg, ce n’est pas du tout la présence et la façon dont Samuel Fuller a filmé qui me gêne, puisqu’au contraire il porte témoignage — comme toute personne a le droit de porter témoignage de quelque chose dont il a un certain savoir —, ce qui me dérange plutôt c’est qu’au moment où Fuller dit : « Là, il y avait un écran blanc » , on voit l’image de l’écran blanc, c’est-à-dire que l’on ne fait pas confiance à la parole elle-même de Fuller, à son pouvoir d’évocation. Cela se retrouve à un autre moment dans le film, quand on voit la page de couverture de Robert Antelne.
Le témoignage écrit, son évocation, c’est cela peut-être qui est important pour parler de la preuve par l’image. Il n’y a pas de preuve par l’image parce qu’il y a la preuve du témoignage humain dans son ensemble et la peur de la poésie, la peur de l’écriture. Lorsque Fuller dit : « Là il y avait ceci », on l’évoque, on l’entend, on le voit, non pas parce que l’image nous le montre mais parce que la parole nous l’a dit.
C’est par là que la mémoire travaille, c’est rarement par la trace en tant que telle comme on l’a répété ici. On travaille ici comme la possibilité d’une séduction par la parole. Toute la mémoire que l’on à, c’est aussi par cette séduction, et il n’y a pas effectivement, comme disait Spire tout à l’heure, à rejeter cette présence. On est toujours sur la couverture. Le film de Fuller est effectivement cohérent, puisqu’il s’agit bien de couvrir. On couvre les corps, on s’intéresse à ce qui est couvert et non pas à ce qui est déterré, donc on est sur une mémoire qui va vers une pudeur et cette pudeur-là n’est pas simple pour nous à aborder.
Jacques Hassoun : J’essaierai de répondre par un autre biais à quelques-unes des. questions qui ont été posées. Il y a eu d’autres massacres dans l’histoire : la traite des Noirs, des Africains, c’est-à-dire la dépossession de tout un continent de ses enfants qui se sont retrouvés aux Amériques, à la Réunion, etc. Ils ne savaient même pas d’où ils venaient, ni même quels étaient leurs dieux, ni leur langue, il faut parler de cela, mais il faut aussi dire qu’ils ont été vendus par des chefs africains. Si on veut dire, allons-y, il faut ouvrir le jeu, le premier maillon de la traite se situe dans des guerres intertribales africaines. Il y a eu le grand massacre des Amérindiens. Vu comme cela, il y a un certain nombre de massacres, même si, bien évidemment, il y a l’exceptionnalité du massacre. Il faudrait peut-être penser ces grands massacres dans l’histoire comme ayant chacun leur spécificité. Il ne s’agit pas de dire : moi, je suis le fils du peuple qui a le plus souffert, cela relèverait de l’obscénité la plus totale. Pour l’Europe du XXe siècle, la forme de massacre très précise reste les nazis — je ne dis pas les Allemands.
Les nazis au pouvoir à Berlin voient les Américains débarquer sur la côte ouest et les Soviétiques avancer inexorablement à l’est. Chaque balle de fusil était comptée par chaque technicien, chaque pelletée de charbon comptait pour poursuivre la guerre et essayer sinon de la gagner, du moins de limiter les dégâts. Or, plus l’affaire approchait, plus toutes les forces de guerre étaient distraites au profit de la destruction des Juifs. Lorsque les industriels de guerre allemands suppliaient de préserver les cinquante Juifs hollandais diamantaires qui travaillaient sur des instruments de haute précision, un autre est venu et a dit : « Déportez-les ». En fin de compte, les nazis se sont autodétruits dans cette démarche.
Pourquoi parler de la mémoire ? Ce n’est pas simplement parler de la mémoire, c’est comment ne pas faire de la mémoire un plan fixe qui vienne en permanence brouiller les cartes. Je suis psychanalyste depuis 1969 et certains de mes patients sont des rescapés. Qu’est-ce qui se passe par exemple pour eux ? Imaginez le film d’une vie où, en permanence, à chaque image vient se superposer l’image fixe de quelque chose qui fait souffrance. La question est peut-être : comment introduire non plus une mémoire inerte mais du mémorable ? C’est quand même tout à fait différent. Le mémorable, c’est aussi la construction, mais enfin cela nous amène trop loin.
Maintenant sur la question de l’image et du narcissisme… Lorsque l’on reconstitue un crime, en général la victime a été déjà enterrée, pourtant, on reconstitue le crime quand même. Je crois que Fuller — qui est un grand bonhomme — a quand même joué de cette reconstitution. Vous savez, parfois les analystes utilisent cela quand il y a une impasse dans la cure, quand quelque chose du savoir de l’analysant (du patient) est suspendu. À partir des éléments de la biographie qu’ils connaissent, ils produisent ce qu’on appelle une construction. Probablement, quand vous aviez tel âge, quelque chose a dû se passer — hypothèse de travail venant comme cela s’inscrire et en général extrêmement féconde. Cela introduit la notion non pas du vrai, mais de la vérité subjective. Or, peut-être Fuller introduit-il quelque chose d’une dimension de la vérité subjective ?
Antoine Spire : Sur la question des Français, vous avez raison : il ne faut pas dire les Français, mais la majorité des Français. De la même manière que l’on peut dire, pas seulement les nazis, mais la majorité des Allemands. C’est la raison pour laquelle, dans les deux films projetés, on évoque le fait que les Allemands qui habitent à proximité des camps et connaissent par conséquent leur existence, la nient totalement après coup.
Maintenant, il y a une chose beaucoup plus importante que je voudrais mentionner. Chaque fois que j’assiste à une projection et à une discussion collective sur des films qui évoquent la Shoah, vient le moment où quelqu’un lève la main et dit : « Écoutez ça va, la Shoah c’est une chose, mais enfin quand même il y a eu beaucoup d’autres exterminations ». Je voudrais m’interroger sur cette intervention-là, si vous me permettez, car je crois qu’elle est absolument fondamentale.
Comme l’a très bien dit Jacques Hassoun, il n’y a pas de compétition dans la douleur. Cela ne veut pas dire que je considère la Shoah comme plus douloureuse que la traite des Noirs ou le génocide du Rwanda, pas du tout. Je suis très attaché à ce film sur le 17 octobre 1961, l’assassinat des trois cents Algériens dans la Seine à l’initiative du Préfet Papon avec la passivité de l’immense majorité de la population française, de la population parisienne en l’occurrence. J’ai participé à beaucoup de discussions autour de lui et je n’ai jamais entendu dans la discussion quelqu’un qui dise : « Ah oui, c’est vraiment terrible trois cents Algériens tués, mais écoutez, pourquoi est-ce que l’on ne parle pas des Juifs exterminés pendant la Shoah ? » Après ce film sur le 17 octobre 1961, je n’ai jamais entendu quelqu’un évoquer d’autres génocides. Je m’interroge donc sur cette question, et je voudrais tenter d’expliquer pourquoi elle revient à chaque fois. Je pense que l’exceptionnalité de la Shoah tient en cela qu’il y eut un projet systématique d’extermination des Juifs avec la volonté de les rayer de la carte. Il y a eu d’autres projets, pas aussi systématiques, non revendiqués comme tels et beaucoup plus graves, alors pourquoi ce projet ? Parce que le Juif est à la fois comme les autres et différent des autres, et c’est ce fait qui scandalise au fond. Des gens qui se disent des personnes comme les autres mais qui s’affirment différents en même temps, c’est incompréhensible, insupportable, et cela renvoie immédiatement le spectateur qui s’interroge sur cette identité juive à la question des autres génocides. C’est seulement sur les films qui évoquent la Shoah que l’on pose cette question des autres exterminations.
Intervenant dans la salle : Je voudrais intervenir sur l’interdit de la représentation. Vous avez dit que finalement il fallait tout montrer. Je suis assez d’accord avec vous, il faut tout montrer, mais pas n’importe comment. J’ai été littéralement écœuré par le film sur Fuller que je trouve assez obscène. Quand effectivement le cinéma est arrivé après les camps de concentration, les metteurs en scène se sont dit — et vous l’avez souligné avec l’intervention de Godard : « On ne peut plus montrer de la même manière ». Ne plus montrer de la même manière, ce n’est pas sacraliser et refuser de montrer, c’est montrer différemment, c’est se souvenir, c’est mettre en scène différemment parce que l’on ne peut plus mettre en scène comme ça. Un personnage metteur en scène de fiction qui se déplace et qui met en scène, de façon truculente, rajoutant dans une dramatisation, je trouve cela épouvantable, et le film m’a choqué.
Intervenant dans la salle : Vous avez pu être scandalisé par l’attitude de Fuller, je trouve que c’est néanmoins un témoignage. On peut mépriser ou apprécier son œuvre littéraire comme cinématographique, le problème n’est pas là. C’est un type qui a été témoin et il le dit très bien dans le film, il avait une caméra entre ses yeux. Ce qu’il n’a pu faire à l’instant de la découverte, sans recul, entre certains militaires, en étant dégoûté, en vomissant peut-être, en fermant les yeux, s’il a eu besoin de le faire après le procès de Nuremberg, ça reste un témoignage. C’est quelqu’un qui a été choqué et c’est là où c’est respectable, c’est là où il faut l’entendre.
Je suis très content d’avoir vu ces deux films ce matin, parce que j’ai découvert que les Juifs étaient des gens différents mais semblables. Le traitement est important, ce qui m’a le plus choqué dans le premier film, quand on amène les notables allemands du coin pour porter des corps, c’est justement qu’il y ait ce côté, « c’était une masse de poux », etc. La force de ces deux films, c’est justement d’individualiser les morts. Je parle du premier film, on voit que c’est une somme d’individus et pas uniquement une masse, je voulais vous remercier parce que j’ai vu et cela restera en moi.
Laurent Roth : Je voudrais revenir sur vos interventions. Quelle que soit effectivement la défaite de ce cinéma de reportage devant une réalité nouvelle et absolument surprenante, j’ai appris deux choses que j’ai reliées aussi à l’histoire du cinéma de fiction de l’époque. Dans le premier film, c’est l’utilisation de la profondeur de champ quand on voit en profil perdu les notables de Bergen-Belsen regarder les camions ou les fosses. La deuxième figure, c’est le panoramique, les deux films insistent sur la valeur stylistique mais aussi morale du panoramique, et c’est en cela que ces films font plus qu’être des films d’effets. Il y a quand même une invention de l’opérateur qui ici me semble extrêmement émouvante. Il y a aussi le premier film où lon sent que certains plans tremblent, et c’est ce seul petit détail dans ces images qui nous les rend acceptables, recevables par nous, ce tout petit tremblement du cadre. Ces tout petits points de détail dans les documents, quand on les revoit plusieurs fois, on s’aperçoit qu’ils sont quand même porteurs d’une réflexion sur ce que la mise en scène de fiction a tiré de ces images ou de leur relation à un nouvel état du monde.
Intervenant dans la salle : Je voudrais simplement faire une réflexion sur l’évolution des films sur la mémoire de la Shoah. Le premier qu’on se rappelle, c’est Nuit et brouillard, le film d’Alain Resnais, le côté indicible, on ne peut pas dire, on ne sait pas dire, c’était nos parents-témoins qui ne pouvaient pas parler, qui ne savaient pas comment articuler un mot, et c’était important. Nuit et brouillard a été quelque chose de fondamental et n’a rien à voir avec les films qui ont succédé, mais ils ont eu à chaque moment l’intérêt d’être là. Je crois qu’il ne faut pas critiquer l’un contre l’autre, mais ce sont des strates d’explication de la Shoah et le film de Fuller, peut-être est-il un peu trop « moderne ». Il aurait dû être là dans cinq, dans dix ans, je ne sais pas, et si sa mise en scène choque certains, moi je n’ai pas trouvé cela obscène, pourtant je suis un des premiers à trouver la plupart des documentaires d’une obscénité invraisemblable.
Eyal Sivan : Je voudrais tout d’abord répondre à l’intervention de monsieur quant au film d’Emil Weiss, plus précisément sur la question des notables allemands, car elle pose justement un problème. Il est d’abord dit dans le film qu’on ne sait pas de quelle nationalité ils sont, ni d’où ils viennent. On les prend ensuite pour des notables allemands, alors que ce sont des notables tchèques. Cela peut sembler n’être rien, mais cela rejoint ma remarque par rapport à la confusion qu’Antoine Spire fait un petit peu entre la notion de mémoire et d’histoire, c’est-à-dire donner au témoignage sa place réelle. Ne pas dire que toute personne qui parle de la chambre à gaz est un témoin, que toute personne qui parle d’Auschwitz témoigne, parce que sinon la notion de témoignage est balayée et la parole directe n’existe pas. En plus, il y a une négation de l’idée de l’histoire et de la réflexion sur l’histoire, et si l’on pense tout cela dans la perspective de la négation de l’existence d’Auschwitz — puisque c’est une chose réelle —, cette négation vient justement de ceux qui parlent de détails. Toute la fondation de l’idée de la négation de génocide juif ou tzigane est fondée sur les confusions historiques, c’est-à-dire justement il ne s’agit pas de notables allemands mais de Tchèques. On connaît l’affaire de la construction de chambres à gaz à Auschwitz, ce sont les Américains qui les ont construites, la question du Journal d’Anne Franck, etc. Je pense qu’il faut distinguer ce qui est mémoire et ce qui est histoire.
La deuxième chose est la question de la spécificité d’Auschwitz. Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de génocides. Le siècle a commencé en 1915 avec le génocide arménien et espérons qu’il ne se terminera qu’avec le génocide du Rwanda. Au milieu, il y a eu les génocides juif et tzigane. Je pense que la spécificité d’Auschwitz commence à être problématique puisqu’à chaque fois nous avons la nécessité de la dire. Attention, la question est : « Est-ce que la spécificité non contestable, qui devrait ne pas l’être, d’Auschwitz, ne fait pas de l’ombre, si je puis me permettre, excusez-moi pour la vulgarité, au seul autre génocide qu’il y a eu depuis, qui est le génocide du Rwanda ? ». Il y a une grande différence entre massacre et génocide. Le génocide finit par l’intention d’anéantissement, cela, on le connaît dans le programme turc, mais pas au Cambodge, ni avec les Amérindiens, ni avec les Algériens, ni dans la traite des esclaves et tous les autres massacres que l’on essaie de présenter comme des génocides. L’intention du troisième Reich est claire, l’intention turque est claire, l’intention génocidaire est la spécificité du génocide. En ramenant à chaque fois cette spécificité à Auschwitz, est-ce que l’on n’établit pas une échelle de l’horreur, une échelle du mal, que l’on pourrait appeler « L’échelle Auschwitz » ? Au fond, le génocide au Rwanda, c’est moins ou c’est plus ? 1 million de personnes en 3 mois, c’est plus ou moins ? Ce n’est pas du tout la question. Notre génocide occidental, il est chez nous et s’il y a une chose que nous refusons, c’est de regarder les bourreaux. Bourreaux fonctionnaires, le génocide dans lequel on se reconnaît le plus, puisqu’au fond nous utilisons un langage aujourd’hui de l’efficacité, le langage administratif, c’est un génocide propre, et c’est le nôtre, c’est donc celui-là le génocide, on pourrait dire, le plus civilisé.
Antoine Spire : On trouvera peut-être que je descends un peu dans cette échelle dont on vient de parler, je voudrais cependant suggérer deux thèmes de réflexion dont on n’aura pas à débattre ici, mais qui me semblent intéressants. En tant que cinéphile, cela m’intéresserait de savoir si, dans la carrière de Fuller, on retrouve une influence ou une empreinte de cette expérience-là. Comment ce sergent de 33 ans qui a vécu cela est-il devenu ce génial auteur ? Peut-être y aurait-il une étude à faire ? Cela ne me semble pas du tout marginal ou impossible. Deuxième chose plus précise à propos du documentaire, j’avais déjà vu le film de Weiss sur Fuller il y a très longtemps (à la Vidéothèque de Paris, je crois). Chaque fois que je vois un documentaire « chaud », c’est-à-dire chaque fois que l’obscénité pointe ou risque d’être présente, comme « filmer la mort » — la grande question —, je pense à cette phrase de Fuller extraordinaire dans ce film, LA phrase à méditer pour tous les cameramen de documentaires, quand il dit à un moment : « Moi, j’étais protégé parce que les autres étaient obligés de regarder ». Sous-entendu que, lui, il était protégé par la caméra. Avec la caméra comme écran, l’opérateur serait à l’abri de l’image redoutable. Nous n’avons pas le temps de développer cela, mais je trouve que c’est la chose à méditer pour un opérateur de documentaires que je ne suis pas, ie ne suis pas cameraman.
Laurent Roth : Je me permettrai de revenir dessus avec le film que j’ai réalisé il y a dix ans, sur les reporters de guerre, Les Yeux Brûlés, à l’ECPA, 1986. Nous aurons l’occasion de reparler de ce problème, merci de ton intervention, et nous terminons avec monsieur…
Intervenant dans la salle : Juste une remarque pour le monsieur là-bas qui oublie singulièrement le génocide en Bosnie. Trois communautés s’affrontaient, on peut dire que chacune voulait massacrer l’autre et demandait les uns pour avoir les autres. C’est une parenthèse parce que cela a été oublié. Ensuite, on n’a pas beaucoup parlé des bourreaux allemands, montrés lors du premier film. Je trouve intéressante cette recherche pour faire savoir ce qui s’est passé, ce que sont devenus ces hommes, les interroger, savoir comment ils pouvaient vivre grassement au milieu de toute cette misère, au milieu de tout ça, au milieu de la puanteur. Que sont devenus ces personnages puisque maintenant ils ont été répertoriés ? On doit savoir qui ils sont, pourquoi ils ont fait cela, ce qu’ils sont devenus… Il doit y en avoir encore en vie.
Laurent Roth : On ne peut pas forcer quelqu’un à parler…
Un intervenant dans la salle : Ah, si ! Je pense à un très bon film, réalisé par un Japonais qui avait participé à la guerre de Corée. Les soldats s’étaient mangés entre eux, mais refusaient d’en parler. Le réalisateur japonais avait été chercher ses confrères en leur disant : « Tu as fait ça », et ça, c’est ce qu’il faut faire.
Jacques Hassoun : J’ai peut-être quelque chose à dire, pour reprendre un peu cette question qui m’a été posée très directement à propos de Fuller, et vous verrez pourquoi je l’introduis. Au fond, la grosse difficulté, lorsqu’on est en présence de cet événement et des films, consiste à savoir si on peut ou non s’identifier à l’un des protagonistes. Vous ne pouvez vous identifier qu’à quelqu’un que vous reconnaissez comme un autre, c’est-à-dire avec qui vous pouvez parler, avec qui vous pouvez vous engueuler, avec qui vous pouvez éventuellement vous quereller. Y a-t-il une possibilité d’identification ? Je me demande si, dans une version optimiste, on ne pourrait pas considérer que Fuller a voulu mettre en scène la question de l’identification dont on pourrait se réclamer. Y a-t-il sur cet écran-là qui va apparaître, des images qui nous permettraient de nous identifier ?
Maintenant, pour revenir à la question de la mémoire, ce que tu as dit tout à l’heure me semble tout à fait important, à partir du moment où on introduit l’histoire, il y a justement la question de la mémoire et celle de l’histoire. Pour en finir avec les idéologies de la culpabilisation, il faut introduire cela en terme d’histoire et puis, effectivement, peut-être déterminer ce qui relève de quoi. Mais, aujourd’hui, nous savons ce que donne toute idéologie du ressentiment, ce n’est pas le lieu, c’est un autre colloque, c’est la pensée ethnique qui va contre toute la pensée de la modernité républicaine, etc.
Laurent Roth : Pour tout ce qui n’a pas été dit, nous aurons l’occasion d’avoir un long débat cet après-midi, je vous remercie.
Laurent Roth : Cet après-midi, dans le cadre de cette programmation « Mémoire interdite », nous allons chercher l’inscription de cette mémoire à l’autre bout de la chaîne qui relie histoire et témoignage. Ce matin, nous avons exploré des traces qui étaient celles de l’événement brut, la libération des camps, traces d’un traumatisme historique qui était directement impressionnées sur la pellicule.
Les deux films que vous allez voir cet après-midi sont délibérément des films contemporains. Ils prennent en charge la problématique non plus de l’histoire telle qu’elle délivre des faits qui s’inscrivent dans une certaine objectivité, mais comment on se réapproprie ces faits, comment on en fait un récit.
Les derniers Marranes est un film de Stan Neumann et Frédéric Brener, tourné en 1990. Il relate la survivance et la persistance des traces d’une individualité juive, 500 ans après l’Inquisition, au Portugal, dans le petit village de Belmonte.
Dans la deuxième partie de cet après-midi, nous avons la joie et le privilège, disons-le, d’accueillir à Lussas un film totalement inédit, celui de Charles Najman, La mémoire est-elle soluble dans l’eau ?, qui lui aussi à sa manière repose ce problème de la mémoire incarnée par les témoins mais aussi la mémoire jouée, problème que pose la mise en scène dans ce type de documentaire. Je vous donne rendez-vous après ce film pour une brève présentation avec Charles Najman, et ensuite pour un débat qui pourra être assez long et accueillir les questions qui n’ont pas pu être posées ce matin.
(projection des Derniers Marranes)
Laurent Roth : Jacques Hassoun me dit qu’il n’est pas possible de passer à l’autre film sans faire un débat, je suis absolument de son avis. Pour lui comme pour moi, c’est la troisième ou la quatrième fois que nous voyons le film, et c’est vrai qu’à chaque fois c’est une impression renouvelée. Et je pense qu’effectivement nous allons prendre quelques minutes quand même pour réamorcer la problématique de ce matin sur ce film et essayer d’en parler. Il serait inconvenant de superposer ce film-là à celui de Charles Najman, ce sont deux entités très fortes et singulières, et les deux films y perdraient beaucoup. Je souscris à sa proposition et je pense que vous aussi. Prenons une dizaine de minutes pour parler de ce film, ce qui laissera le temps aux gens qui voulaient voir le film de Charles, et à Charles lui-même, d’arriver dans la salle. Jacques…
Jacques Hassoun : Si je me suis jeté sur Laurent Roth en lui disant qu’il fallait absolument que l’on parle de ce film, c’est qu’il met en évidence un certain nombre de points, un certain nombre de questions qui me semblent tout à fait importantes. Je vais faire comme si vous ne connaissiez rien aux Marranes; alors je suis désolé pour ceux qui en savent un peu plus, quant aux autres cela pourrait déclencher une discussion.
Ce qui est très frappant dans cette société marrane, c’est qu’ils sont partis quand même de cet a priori qu’ils pouvaient rester sur place, se convertir et poursuivre leur aventure judaïque. C’est complètement scandaleux, y compris pour le christianisme et pour un certain judaïsme orthodoxe. Or, cela s’inscrit dans toute une idéologie que l’on retrouve au Moyen-Orient et qui s’appelle l’idéologie de la Takaïa.
C’est une idéologie de la dissimulation mise en place par les Ismaëliens et certains Chiites, dans laquelle on a le droit de dissimuler pour maintenir une histoire, un désir, et je crois que c’est cela qui est tout à fait intéressant. Deuxième particularité, ce sont les femmes qui ont pris cela en charge. En effet, même si les hommes étaient là, ils n’étaient pas du tout dans le coup de cette société et c’étaient vraiment les femmes qui soutenaient ce combat. Dernier point : qu’en reste-t-il ? Les tours de la mémoire, c’est-à-dire qu’il reste quelque chose d’une religion tout à fait nouvelle, qui à la fois s’inscrit dans le judaïsme et s’en éloigne vraiment. Is ne veulent pas du tout lâcher le morceau, ils ont donc soumis les malheureux et les malheureuses à une nouvelle foi, qui est la « vraie » religion juive mais à laquelle certains ne veulent absolument pas adhérer. Il y a une scène sur laquelle le cinéaste ne s’explique pas mais dont nous avons parlé directement. Tandis qu’ils préparent le pain azyme dans une cérémonie qui leur est propre et qu’ils ont créée de toutes pièces, ils entendent frapper à la porte et prennent peur. En fait, c’est le rabbin de la communauté qui vient vérifier qu’ils ne soient pas en train de reproduire les vieux rites hérétiques. Vous voyez, c’est quelque chose de tout à fait étonnant : on leur donne la liberté et ils retrouvent la vraie foi, comme quoi la vraie foi, il faut toujours que cela tue la poésie, cela tue beaucoup de choses, et du coup, d’une certaine manière, ils sont tout à fait pris dans une histoire qu’ils veulent continuer coûte que coûte. Il semblerait d’ailleurs que cette communauté ait été ravagée par l’irruption de la nouvelle foi, preuve qu’on ne touche pas à ces édifices extrêmement sensibles. Voilà, je voulais simplement donner quelques précisions sur une histoire très particulière qui est propre à l’Espagne et surtout au Portugal. Je suis très curieux de savoir ce que vous avez pu entendre. En ce qui me concerne, ce film me ravit complètement à chaque vision, c’est un beau film hérétique.
Laurent Roth : Ce qui m’a frappé en revoyant le film, c’est que la vraie foi, c’est aussi la fin du cinéma dans le film. Le judaïsme qui se constitue autour de cette caméra, qui intervient après des années de secret et de silence, tout cela est maintenu dans l’ombre. Ce spectacle va se dissoudre au contact de la liturgie, qu’importe ce jeune rabbin, le film d’ailleurs se termine sur la reprise en main par les hommes de la liturgie et par cette mention qu’effectivement on entre dans la sphère de l’invisibilité puisque on ne peut plus filmer l’intérieur de la synagogue. Je trouve que le film rend très bien compte de cette dissolution et aussi du spectacle : cette impureté nécessaire du spectacle, faut-il la préserver ?
Françoise Calvez : C’est un film sur le pouvoir. Tout au long du film, le cinéaste explique que la résistance c’est les femmes, et le pouvoir, les hommes. A la fin, un homme prend le pouvoir en main, il va régir complètement la communauté. Alors, après, ‘ignore si c’est bien ou mal, mais en tout cas, c’est fini, il y a un pouvoir ferme et décisif. Bien entendu j’avais aussi remarqué qu’après on ne filmait plus, cette synagogue était triste et toutes les images partaient.
Intervenant dans la salle : Le cinéma peut-il être réconciliateur ? Le film a-t-il été projeté dans le village à la fois aux Juifs et aux non Juifs ? Si oui, que s’est-il passé ?
Antoine Spire : Oui, il a été projeté à un moment où quasiment tout était dissous. Je ne sais pas si c’était la prise de pouvoir d’un homme, ce que je sais par contre, c’est que c’était la dissolution des pratiques d’un rite et qu’en fait la fin du tournage a correspondu avec la fin de la marranisation. La pratique marrane ayant disparu, le film a été projeté dans le village presque comme quelque chose d’extérieur et d’étranger. À tel point paraît-il, en tout cas c’est ce que m’a expliqué le cinéaste, que les gens ne s’y sont pas reconnus, étant donné qu’ils pratiquaient de façon clandestine, à l’intérieur et de façon secrète. Eux-mêmes ne se reconnaissaient pas dans le film et avaient des difficultés à considérer que c’était leurs propres pratiques. Le film n’a pas du tout fonctionné comme un miroir, très curieusement, mais comme la trace de quelque chose qui était disparu. Ce qui est extraordinaire, c’est que le réalisateur explique que la fin de son film a coïncidé avec la disparition de cette pratique et de ce rite.
Albert Simon : Le film bascule avec l’arrivée du nouveau rabbin, et on se pose la question : « Est-ce que c’est bien ? » A savoir, les femmes avaient le pouvoir et là elles le perdent, donc est-ce que cela est un progrès ? Je me pose la question, je vous la pose…
Antoine Spire : Pour moi, les femmes n’avaient pas le pouvoir, elles étaient le vecteur de quelque chose qui les traversait, mais elles ne s’étaient pas emparées de la chose.
Jacques Hassoun : Il ne s’agit pas de dire c’est bien ou mal. Je constate le retour à l’orthodoxie. C’est le retour de la place des hommes dans cette religion, ils sont tous là en train de reprendre en charge un rituel qu’ils ne connaissent pas, leurs nouveaux anciens rituels. Les femmes sont renvoyées à leurs casseroles et sont donc à un moment donné quasiment pourchassées par le rabbin. Elles ont très peur quand il vient frapper à la porte parce qu’elles sont en train de faire le pain azyme suivant l’ancienne méthode. En tout cas, je pense que l’ancienne situation dans ce qu’elle comportait comme fiction et comme récit était ravissante, et puis je n’aime pas les orthodoxies !
Antoine Spire : J’insiste, mais je pense que les femmes n’ont pas le pouvoir dans le sens où elles ré-insistent elles-mêmes sur le fait qu’elles ont reçu le savoir d’une aïeule et qu’elles le transmettent ensuite. Les hommes se coupent complètement de cette chaîne de l’altérité. Ils disent : nous revenons à la vraie foi, nous revenons par un savoir à quelque chose de pur. La démarche est complètement différente, c’est pour cela que je n’entends pas bien le terme de prise de pouvoir, il y a une différence complète dans l’appréhension de la transmission entre femmes et hommes dans ce film, et c’est cela qui est montré, la position par rapport à l’altérité justement.
Intervenant dans la salle : J’ai l’impression que les hommes disent dans le film à un moment qu’ils reprennent le pouvoir, cela veut dire qu’ils ne l’avaient pas ?
Alors, qui l’avait ?
Antoine Spire : Je crois qu’ils constituent ce qu’ils n’avaient pas en objet de pouvoir, mais ce n’est pas pour autant qu’ils l’avaient perdu.
Intervenant dans la salle : J’aurais aimé savoir combien de temps est restée l’équipe dans ce village pour mesurer l’impact. Cette tradition fait finalement aussi le bonheur de la dramaturgie du film. Il y a plusieurs documentaires actuels qui sont structurés de cette manière, de Claire Simon, ou même le dernier film de Comolli sur la mort.
Intervenant dans la salle : Ils sont restés quatre ou cinq mois pour une première visite, puis sont revenus six mois après. Ils ont découvert que tout avait complètement disparu et qu’effectivement le nouveau rabbin avait imposé sa pratique. Il y a donc eu une rupture, y compris dans le tournage du film, entre le moment où ils étaient là, et qui a été assez long, et où ils ont pu observer ces pratiques, et la deuxième fois où presque plus rien n’existait. J’en profite pour dire, en réponse à la question précédente, qu’à mon sens il y a eu une normalisation toute simple et donc une exclusion d’une pratique religieuse qui était conforme à une existence, à une pratique existentielle depuis cinq siècles. Que l’extinction de cette pratique religieuse a donné naissance à quelque chose de normalisé qui à mon sens n’a pas grand intérêt.
Eyal Sivan : Je voudrais rappeler qu’à l’intérieur de l’orthodoxie, dialectiquement, il y a un retour du pouvoir des femmes, puisque la transmission de la religion juive se fait par les femmes. Le rabbin a dû forcément s’en sortir en disant : maintenant vous n’avez plus l’obligation puisque la transmission se fait naturellement. Deuxième remarque, nous parlons d’un retour à la pratique, à l’ancienne pratique : est-ce que cette orthodoxie contemporaine est une ancienne pratique ? Cela fait partie de l’argument de l’orthodoxie elle-même ; or, le marranisme et le judaïsme de départ ont peut-être la pratique de Falacha.
Laurent Roth : Je vais avoir le plaisir d’accueillir quelqu’un de tout à fait « infect » au sens où Jacques Hassoun l’entend, Charles Najman, réalisateur du film La mémoire est-elle soluble dans l’eau ? Je dois dire que visionner son film a été à la fois un très grand choc et une très bonne nouvelle pour nous. Charles nous fait l’honneur de nous le confier à Lussas alors qu’il est encore inédit, puisqu’il sortira en salle à Paris seulement cet automne.
Je suis intrigué parce que Charles a fait des films loin de nous et loin semble-t-il de sa problématique antérieure. Il est allé en Haïti, en Afrique, il a beaucoup voyagé et il revient avec un film au plus proche de lui, de sa biographie, de ses origines. Je voudrais savoir comment ce chemin s’est fait, par le cinéma, avec ou sans lui, comment ce film a-t-il été possible ?
Charles Najman : J’ai effectivement réalisé surtout des films en Haïti, et j’y ai aussi écrit un livre. J’ai été un peu en Afrique. Pour répondre à ta question, il faudrait parler d’Haïti. C’est un pays assez singulier, puisque c’est la seule révolte d’esclaves victorieuse dans l’histoire moderne. C’est par le détour d’Haïti, et d’un pays qui pourrait être considéré comme très loin de moi, que j’ai pu revenir à une histoire plus intime, plus personnelle. Je ne souhaite pas trop parler du film à travers cette question avant qu’il soit vu, après peut-être…
Laurent Roth : Nous voyons ensemble ton film suite à trois autres. Nous avons commencé la matinée par un film, La Mémoire meurtrie, montrant les images de la libération de Bergen-Belsen. J’ai eu l’impression pour la première fois qu’un contrechamp était possible aux images que nous avons vues ce matin. Celles de la mort en paquet, de la mort anonyme à Bergen-Belsen, là où se trouvait ta mère. Ton geste cinématographique a permis d’aller voir de l’autre côté et de montrer qu’il y a des vivants. Je voudrais simplement te dire merci.
(projection du film)
Laurent Roth : Nous allons dans un premier temps aborder des questions plus objectives et parler de la production de ce film, réalisé sans diffuseur.
Charles Najman : Je suis ému, j’ai déjà vu ce film deux fois, mais avec des gens qui étaient parties prenantes, ce qui est très différent. Oui, ce film s’est fait sans diffuseur. Nous avons juste eu une petite avance sur recettes de 500 000 francs. Au départ, des télés semblaient très intéressées, mais nous avons rapidement eu des problèmes extérieurs qui continueront à se poser, à savoir : peut-on faire de l’humour avec la déportation ? II était évidemment difficile de répondre sur ce terrain-là. Le projet est apparu trop provocateur pour les télévisions. J’ai l’impression que les personnes chargées de donner de l’argent pour les films veulent reconnaître un film avant de le voir et même quand ils le voient, ils veulent d’abord reconnaître quelque chose qui a été fait. De ce point de vue, on m’a dit que ce n’était pas vraiment un documentaire, ni une fiction, que l’actrice n’en était pas une, mais en même temps il y avait un acteur. Ce sont donc des catégories de repères qui ont posé un gros problème avec les diffuseurs. J’ai pu faire ce film de manière assez miraculeuse et, pour dire les choses assez concrètement, j’étais d’abord avec une production qui attendait l’argent de la télévision bien entendu, qui attendait qu’un montage financier se fasse, et à trois semaines du tournage, puisque nous n’avions pas de réponse des télévisions, on m’a proposé de faire une coproduction avec l’INA. Cela signifiait prendre une équipe de l’INA, alors que, étant donné l’intimité du projet, j’avais commencé à tourner avec des gens que je connaissais. J’ai donc claqué la porte et j’ai trouvé quelqu’un qui n’avait pas fait de long métrage dans le cinéma avant, et qui a investi financièrement sur ce film. Je crois que c’est une expérience assez rare, et c’est pour cela que nous avons réussi à faire ce film, uniquement avec l’argent investi par ce producteur, Jean-Marc Rouget, dont la société s’appelle SEM.
Antoine Spire : C’est un film sur la transmission qui montre combien il est important d’entretenir le souvenir justement à cause de la vie. J’ai senti dans ce film, sans doute plus que jamais, le lien qu’il y a entre la vie et la mort, et la manière dont la vie de cette femme est le signe à la fois de ce qui s’est passé et que la vie dépasse infiniment la mort. C’est à cause de sa vie qu’il faut témoigner de ce qui s’est passé dans les camps de concentration. Le terrain est encore immense de tout ce que l’on ne sait pas sur les camps de concentration, et ce film nous en apprend beaucoup.
D’abord, nous avons bien sûr le témoignage de cette femme et de ses amis, qui constitue une approche des camps de concentration tout à fait originale. Ensuite, le traitement cinématographique particulier joue un rôle. Je me lance dans un domaine où je ne suis absolument pas spécialiste, mais le fait que Najman ait choisi de mêler des acteurs au témoignage de sa mère donne à ce film un aspect tout à fait original. Il nous montre que son travail de mise en scène élabore quelque chose de neuf, et nous permet d’avoir un regard différent de celui que nous avons eu sur tous les films faits jusqu’à présent sur les camps de concentration. Jaime bien le titre parce qu’il est conforme à ce qu’il y a dans le film. Est-ce que finalement les camps de concentration sont solubles dans les histoires personnelles ? Est-ce que les camps de concentration sont solubles pas seulement dans les cures mais dans les biographies personnelles ? D’avoir travaillé la biographie personnelle, de l’avoir transformée presque en fiction, c’est un travail absolument essentiel. Par rapport à tous ceux qui dans la ligne de Lanzmann laissent entendre qu’il n’est pas possible de produire de fiction, ce film fait la preuve que le moindre documentaire est une fiction. En choisissant la fiction délibérément, en choisissant d’introduire la fiction dans de l’histoire vraie et en faisant ce mélange, Najman réussit quelque chose d’absolument fondamental qui est d’avoir conscience que ce que l’on dit est toujours de la fiction. Il n’y a pas de récit qui ne soit pas de fiction. Finalement, c’est une escroquerie intellectuelle que de laisser croire que l’on peut faire un récit historique ou de mémoire qui soit autre chose que de la fiction. Ce mélange en est une preuve de plus et c’est un choix auquel j’adhère totalement.
Jacques Hassoun : Dans un premier temps, j’ai été tellement déconcerté qu’à un moment une partie de moi était vigile tandis que l’autre s’est endormie pour faire un rêve que je vous confierai tout à l’heure. Cela a duré quelques secondes. Alors, je voudrais reprendre ce qu’Antoine Spire vient de dire, par un autre bout. Ce qui est fabuleux dans ce film, c’est qu’il va à l’encontre de tous ceux qui considèrent qu’il n’y a que la dimension pathétique qui doive prévaloir dès lors que l’on évoque cette page de l’histoire européenne. Tout à coup, je vois Armand Gatti, et je me souviens il y a des années de cela (cela remonte en 1963), nous nous étions rencontrés à Montpellier, et il m’a raconté une anecdote qu’il a reprise dans un livre. Qu’il me corrige si c’est faux, l’histoire d’un balayeur sénégalais à qui on avait dit : — Maintenant, balaie. — Où ? — Va tout droit. Il a commencé Porte d’Aubervilliers et il se retrouve Porte d’Orléans à l’autre bout de Paris. C’est un souvenir très ancien…
Ce film trouve un éclairage tout à fait étonnant, peut-être certains d’entre vous seront-ils choqués. Je suis sûr et je vois très bien quels sont les anciens déportés qui vont hurler en voyant ce film. Ce qui me frappe, ce sont ces gens, je pense à Annie Radzinski dont les deux parents ont été déportés, la mère en forteresse parce qu’elle était communiste et arrêtée avant les déportations, et le père à Auschwitz.
Ils se retrouvaient à table avec des copains le dimanche, et c’était une immense partie de rigolade entre eux. Ils étaient tous passés par Auschwitz ou par des forteresses et c’est cela qui me semble étonnant. Cela rejoint quoi ? Quelque chose que Freud a relevé, et qui pour moi a vécu dans la lecture des textes hébraïques dès ma plus jeune enfance. Une phrase que Freud rapporte à ma grande surprise, car c’est un texte qui était complètement épuisé, presque introuvable. Freud dit: « Nous sommes tous descendants d’une longue lignée d’assassins ». Il rappelle ce psaume qui est aristocratique. Alors, en hébreu, cela donnerait : « Le ciel est à Dieu et la terre a été donnée aux hommes, ce ne sont pas les morts qui disent alléluia mais ceux qui descendent aux enfers ». La célébration de la mort est profondément opposée à une partie du judaïsme et cela est oublié. Comment il y a en permanence cette tentation de magnifier le pathos. Cela me fait penser à un film malheureusement introuvable, Ghetto Térézin, un film tchèque où l’on voit un homme en train de danser au milieu de sa boutique. Il vient d’apprendre tous les désastres du monde et il danse.
Ce film peut choquer ou étonner, c’est un film de rupture et je crains pour vous des réactions inévitables. Deux éléments me semblent importants à relever. D’abord le diamant : elle a fait vivre le diamant. I n’y a rien de plus émouvant que cette femme qui avale le diamant à chaque moment de danger et puis le défèque et le reprend dans ses mains. Elle le fait vivre, cet espèce d’objet transitionnel, et il intervient entre sa fille et elle. Le deuxième point, c’est l’ensemble de ces gens réunis dans cette ville d’Évian. Peut-être reparlerons-nous demain des accords d’Évian, les signifiants ont la vie dure. Évian n’est pas indifférente dans l’histoire de France. Ils n’ont pas fait de leur expérience quelque chose d’isolé et d’inoubliable, ils en ont fait quelque chose de mémorable. Et comment faire quelque chose de mémorable sinon en passant aussi par ce qui a permis à un groupe humain de vivre, le mot d’esprit. Une chose également intéressante dans cette histoire, c’est la falsification qui peut intervenir, quand le ministre officiant parle du ghetto de Varsovie et de la révolte, il parle du drapeau bleu et blanc frappé de l’étoile d’Israël. Or, ceux qui ont combattu dans le ghetto, c’étaient les Bundistes, les socialistes anti-sionistes et les communistes, c’était le drapeau rouge. Il y avait aussi des sionistes et très peu de religieux, une masse de Bundistes, de communistes et des sionistes. Alors, voilà comment tout à coup on ne retient plus qu’un seul drapeau. Le long glissement de l’histoire est à noter…
Je me souviens d’une fille très religieuse, une fille de rabbin, qui disait :
« Moi, je ne peux quand même pas oublier que ce sont les drapeaux rouges que j’ai vus en premier, vrai ou faux je n’en sais rien ». Il me semble que dans ce qui est en train de se constituer comme mémorable et qui fait vivre et qui fait danser, quelque chose est en train de se déplacer aussi du côté historique. Tout à l’heure, il y avait une amie égyptienne qui était là et qui parlait de l’écriture de l’histoire. L’histoire, c’est un effet d’écriture, et ce film est un effet d’écriture de l’histoire.
Laurent Roth : Peut-on connaître le rêve ?
Jacques Hassoun : Oui, après, ou demain, ou ce soir, enfin nous verrons…
Charles Najman : J’ai montré une fois ce film à Évian, à des gens qui ont pour la plupart participé à ce film et à d’autres curistes qui sont d’anciens déportés.
Évidemment, j’imagine que parmi eux certains peuvent être choqués, mais je ne suis pas sûr que ce soit en tant qu’anciens déportés.
Je ne suis pas d’accord avec vos propos, à Antoine et à vous-même, concernant le film. Ce que je trouve très édifiant, c’est que les spectateurs qui sont très choqués le sont au nom d’une certaine perception de ce que doit être une victime, un déporté, au nom d’une certaine représentation possible ou non de la Shoah, et c’est là un des enjeux fondamentaux du film. On dit que ce film est finalement choquant, qu’il pose un certain nombre de problèmes, alors je ne voudrais pas noyer tout cela dans ce qui est aujourd’hui une tarte à la crème que l’on appelle « politiquement correct », mais je crois qu’il y a aussi un « cinématographiquement correct »…
Quant à cette question de la Shoah, je préfère moi aussi parler de destruction, pour utiliser la langue de ceux qui pour la plupart sont morts dans les chambres à gaz. Je suis convaincu que sur la question du politiquement correct, du cinématographiquement correct, on retrouve là des effets à la puissance dix.
Enfin, je crois qu’une des raisons pour lesquelles certains ont profondément refusé ce film, c’est qu’il est très clair qu’avec ma mère et tous les autres, nous passons d’images d’archives anonymes à des individus, à des êtres, à une forme d’incarnation d’une histoire. Un autre enjeu, à valeur d’exemple — et il est intéressant de discuter de cela au-delà de ce film par rapport à ce que doit être ou ce que peut être un film de cinéma documentaire ou fiction — c’est : comment une ou des personnes peuvent-elles devenir des personnages cinématographiques ? C’est une des questions posées par ce film, il ne la résout pas, mais il la pose en tout cas.
Un des enjeux du film était de lier la mémoire à quelque chose de très intime, de lier le passé au présent. Que la mémoire soit aussi en rapport avec l’oubli et avec tout ce qui peut se passer dans la vie quotidienne d’êtres de chair et d’os qui retrouvent leur vraie identité. C’est cela que je voulais aussi faire avec ce film.
Laurent Roth : En creusant ce que tu dis, je dégage deux effets d’obscénité. Le premier est en rapport avec le « cinématographiquement correct » concernant la Shoah : ton film, compte tenu de l’apport de la Shoah dans notre culture, bouleverse l’idée que le dispositif cinématographique, l’intervention de la caméra et d’un réalisateur derrière, est le destinataire exclusif de la parole des témoins. Ton film est une mise en scène et une fiction, Antoine l’a bien rappelé par ailleurs. Il montre qu’il existe aussi des mises en scène et des fictions, propres à cette communauté à laquelle ta mère appartient, qui sont ces célébrations, ces anniversaires, ces dates, ces mots d’esprit, ces chansons, ces blagues, et que tout cela est un dispositif qui d’une certaine manière ne t’appartient pas et dans lequel tu dois rentrer. On réalise vraiment que notre société, d’une certaine manière, a cannibalisé la Shoah par le vecteur du cinéma. Tout se passe comme si seul le cinéma pouvait être le vecteur de la mémoire de ces gens puisque par ailleurs, croit-on, ils n’ont pas d’autres lieux de paroles et de partage de l’expérience. C’est un préjugé qui a la vie dure.
Ma deuxième intuition sur l’obscénité, c’est que cette mémoire des camps, au sujet de laquelle on parle beaucoup d’individualisation ou d’incarnation, passe ici par le sommet de l’incarnation, c’est-à-dire aussi la sexualité, omniprésente dans le film. Ta mère est filmée tout simplement comme une femme, c’est un des éléments bouleversants du film. Comment peut-on faire mémoire sans passer par la sexualité, par la différence des sexes, par le fait qu’elle est une femme ?
Y a-t-il des questions ? Je signale la présence de Jean-Chrétien Sibertin-Blanc qui est dans la salle et qui dans le film joue le rôle de celui que j’appellerai le Candide…
Intervenant dans la salle : Je ne peux m’empêcher de parler de la gêne que j’ai ressentie en voyant le film. Le début est remarquable et je suis très touché par le personnage qui est extraordinaire, très sensible, et puis on va à Évian. Alors là, j’ai un gros problème de lecture parce que je suis toujours entre la pub et l’histoire de votre mère. Même s’il y a énormément de choses formidables, l’ai été constamment obnubilé par la publicité. Je vois Évian à un tel point que je me demande si Évian a donné de l’argent pour faire le film.
Charles Najman : Non, non, hélas non… Au contraire, juste pour répondre là-dessus puisque j’en parlais avec quelques personnes, le film a été présenté dans le catalogue et dans le programme sous le titre La Mémoire est-elle soluble dans l’eau ? En fait, comme c’est le cas dans le générique, il va sortir sous le titre que je souhaitais lui donner : La Mémoire est-elle soluble dans l’eau d’Évian ? Pour l’instant la société Évian a décidé de nous attaquer si le nom d’Évian figurait dans le titre du film, pour des raisons d’image de marque. Leur position est très claire, ils ne souhaitent pas associer leur image de marque à cette histoire, nous avons même un problème avec eux, alors est-ce que cela ne répond pas sur le fond ?
Intervenant dans la salle : Je n’ai pas compris : il y a effectivement beaucoup d’humour, et à un moment on cite Évian en disant : « Évian, c’est une eau merveilleuse » Cela n’arrête pas, et tout cela m’a frappé.
Laurent Roth : L’observation de Monsieur est juste, même l’eau qui nettoie la tombe est de l’eau d’Évian.
Antoine Spire : Non seulement cela ne m’a pas gêné, mais j’ai trouvé que cela apportait beaucoup, notamment par rapport à ce que l’on a dit jusque-là sur la manière dont la Shoah était traitée. La publicité fait partie de notre quotidien, à Évian on ne peut pas éviter cet aspect et c’est très bien, parce que notre vie est pleine de pubs. Alors, arrêtons de penser le souvenir de la Shoah indépendamment de la pub, de la merde, de la consommation, en bref, de la vie dans laquelle on est tous les jours. Les gens qui ont survécu à la Shoah survivent dans le monde qui est le nôtre, c’est-à-dire un monde qui n’est pas épuré, nettoyé de la publicité, nettoyé de quoi que ce soit, mais qui comprend au contraire des moments d’émotion, des moments stéréotypés. La réussite de ce film est justement le traitement du stéréotype qui est présent.
Jacques Hassoun : Au-delà de cette remarque et puisque vous parlez d’Évian et des massages, je voudrais mentionner une scène d’une discrétion extrême entre une femme déportée et son masseur. Il lui pose la question typique, que beaucoup de femmes déportées ont entendue : « Est-ce que vous devez votre vie à votre séduction et à votre sexualité ? ».
Dans cette scène, il y a d’un côté le masseur, d’une indiscrétion absolue et tout à fait prototypique, et de l’autre, cette femme dont la réponse est vraiment juste. Elle n’avait pas d’autre désir que de survivre et est-ce que survivre représente un désir en soi ? Vivre, c’est un désir, mais survivre ? Cela pose une question. Après, effectivement, on voit cette femme dans toute sa sensualité. Elle est extrêmement présente par son corps, dans son histoire et, là aussi, il me semble important qu’après ce massage arrivent ces questions obscènes auxquelles les déportés sont souvent soumis, particulièrement lorsque ce sont des femmes.
Intervenant dans la salle : Tout d’abord, je crois que votre film a obtenu un prix auquel quelqu’un s’est opposé, est-ce exact ?
Ensuite, les propos de votre mère étaient-ils écrits ? Est-ce qu’il y avait un scénario ? Est-ce que vous répétiez ? Comment cela s’est-il passé pour les séquences ? Nous savons qu’il y a un comédien, que le personnage principal, la mère, n’est pas comédienne mais joue la comédie, et il y a d’autres détails, par exemple celui qui raconte des blagues… Est-ce qu’il y a eu un casting ? Pourriez-vous faire une introduction pour nous éclairer ?
Charles Najman : Sur les trois questions, la première est effectivement anecdotique, le film a été présenté au Prix Jean Vigo, je suppose que vous faites référence à cela. Nous étions en compétition et à la fin il restait deux films, dont le mien. Certaines personnes étaient contre le film, lui reprochant de donner une idée trop optimiste des choses. Je crois qu’il ne faut pas confondre la vitalité, comme nous en parlions, et l’œuvre de vie. C’est un travail de mémoire et j’insiste sur le mot travail. La mémoire comme une reconstruction, la mémoire comme chemin, comme à un moment donné, peut-être même comme une puissance de vie. Je ne considère pas le film comme particulièrement optimiste et la question ne se pose pas du tout comme cela pour moi, mais disons que le problème a été posé à un moment donné, apparemment on trouvait qu’il était trop optimiste.
Votre deuxième question portait sur le scénario. D’abord, il y a effectivement eu un scénario puisqu’il fallait trouver de l’argent. J’ai donc écrit un scénario qui était à la fois un cheminement de ce que je voulais construire, et aussi un scénario presque plus fictif que de fiction pour essayer d’obtenir de l’argent. Il était clair que je voulais arriver à une construction à la fois écrite et improvisée. Nous pouvons en parler d’ailleurs très concrètement sur des scènes. C’est l’histoire du bijou, des diamants qui a déclenché en moi il y a très longtemps, lorsque ma mère me l’a racontée, ce désir de faire ce film. Cette histoire est assez symptomatique du film en général, c’est-à-dire nous avons retravaillé son récit plusieurs fois, à partir de son histoire réelle. Il y a également des moments au départ improvisés mais que l’on reprenait ensuite pour les mettre en scène. A tel point que, par moments, je ne sais plus si ce sont des choses qui au départ étaient improvisées, ou au contraire des moments construits.
Sur la question plus globale que vous posiez sur le film, je ne sais pas si cela y répond ou s’il faut donner des exemples précis, mais là aussi il faut prendre en compte le travail très spécifique, très intime, effectué avec ma mère. Par ailleurs, dans ce lieu de cure où tout le monde était curiste, chacun vivait sa situation, mais tous ont été dans un rapport disons de complicité avec moi pour construire cette histoire dans un but cinématographique. Ma mère est une comédienne et toute l’ambiguïté du film, c’est que c’est une actrice, mais de sa propre vie. Je n’ai pas fait avec elle que saisir des moments bruts, il y a eu un travail de construction, de complicité, que nous pourrions appeler de la direction d’acteur. Il s’agissait d’essayer de capter toute cette énergie, cette capacité de transmission qu’elle a de son histoire et que je trouve quand même assez incroyable. Cette vitalité qu’elle transmet très souvent à l’intérieur du film, c’était le travail spécifique avec ma mère.
Prenons l’exemple de cette personne, Simon, qui siffle d’abord et raconte après l’histoire qu’il a vécue et son rapport à la musique. Je ne le connaissais absolument pas, je l’ai rencontré sur place, il m’a parlé de lui et a accepté de travailler avec nous, à partir d’un certain nombre d’indications. Cela a été vrai pour l’ensemble des personnes.
Les trois autres femmes que l’on voit assez souvent dans le film avec ma mère sont l’une ma tante et les deux autres des amies très proches de ma mère. C’est un travail que l’on a fait tous ensemble, il n’y a pas eu de casting véritablement; simplement, j’ai évidemment travaillé avec un certain nombre de personnes que je connaissais depuis longtemps et il y en a certaines, comme la personne qui siffle, que j’ai découvertes sur place quelques jours avant le tournage.
Laurent Roth : Il y a le choix de Jean-Chrétien Sibertin-Blanc qui est quand même, lui, le seul comédien du film, si je ne me trompe pas ?
Charles Najman : Oui, absolument.
Laurent Roth : Cette idée est venue au départ ?
Charles Najman : Non, mais je tournais autour d’un problème depuis longtemps. Tout d’abord, je voudrais qu’il n’y ait pas de confusion sur mes intentions : je n’ai pas pris un acteur pour ajouter de la fiction au film, au contraire. Je dirais que Jean-Chrétien n’est pas plus un personnage de fiction dans le film que ma mère, simplement sa présence n’a pas le même statut que celles des autres personnages que l’on voit dans le film. Ce que je voulais très précisément de lui, c’était qu’il réponde à cette question de la transmission : que cette histoire puisse être transmise à quelqu’un d’une autre génération. Je voulais aussi une figure en quelque sorte extérieure à cette communauté de curistes qui ont la même appartenance et vivent la même histoire, parlent souvent dans la même langue yiddish. Je voulais qu’il y ait quelqu’un qui, de l’extérieur, apprenne cette histoire, et cela aussi pour deux autres raisons.
D’abord, l’histoire de cure financée par le gouvernement allemand est stupéfiante, on croirait une fiction absurde et ahurissante à un tel point qu’il est difficile d’y adhérer. C’est pourquoi j’avais besoin de quelqu’un qui apprenne cette histoire et soit dans cette stupéfaction, car je ne voulais pas être dans le commentaire classique ou dans la voix off, mais mettre mon personnage en situation. Je ne désirais pas qu’il y ait un contour psychologique précis à tout cela, aussi le travail effectué avec Jean-Chrétien est-il un travail de passeur : c’est un personnage neutre par qui passe un certain nombre d’histoires, toutes celles qui sont racontées dans le film. Cette séduction, ce rapport au corps dont nous avons parlé tout à l’heure et qui est très important chez ma mère, j’avais besoin qu’elle s’exerce sur quelqu’un.
Laurent Roth : C’est peut-être tout simplement la place du spectateur que tu as aménagée.
Jean-Chrétien Sibertin-Blanc : Je précise que j’ai été parachuté dans la cure thermale et que tous les déportés ignoraient que j’étais acteur. Je me suis donc fait passer pour un curiste malade souffrant de perturbations diverses dont un ulcère à l’estomac et une dépression. Cela m’a permis d’interroger toute l’administration d’Évian, ce n’aurait pas été possible si je n’avais pas joué ce rôle.
Charles Najman : J’ai effectivement oublié de dire tout cela, Jean-Chrétien est dans le film comme un acteur documentaire. Il est aussi celui qui oriente le regard, par qui passe un certain nombre de choses, et on pourrait alors reprendre la question de la publicité et de la cure en général. I y a un dispositif dans cet endroit absolument hallucinant, et il fallait déplacer légèrement les choses pour qu’elles soient exposées d’une tout autre manière. C’est alors qu’un certain nombre de lapsus exceptionnels se sont produits, comme la première scène où cette femme à l’accueil finit par dire lorsque ma mère lui pose la question : « — Est-ce qu’il y en a beaucoup cette année ? — De quoi ? — Des juifs déportés… »
Le lieu est un immense lapsus, ou un mot d’esprit. Les gens qui ont vécu cette expérience ont le droit de blaguer avec tout cela et d’avoir une ironie qui tout d’un coup fait sens. Ce lieu qui est fait a priori pour oublier ou en tout cas soigner ne cesse, tout en soignant les gens, de leur rappeler le passé sur un mode qui paraît incongru. La publicité elle-même finit par être obscène et par rappeler un certain nombre de choses. Le rapport à la publicité est lié au dispositif de la cure et du film en général : comment tout d’un coup dans un quotidien apparemment très ordinaire et banal où tout est fait pour ne pas parler des choses, comment la mémoire revient-elle à partir d’une chose qui paraît complètement absurde ?
Laurent Roth : Est-ce que le rôle de Jean-Chrétien est celui d’un crétin ou d’un idiot ?
Il y a une nuance entre les deux. L’idiot c’est quelqu’un qui incarne une singularité, qui est totalement vierge d’une certaine manière.
Jacques Hassoun : Il essaie de trouver comment entrer dans le cercle, c’est un peu l’impression que j’ai. Vous êtes parachuté dans une société énigmatique… Je trouvais qu’il cherchait la porte d’entrée.
Charles Najman : Ce qui est intéressant, c’est que chacun peut interpréter comme il veut cette histoire, avec comme point de départ quelqu’un qui entre dans un monde à première vue assez ahurissant et qui en apprend un certain nombre de choses stupéfiantes. C’est à travers ce déplacement et l’aspect sidéré du personnage qu’un certain nombre de choses ont pu se raconter.
Intervenant dans la salle : Je voudrais intervenir sur le problème de la mémoire. Jusqu’à présent nous l’avons abordé sous forme de mémoire que l’on perd ou que l’on craint de perdre par manque de transmission. Vous venez, Monsieur Naiman, de parler de mémoire retrouvée et c’est à ce propos que je voudrais évoquer un personnage qui m’a énormément touché, celui d’une femme qui à un moment parle de son ami qui a été battu à mort. Elle m’a rappelé des témoignages vraiment sidérants et émouvants, que j’avais entendus sur France Culture, à l’occasion de la sortie du film de Spielberg La liste de Schindler. C’était une émission avec des témoignages de gens qui s’étaient mariés, qui étaient parents, grands-parents et qui n’en n’avaient jamais parlé. Ils ont emmené leurs petits-enfants, je ne me rappelle plus si dans « Voix du silence » il y avait ces personnes-là, mais c’était époustouflant de savoir que ces gens aient pu vivre avec cette mémoire au fond de leur poche et qu’ils n’en avaient jamais rien dit. Les enfants qui étaient déjà des adultes disaient : « Mais tu ne m’as jamais dit que tu avais été dans les camps ».
Antoine Spire : L’émission à laquelle vous faites allusion est un documentaire, il n’est pas passé dans « Voix du silence » mais a été programmé le samedi. Au cours de l’enregistrement de cette émission, l’un des témoins qui étaient sur la liste Schindler dit : « J’étais kapo, deux de mes subordonnés ont été mis sur la liste Schindler, je suis allé les voir et je leur ai demandé si à leur avis, en tant que kapo, je pourrais être sur la liste moi aussi ». Quand il est venu enregistrer, il était avec sa femme, non seulement il ne lui en avait jamais parlé avant de venir à l’émission, mais elle l’avait appris en venant à l’émission. Quand l’enregistrement s’est terminé, elle lui a dit : « Mais tu ne m’as jamais dit que tu étais kapo », et à ce moment-là il a fondu en larmes, puis ils sont partis… Il avait vécu avec cette femme pendant cinquante ans et ne lui avait jamais parlé de cela. Pour revenir au film de Najman, le fait que cela se passe à Évian est très important.
Peut-être que Najman n’a pas voulu exprimer cela, mais je vais vous dire comment je l’ai lu. À Évian, on ne traite rien. Je trouve pas mal que l’eau d’Évian veuille attaquer le film, parce que je n’ai jamais entendu dire que l’eau d’Évian puisse solutionner quelque mal que ce soit, et c’est justement parce que l’on reconstitue un dispositif d’enfermement que quelque chose se dit de neuf sur les camps et qu’un nouveau discours renaît. Au fond, il se dit des choses dans ce centre de cure qui ne se seraient pas dites autrement parce qu’il y a un effet d’ensemble, un effet de dérision du camp. Ils sont là soi-disant pour se soigner et en fait on ne soigne pas grand-chose, mais par contre ils sont ensemble. Ils célèbrent des anniversaires, ils se remémorent des choses sur le camp. Je crois que l’on mesure là les conditions dans lesquelles la mémoire se développe. La mémoire se dit à des occasions qui sont extrêmement difficiles à répertorier de façon rationnelle.
Jacques Hassoun : Il y a quand même un grand absent dans ce débat, ce sont les Tziganes qui ont été déportés par familles. Ils restaient en famille et mouraient en famille, contrairement aux Juifs qui étaient séparés d’emblée à leur arrivée. J’ai vu une émission sur cette question dans laquelle participaient des Tziganes. Les enfants des déportés croyaient qu’en fait les récits de leurs parents faisaient partie des mythes fondateurs comme l’oiseau, comme l’Inde, comme l’Égypte, etc. Tous ces mythes fondateurs, tous ces contes, ces récits, ces fictions qui accompagnent l’histoire tzigane. Et ces gens disaient : « C’est donc vrai, tu as été vraiment déporté ? ».
Si je vous dis cela, c’est qu’il me semble qu’il y a un temps pour que la parole puisse advenir, un temps de sidération, le temps de tout traumatisme et qu’on ne peut en aucun cas en faire l’économie. Il faut ensuite que cette parole soit audible. Il a fallu à certaines personnes entendre un propos du côté de la présidence de la République pour pouvoir oser dire à leur entourage que leurs parents étaient d’anciens déportés. Il aura fallu quelque chose d’une assurance extérieure à eux. Voilà, les cas de figure sont extrêmement nombreux. C’est effectivement étonnant, mais le traumatisme est étonnant comme l’événement lui-même.
Au cours d’une discussion, Laurent Roth m’avait demandé de rappeler cet élément qui me semble important. Ce qui différencie la peur de l’angoisse et de l’effroi. Vous avez peur parce qu’il y a un danger. L’angoisse, nous dit notre maître Freud, serait ce qui nous prépare d’une manière peut-être exagérée à un danger hypothétique.
L’effroi, c’est comme quelque chose qui n’a aucune antécédence dans l’histoire de quiconque. Nous allons reprendre le débat de ce matin : y a-t-il eu ou n’y a-t-il pas eu ? Il y a des gens qui ignoraient tout du génocide ou du massacre des Arméniens. Tout à coup apparaît un événement qui n’était pris dans aucune antécédence historique, aucune répétition, aucun signifiant. Ces gens disaient : « On ne le savait pas ». Tout événement qui n’est pris dans aucune antécédence et que rien ne vous prépare à rencontrer, cela peut être l’effroi. I y a donc cet effet de sidération absolue. Il a fallu le temps qu’ils se constituent autrement, en paroles, en récits pour qu’ils puissent ensuite être racontés. Pour beaucoup, il a fallu trente ans.
Mais maintenant il y a un autre point que nous n’avons pas évoqué ici.
Après la guerre et jusqu’en 1970, ceux qui comptaient étaient les déportés politiques, c’était Buchenwald, ceux qui étaient au-devant de la scène. Il y avait une honte autour de la déportation, surtout quand on en venait à parler de la déportation raciale. Je vous ai parlé tout à l’heure de cette collègue, Annie Radzinski, qui a écrit dans un livre commun comment sa mère qui a été mise en forteresse disait à son mari dans les scènes de ménage: « Tu n’es qu’un déporté racial ». Et lui répondait : « Oui, mais toi tu as échappé parce que tu as été arrêtée en 1940 ». C’est quelque chose de terrible, cela peut rendre compte du temps de latence nécessaire pour qu’une parole puisse être tenue. Certains, comme Gatti, comme d’autres, ont pu en parler, les écrivains ou ceux qui ont travaillé dans la fiction peut-être aussi, mais celui qui est revenu pour survivre avait à faire à cette masse surprenante, effroyable et énigmatique.
Antoine Spire : Une petite précision par rapport aux Tziganes, il se trouve que l’en ai récemment rencontrés sur ce thème de la mémoire. Il n’y a pas de transmission réelle de la mémoire chez les Tziganes, par rapport aux morts par exemple. Il n’y a pas de tradition écrite, c’est une tradition orale. En revanche, il y a une conscience et une transmission de la persécution puisqu’en Europe, contrairement aux Juifs et aux homosexuels, les Tziganes sont toujours persécutés. Je ne saurais trop vous renvoyer au livre de Lakatus Menyent Couleur de fumée paru aux Éditions Actes Sud, et qui est le récit écrit de la déportation des Tziganes tel qu’il est transmis par les Tziganes de Hongrie à l’intérieur des familles. J’ai rencontré personnellement l’auteur ainsi que ses enfants et je peux vous dire que la transmission a lieu exactement comme chez les Juifs. C’est une transmission familiale et qui en plus a pour support les crimes.
Pour en revenir à Jean-Chrétien, est-ce que vous ne trouvez pas, Charles Najman, qu’il tient un peu votre rôle ? C’est une interprétation supplémentaire qui ne peut être que la mienne. C’est tout à fait honorable qu’un personnage fictif tienne ce rôle que vous n’auriez pas pu tenir. Ce rapport à la fois de séduction, de passeur, cette neutralité qui n’est pas neutre, neutralité du prisme par lequel l’image se donne à voir.
Eyal Sivan : J’ai eu ce sentiment, c’est une gêne dans laquelle je me suis trouvé obligé d’assister surtout dans les moments de séduction, dans lesquels je vous voyais. J’ai l’impression que vous nous infligez votre relation avec votre mère jusqu’à la fin du film, jusqu’à ce que vous sortiez du cadre pour respecter votre mère assise sur la tombe, et là, vous nous laissez avec votre mère. Vous nous obligez à être là où vous ne restez pas.
Charles Najman : Toutes les interprétations possibles m’amusent, cela fait partie du film. Il y a une seule chose qui en revanche est évidente, pour répondre à la première intervention, c’est que j’avais vraiment besoin pour le film de quelqu’un d’extérieur. Encore une fois, je trouve que le travail qui a été fait avec Jean-Chrétien est très difficile et assez inédit, parce que précisément il est très difficile de s’introduire alors que l’on est soi-même acteur dans un monde sans pour autant avoir une position autre que neutre et ouverte. Ce n’est pas du tout évident, et si j’avais besoin de cela, c’est encore une fois parce que je suis le sujet supposé savoir, alors que précisément j’avais besoin de quelqu’un qui fasse passer, qui soit à l’écoute, peut-être sur le mode de quelqu’un d’un peu sidéré. La sidération est des deux côtés, elle est aussi du côté de celui qui écoute. J’avais besoin de quelqu’un qui soit extérieur à l’histoire et non pas quelqu’un qui soit là à ma place. Je ne sais pas si on sera d’accord là-dessus, mais en tout cas c’était cela mon intention.
Pour le reste, c’est un peu difficile de répondre comme cela. Je dirais en tout cas que mon travail consiste à essayer de montrer précisément que quelqu’un peut passer du statut neutre de la victime à un personnage vivant qui raconte son histoire et qui joue avec, qui s’exprime y compris avec son ironie, sa séduction. Tout cela est quand même très net. Peut-être parfois sommes-nous les victimes consentantes ou non de ce personnage. Ce qui était très important et je dirais même essentiel, qui pose aussi le problème du rapport au documentaire, c’est la question de l’affect. De faire passer l’émotion, que cette transmission soit dans ce rapport constant entre la grande histoire collective telle que nous l’apercevons en général et qui est quelque chose d’extrêmement intime. Je ne sais pas si c’est dément, mais nous pouvons nous demander ce que cela veut dire de faire un film sur sa mère, sur son histoire soi-disant avec sa mère, mais je pense que sur la scène du cimetière… Je comprends très bien que nous puissions nous interroger sur cette scène, puisque moi-même je me suis interrogé jusqu’au bout. En même temps, elle est exemplaire du film dans son ensemble. J’ai conçu des scènes sur des points limites entre l’intimité et le rapport que peut avoir le spectateur avec ce qui lui est raconté, et cette scène-là particulièrement peut poser problème. J’ai eu du mal pour la tourner et même pour la monter. Elle donne quelque chose d’assez exceptionnel. En tant que spectateur (si on l’est, ce qui est difficilement mon cas et apparemment cela pose problème), je conçois très bien que cela soit gênant d’entrer dans cette intimité-là, qui a priori ne vous concerne pas.
Eyal Sivan : Je parle de la position dans laquelle est mise le spectateur. On voit bien Charles sortir pour la laisser seule, par respect, et en même temps vous ne la laissez pas seule, vous la laissez avec nous. Vous allez la revoir après en salle de montage donc vous savez que vous ne la laissez pas seule puisque vous laissez la caméra. Vous nous infligez donc une intimité dans laquelle vous ne pouvez pas participer et vous nous dites : moi, son propre fils, je ne veux pas regarder cela ou je la respecte puisqu’elle est seule mais, vous, votre rôle est d’être là assis et de regarder. Nous n’assistons donc plus à cette analogie ou métaphore du deuil, mais à une histoire familiale. J’ai eu l’impression d’un enfermement dans une histoire familiale. Il y a un triple jeu qui se joue et il ne s’agit pas d’une histoire en l’occurrence, mais il y a bien cette femme. Il s’agit de sortir, vous le dites vous-même, de sortir de ma mère, de ma famille et il y a un rôle, il y a un personnage. C’est cette contradiction-là que j’aimerais que vous m’expliquiez.
Charles Najman : Alors rapidement là-dessus. D’abord, avant de sortir du cadre, j’y entre et je ne dis pas cela pour polémiquer ou pour faire des effets de retournement. La question était plutôt à un moment donné d’entrer dans le cadre et d’en sortir, pourquoi ? Parce que je suis en effet le réalisateur, qu’il s’agit aussi de ma mère… Après, il faut voir si je résous la question ou pas, mais c’est précisément cette personne qui est ma mère qui devient un personnage. Cette femme, tout d’un coup, peut parler à tout le monde parce qu’on la suit dans une histoire et dans son histoire, qui est importante. Le rapport qu’elle a à mon père, décédé, est essentiel dans la définition de sa personnalité. Je ne vois pas pourquoi le fait que l’on laisse le spectateur à un moment donné avec une histoire familiale poserait problème. Surtout si c’est un personnage cinématographique avec lequel on entre en relation.
Quant à moi-même, avant de sortir du cadre, j’y entre. En revanche j’en sors parce que ce qu’elle raconte-là, devant une tombe, est une convention qui en brise d’autres. Mais je n’ai pas non plus à y assister à l’intérieur du cadre, j’ai à sortir à ce moment-là.
Laurent Roth : Cela poserait problème si ton film était raté ou si cela restait une affaire familiale. Tu peux te le permettre parce que ce n’est plus ta famille, c’est la nôtre en tant que spectateurs. L’effet de croyance de ce film est tel que c’est notre histoire. Tu peux te le permettre parce que tu as fait un travail de précautions durant une heure et demie qui permet ce plan, mais c’est vrai qu’il est limite…
Intervenant dans la salle : Je voudrais parler de la spécificité des Juifs, à savoir justement ces ruptures, ces manières extraverties de passer du tragique au comique.
Des lectures de Kafka à haute voix qui faisaient rire, à ces soirées d’auberge organisées par les notables juifs du coin, et pas du tout les lectures aussi sérieuses que nous le pensons. C’est en ce sens-là que tu développes une des grandes qualités de ce film. C’est de nous permettre d’en parler autrement, de nous permettre d’en parler en riant. S’il y a une chose fondamentale, c’est le sacrilège face au sacré.
Quand Dieu a créé l’homme, paraît-il, il a oublié la possibilité de rire, et après c’était trop tard. Abraham à qui on avait promis une descendance était avec Isaac qui marchait droit au sacrifice avec un couteau sur le cœur. Il s’appelait Isaac : « Celui qui rira ». Alors je suis heureux que l’on rit, je salue ce rire parce que c’est la démarche infiniment importante du sens tragique de la vie. De l’avoir fait passer comme cela avec tout ce côté baroque, la pub, etc. C’est vraiment une marque de talent et je t’en remercie.
Intervenant dans la salle : C’est une brève remarque. On a beaucoup entendu le mot « gêne » alors que le film est énormément apprécié, la discussion ayant démarré vite dans l’antichambre. Peut-on faire une fiction avec l’innommable ?
Antoine Spire : Dans le cas de Lanzmann, qui répondrait non à cette question, la défense d’un territoire c’est pratiquement une défense du copyright, mais souvenez-vous que cela avait donné lieu à d’énormes débats. Je trouve que tout le mérite de ton film (et rien ne me gêne dedans) est d’assumer et d’avoir une nouvelle forme. On n’arrête pas d’en parler ici, à Lussas : peut-on trouver de nouvelles formes de documentaire qui ne soient pas des formes fermées, policées et formellement correctes ? Ici, je trouve que cela marche parfaitement, et si on devait être gêné, on devrait aussi l’être par ceux qui se contentent de représenter les nazis en loups et les Juifs en souris. La dernière scène, celle du cimetière, c’est le choix du réalisateur de la laisser ou non. Comme c’est le choix du spectateur de considérer que le réalisateur n’aurait pas dû la laisser. Ce qui est intéressant, c’est de savoir en quoi il est gêné. Je pense qu’il est gêné par le fait que, dès le départ, il s’agit pour le réalisateur de constituer sa mère en personnage de fiction. Évidemment, lors de cette scène du cimetière — et je n’ai jamais vu cela au cinéma -, on fait dire à quelqu’un qui joue son propre rôle quelque chose d’une intimité terrible, presque insupportable. Mais c’est formidable et en tout cas cohérent avec le reste du film. Le fait qu’il y ait un acteur professionnel qui soit considéré comme un idiot ou pas, peu importe, il joue un personnage de toute façon. Je le lis tout simplement comme le signal que nous sommes déjà dans l’ordre de la fiction documentaire. De la même façon, il y a cette scène absolument magnifique où la mère, jouant son propre rôle, dit au comédien professionnel : « Mais vous êtes en dépression ». Et oui, on peut ne pas être de la génération qui était susceptible d’être déportée et internée, et être dépressif. Comme on peut avoir une vitalité formidable après avoir été déporté. C’est très juif et cela je le pense, c’est très humain également. Mais ce qui est formidable, c’est de produire ces effets de vérité documentaire dans une fiction.
Laurent Roth : Il faut déjà que nous finissions. Ce soir, Armand Gatti est là et vient présenter son film L’enclos. Je vous donne donc rendez-vous à 21 heures…
Le lendemain, mercredi 21 août
Laurent Roth : J’avoue que sur cette partie de la programmation, mon intérêt allait plus spécifiquement à un problème de forme cinématographique — l’héritage du cinéma direct — qu’à un intérêt historique. Pourquoi ? Parce que Mai 68 me semble mémoire interdite pour des raisons sensiblement différentes de la Shoah ou de la guerre d’Algérie ; je vais m’expliquer.
Il me semble qu’hier nous avons vu s’affirmer une figure décisive pour l’esthétique du cinéma documentaire, l’idée selon laquelle la réalité n’est vraie que si elle est respectée dans sa continuité. J’avais souligné, par exemple, cette espèce de morale du panoramique sur laquelle insistaient Samuel Fuller et Bernstein, disant que par rapport aux images des camps, il était absolument vital de montrer les corps des victimes et les bourreaux, les bourreaux regardant les corps de leurs victimes dans la fosse commune en un même plan, sans couper. D’utiliser la profondeur de champ pour montrer les visages des notables de Falkenau et les cadavres au second plan.
Tout cela pour dire que, d’une certaine manière, à l’autre bout de la période historique, Mai 68 est peut-être pris, par ses acteurs et ceux qui l’ont filmé du point de vue militant, dans cette même idée que cette réalité ne pouvait être respectée du point de vue cinématographique que dans une idée de la continuité du temps réel.
Cela comprend tout ce qui a fait les grandes œuvres du cinéma direct, mais aussi parfois ses manquements irréversibles. Les films que nous allons voir sont vraiment à la fois à l’apogée et au déclin du direct. Le film de Romain Goupil me semble problématiser aussi cela. Qu’est-ce que le direct aura saisi de 68 et qu’est-ce qu’il aura aussi manqué ?
Pour préciser ma pensée, je souhaite montrer simplement deux minutes du film d’André S. Labarthe consacré aux usines Lumière. Le premier film dans l’histoire du cinéma problématise consciemment ou inconsciemment le rapport du monde ouvrier et le rapport de l’enregistrement de la caméra, puisqu’il s’agit de la sortie des usines Lumière. Comme vous le savez peut-être, pour ce premier film il y a eu deux prises, et dans la première, Auguste, l’aîné des frères Lumière, n’était pas content de ce que Louis, le cadet, filmait. I trouvait que l’action était bien répartie dans l’espace, mais que, en quarante secondes, les ouvriers ne se pressaient pas assez pour aller au bout du magasin de pellicule. Il a donc fait refaire cette prise pour que les ouvriers se hâtent un peu plus et sortent de leur lieu de travail dans les quarante secondes de prise de vues. C’est curieusement un rapport entre le temps de l’enregistrement et le temps du travail. En guise de clin d’œil et d’amuse-gueule donc, ce premier extrait du premier film de l’histoire du cinéma.
Pour suivre, un classique : La reprise du travail aux usines Wonder. Je salue Pierre Bonneau, présent parmi nous, qui a co-réalisé ce film et pourra éventuellement témoigner de cette expérience. Ce film, devenu mythique, est presque un emblème, nous verrons pourquoi.
Ensuite, un film très peu connu, en tout cas peu montré, pourtant c’est l’un des plus émouvants, un film sur la grève de mai-juin 68 à l’usine Citroën de Nanterre. Il pose à mon avis quantité de problèmes, dans ses défauts évidents mais aussi dans ses moments de grâce.
Nous ferons une petite interruption après ces trois films pour ensuite passer à celui de Romain Goupil, réappropriation par un auteur de ces matériaux, et nous ferons suivre un débat de fond, le dernier, toujours avec Antoine Spire et Jacques Hassoun. Je vous remercie…
(projections : La Sortie des Usines Lumière dans le film d’André S. Labarthe, La reprise du travail aux usines Wonder, Mai-juin 68 à l’usine Citroën de Nanterre, et Mourir à trente ans)
Laurent Roth : J’ai envie d’introduire ce débat avec la question du romanesque. Je suis très frappé par le second film, celui sur le collectif Citroën où, du point de vue cinématographique, nous sentons une tension et une sorte d’opposition entre la volonté de témoigner d’un état des choses voulu comme collectif, et la présence de certains personnages comme le délégué CGT et le patron de l’usine, qui s’imposent et qui ne sont pas forcément désignés comme les bons. Ce que j’ai ressenti en visionnant beaucoup de films issus de collectifs, c’est une sorte de refus. Ce cinéma se refusait à la caractérisation, à l’incarnation dans des personnages. Le temps direct, le temps continu de la caméra, lutte comme par une sorte de rébellion contre un état des choses nommé, incarné avec des auteurs. D’ailleurs, beaucoup de ces films ne sont pas signés, et ça me semble très révélateur. A l’opposé, Romain Goupil nous propose d’entrer dans une histoire qui est celle d’un ego. Je voudrais demander à Jacques Hassoun si le refoulé de Mai 68 ne serait pas celui-là. Le politique passe aussi par la part du romanesque, ce qui implique du sujet de l’ego, un désir d’être tout, et il y aussi cela chez Goupil. Il y a cette idée de n’être rien, soyons tout…
Jacques Hassoun : Il fallait bien partir de là pour voir un peu clair et ne pas se retrouver dans la situation un peu ridicule et agitée de ce matin, où ma propre histoire s’était retrouvée tout à coup mise en scène sur l’écran. Cela avait provoqué chez moi quelques moments divers qui ont pu choquer certains d’entre vous, mais qui ont peut-être pu vous montrer que même un psychanalyste qui a quelques lustres de pratique derrière lui peut parfois se laisser prendre par l’émotion. Pour reprendre ces films et la notion du romanesque, je me souviens de ce journal après Mai 68, superbe, qui était intitulé : « Ce que nous voulons : Tout ». Dans cette histoire de « Tout » qui est en jeu, il me semble que cela introduit au romanesque, cette espèce d’exigence absolue qui va jusqu’à mettre en jeu véritablement le désir. La psychanalyse a véritablement flambé avec Mai 68, quelque chose de très nouveau s’y est introduit, la question du « Désir ». Ce qui m’a frappé d’emblée dans Mai 68, ne serait-ce que quelques mois après, c’est que la question du désir a été posée au premier plan de la lutte politique. Que ce soit chez les anarchistes dans leurs différentes tendances, chez les trotskistes dans un certain nombre de tendances ou d’une autre manière tout à fait différente chez les maoïstes, il y a eu cette question du désir, donc du récit. Comment parler du désir dans la mesure où le désir n’est pas de la viande, n’est pas du corps sans parole ? Le désir est toujours courtois d’une certaine manière.
Comment tout à coup nous avons été amenés à parler du désir, sinon en introduisant un récit mais pas n’importe lequel. Cela faisait un certain temps, lorsque l’on parlait de l’ennui, ceux qui sont de ma génération ou même un tout petit peu plus jeunes se souviennent de l’ennui pesant des années 60, 65. Nous vivions, nous barbotions dans l’ennui. Quelque chose d’une épopée, d’une histoire prise dans le social, qui soutiendrait ne fût-ce que les luttes au quotidien, s’était complètement absentée. Il y a eu subitement — voilà la première interprétation — quelque chose que les autres n’étaient pas du tout arrivés à mettre en scène, le romantisme fou qui était aussi la reproduction d’une histoire passée. On recommençait indéfiniment la prise du palais d’Hiver, on recommençait la Longue Marche, etc. Mais c’étaient des récits mis en acte et, de plus, sur fond de projets politiques. Peut-être que ce qui est terrible, c’est que le récit a pris le pas sur le projet politique, mais pourquoi ? Pourquoi, sinon que, de la même manière qu’hier nous avons parlé de la destruction du judaïsme européen, il y a eu des oublis dans l’histoire du mouvement ouvrier. Trotsky, on n’en parlait pas, c’était le traître (je parle de la France), Mao, on n’en parlait pas non plus. À un moment donné, cela a cessé d’être tenable justement parce qu’il y avait des gens qui corrigeaient la mémoire, un peu comme dans le livre d’Orwell, 1984, où celui qui tient le ministère de l’information réécrit tous les jours le journal de la veille. On ne peut pas indéfiniment forclore des éléments historiques, et ce que vous avez vu là, c’est toute une histoire pour le moins déniée qui revient en masse dans une espèce de jouissance terrible. Revenue en masse avec ses désastres personnels, ses suicides. C’était quelque chose d’absolument terrible et qui a touché tous les mouvements nés de Mai 68, toute la gamme complète a été atteinte. Je crois qu’il faut considérer aussi ces films non seulement comme des témoignages importants mais aussi comme des récits qui manquaient à l’histoire depuis très longtemps, depuis que quelqu’un avait dit : « Il faut savoir terminer une grève, rendre les armes ». C’était du bon sens, mais vous savez qu’avec du bon sens vous ne faites que des navets.
Antoine Spire : Je reviendrai sur le romantisme sans pathos, et je crois que finalement, ce qui me séduit et me touche profondément dans le film de Goupil, c’est l’articulation entre les problèmes existentiels et la politique. Au fond, ce qui est terriblement raté dans le film que nous avons vu juste avant, c’est que les trois personnages — et je suis d’accord avec Laurent pour dire qu’il y a trois personnages, et que ce n’est pas si mal, au fond, d’avoir été capable de nous montrer ces trois animateurs de la grève de 68 même si pour autant on ne sait pas grand-chose d’eux —, on ne les voit pas exister. Le film se perd soit dans le pathos lié à la conception idéologique du cinéaste, soit au pire dans la propagande et dans ce que j’appellerais une agitation vraiment très caricaturale. En ce qui me concerne, cela ne me touche pas beaucoup.
Contrairement à ce petit film de Wonder où la révolte de cette femme est frappante. Cette femme, c’était quelqu’un, elle ne voulait pas rentrer et ce qui est formidable c’est que l’on se sait pas grand-chose de son existence, mais dans sa révolte et dans sa manière de dire à la caméra qu’elle ne veut pas rentrer, il y a quelque chose de personnel, il y a une énergie, il y a un accent existentiel qui a mon avis dépasse tout projet cinématographique et donne au projet sa grandeur et l’art de nous convaincre.
Chez Goupil, cette articulation entre l’existentiel et le politique menace de déraper. Dans son film — et c’est la deuxième fois que je le vois — je me rends compte qu’il y a trop Goupil et pas assez Recanati Chaque fois qu’il y a Recanati je suis content, parce que l’articulation entre Recanati et le projet politique marche très bien, et on est vraiment dans un romantisme sans pathos. Chaque fois qu’il y a
Goupil on file au pathos, c’est-à-dire que l’on file à l’exaltation narcissique de Goupil par lui-même… C’est la première fois que je revois Mourir à 30 ans après Sarajevo, et lorsqu’on a Lettre pour L dans l’œil, on est frappé par les défauts de Mourir à 30 ans. Ce narcissisme vient non pas s’articuler avec le politique, mais opérer le politique. La réussite d’un film de ce genre, c’est d’articuler l’existence d’un individu avec l’ensemble de ses problèmes et la circonstance politique sans trahir cette dernière et ce, quel que soit notre point de vue sur ces circonstances politiques, puisque l’on essaie de parler de la mémoire. Les cinéastes n’y arrivent pas bien et, au fond, les écrivains non plus. Pour l’instant, le point de vue idéologique sur la politique ne me retient pas, ce qui m’intéresse c’est l’articulation. Qu’elle soit vraiment romantique et d’un romantisme sans pathos, pour faire allusion à ce que l’on disait hier. J’appelle pathos tout ce qui est débordement, tout ce qui est narcissisme, tout ce qui est dégoulinant. Or, il y a du dégoulinant dans le Goupil, je ne l’aurais pas dit la première fois que j’ai vu Mourir à trente ans, mais aujourd’hui j’y ai vu quelque chose qui ne va pas. J’y ai vu ce narcissisme de l’auteur qui m’a été assez désagréable parce que cela sort de son cadre et dit quelque chose comme une espèce de complaisance et non pas du tout le romantisme de la situation. A l’opposé, se trouve la réaction de la fille de chez Wonder, pure, entière et dont l’acte révèle énormément d’elle.
Laurent Roth : Oui, en même temps le film de Goupil pèche peut-être par là où Recanati, lui, aurait été mis en échec. Romain Goupil, d’une certaine manière, sauve l’expérience qu’il a eue avec Recanati et avec la JCR. I se sauve lui-même et peut faire des films parce que ce narcissisme est là, et qu’il est viscéral et fondamental. Il est tout ce qui a été refoulé dans l’expérience militante, et on voit que Recanati, lui, ne s’est pas assez aimé. Alors, si Goupil pèche de trop s’aimer, Recanati, lui, en est resté d’une certaine manière à se haïr. Je trouve que le déséquilibre du film est contrebalancé par l’absent et cette figure de l’absent creuse toute cette prolifération de signes d’une manière assez belle et assez tragique. En cela, le film a trouvé son équilibre. Je sens les mêmes choses que toi, mais je pense que cela équilibre le projet. C’est le seul film justement qui dépasse cette mémoire interdite de 68 et qui porte sur un certain aspect de la réappropriation de l’expérience par l’individu. Pour nous, héritiers de 68, il est bien évident qu’il y a des aspects de cet héritage dans notre vie quotidienne qui ne sont pas tant politiques mais se situent sur le plan de la libération des mœurs par exemple. C’est plutôt un aspect de libération auquel on pense en premier. Or, plus je pense à 68 grâce à ces films, grâce à cette rencontre, et plus c’est l’aspect de répression du narcissisme qui m’apparaît.
Antoine Spire : Je pense qu’il y a des mémoires de 68 différentes. J’ai eu un engagement différent de celui de Goupil et je trouve que dans son film, l’articulation entre l’individuel et le collectif est réussi. Je voudrais essayer d’aller plus loin, je crois personnellement, comme le disait Faulkner, que « le passé est radioactif ». Cela veut dire qu’il est porteur de quelque chose qu’il est indispensable d’élucider. Or, on n’a pas élucidé cette radioactivité du passé, du passé algérien, du passé colonial et de la responsabilité de la majorité du peuple français quant à sa passivité vis-à-vis de Vichy ou vis-à-vis de la guerre d’Algérie. On n’a pas élucidé le rapport qu’ont entretenu les individus qui ont fait 68 avec ce que 68 a produit comme effet social.
Pour répondre profondément à la question de Laurent, je dirais que le tabou essentiel est d’une part dans la relation entre les individus que nous sommes — nous qui avons vécu 68 — et, d’autre part, dans cette articulation entre ce que nous avons vécu et l’échec de ce qui a produit le mouvement. I y a quelque chose que nous avons du mal à nous avouer, nous avons tout voulu, chacun à notre place, et regardez ce que nous avons produit : pas grand-chose. C’est un tabou social.
L’échec de la gauche en 81 — je parle d’échec étant donné le peu qu’elle a produit — est quand même le signe de l’échec de ce qui a fécondé cet engagement individuel de 68. On a pensé que 68 travaillerait la société au point de la changer, de la transformer, et on est arrivé à faire vivre des énarques de gauche sous les lambris dorés de l’Élysée. C’est bien, mais 25 ans après on se dit que ce n’était pas le but.
Intervenant dans la salle : Cela faisait longtemps que je voulais voir le film de Goupil. J’avais été militant en 68, pas dans le même groupe, mais aussi du côté maoïste.
Ayant eu beaucoup d’amis morts, suicidés, comme Goldman, je me suis souvent demandé pourquoi leur histoire s’est terminée comme ça. Je trouve ce film beau, il a un côté narcissique, mais qui me gêne nettement moins que dans le film sur Sarajevo. Après avoir vu ce film, il m’apparaît que l’histoire, la mort, les raisons du choix du suicide de Recanati restent en partie une énigme. C’est peut-être ce qui en fait la beauté tragique et aussi ce qui me touche beaucoup. J’aurais voulu en savoir plus, mais peut être ma frustration aurait été plus grande. Néanmoins, n’aurait-il pas pu pousser son investigation sur Recanati un peu plus loin ? Interroger d’avantage sa famille ?
Antoine Spire : Je crois que le passage du collectif à l’individuel est la source profonde du suicide de Recanati. Bien sûr, il y a plein d’éléments circonstanciels comme son histoire avec cette femme à la tin de sa vie, comme l’histoire de son père que nous glisse Goupil, mais tout cela m’a paru plus artificiel que jamais. Par contre, ce passage du collectif à l’individuel, que nous montre Goupil, m’est apparu massivement comme source de son suicide. Sans doute parce que je pensais aux suicides d’autres personnes après 68, d’un certain nombre de personnes de ma génération. Quand on a tout joué, tout abandonné, tout investi pendant des années dans un mouvement collectif, savoir repasser de façon modérée, rationnelle, le mur du collectif à l’individuel pour trouver une manière de vivre sa vie individuellement, en pensant par soi-même tout en restant articulé à quelques choix collectifs, c’est un passage tellement difficile, tellement douloureux et pénible à vivre ! On a tellement honte de soi quand on passe du collectif à l’individuel ! Même si on garde une articulation avec le collectif, on pense toujours qu’elle n’est rien. Je crois que cela a conduit beaucoup de monde qui ont vécu ce passage difficile à se suicider véritablement ou à se suicider symboliquement encore une fois. Je pense à beaucoup de suicides symboliques de gens de ma génération. Sans vouloir m’étendre de façon trop bête sur Henri Weber, je pense qu’il s’est suicidé. Bien sûr, il est sénateur, il est directeur de cabinet de Fabius, mais les deux fois où j’ai parlé avec lui, à deux ans d’intervalle, m’ont confirmé dans l’idée qu’il s’est suicidé. II refuse de penser qu’il puisse y avoir quelques projets collectifs pertinents qui changent le monde !
Intervenant dans la salle : La lecture que Romain Goupil fait de sa propre histoire n’a été rien d’autre qu’une histoire de narcissisme. Loin de refouler ce narcissisme, la politique telle qu’il l’a vécue, au contraire, en était une sorte de garantie. A partir de là, le film se présente comme une sorte d’organisation d’embrouillages, comme une prise de distance par rapport à cette politique-là, à travers une autodérision, une utilisation du burlesque. C’est là qu’on touche au narcissisme dans ce qu’il a de plus déplaisant. Ce qu’il y a de pire dans ce film, c’est ce rapport entre existentiel et politique, sous l’angle de la dénégation. On retourne à l’existentiel une fois que l’on a renié un engagement politique.
Laurent Roth : Ce qui a sauvé Goupil, c’est sa mise en scène adolescente, ces jeux d’enfants, ces premiers films, son goût pour la représentation naturelle. En quoi la fiction et le spectacle sont nécessaires au politique et en quoi c’est peut-être ce qui a été refoulé aussi par 68. On sent que beaucoup des films de 68 se refusent au spectacle, à la représentation. On l’a vu aussi dans le théâtre, on se souvient de la représentation du Living Theater à Avignon et de l’affrontement avec Vilar. En fait, 68 est une critique radicale de la représentation, comme si une expression politique pouvait se passer du spectacle.
Edgar Roskis : Je voulais vous proposer de laisser de côté un instant le romantisme pour parler de l’utopie. J’ai été absolument passionné par les deux films précédents par rapport à l’atelier que nous avons animé sur les grèves de décembre 1995. Évidemment, la question du désir se mobilise, mais si vous utilisez le romantisme comme clé de lecture, on va se perdre dans une discussion sur le narcissisme à cause du problème de l’aventure individuelle, alors qu’il s’agissait bien d’une aventure collective. Ce qui est intéressant dans la grève de décembre 95, c’est qu’elle avait des organisations responsables et des objectifs. Comme vous le savez, ses objectifs étaient des objectifs de défense : retrait du plan Juppé, retrait du contrat de plan SNCF. Il n’y avait qu’un seul slogan, « Tous ensemble » , contrairement à 68 où il y en avait une multitude. Ce désir d’être à nouveau tous ensemble. C’est ce qui se joue dans toute grève massive, dans toute mobilisation générale, dans laquelle on a l’impression, à tort ou à raison, que l’on peut faire plier le pouvoir ou les pouvoirs, en tout cas tous les signes et les effets de l’oppression. Les deux premiers films que vous avez vus cet après-midi, mis bout à bout avec ce que nous avons projeté de notre côté, sont formidables parce qu’ils remettent en scène les mêmes choses, mais qui ne se passent pas de la même façon. D’abord la démocratie, la façon dont la parole est libre. Dans le film sur Citroën, une fois que l’on met de côté le fait que c’est un film de propagande, si on enlève le commentaire et les cartons et que l’on garde le reste, on a un cinéma direct absolument formidable qui se suffit à lui-même, avec des dirigeants syndicaux médiocres, caractéristiques de l’époque, qui redoutent un mouvement qu’ils n’ont pas initié.
Une parenthèse sur la question du désir. Rappelons quand même que le 22 mars à Nanterre a commencé la première revendication. Cela a été le droit de visite des garçons dans les chambres des filles dans la cité universitaire. C’est pour cela que je vous propose plutôt de travailler autour de la question de l’utopie parce que cela nous permet de faire la jonction entre le désir collectif et le socialisme. C’est pour cela que le film Wonder est un cri extraordinaire. Le problème de la reprise du travail est absolument terrifiant parce qu’on ne peut pas mettre des gens en mouvement à partir du moment où l’on fait de la politique. Or, toute grève est politique. On n’a de chance de succès qu’à partir du moment où elle est cadrée et où elle revendique des choses précises qui déclenchent une mobilisation collective. Alors, chaque individu dans cette collectivité va s’investir au nom de son propre désir qui est différent de celui de chacun des autres. Le désir va être l’unité de mesure de l’ampleur du mouvement et le moment de la reprise du travail, selon les entreprises, selon la façon dont cela s’est passé, est toujours de l’ordre du psychodrame. C’est là où de nouveau il y a une rupture entre la politique, l’individu et la société. Les organisations syndicales n’existent plus, les ordres venus d’en haut non plus, c’est une des caractéristiques de la grève de décembre 95. Elle était reconductible de 24h en 24h, votée à bulletin secret en assemblée générale démocratique.
Il y a eu des établissements (puisque la SNCF est divisée en établissements), où la reprise du travail a été votée par des chiffres de l’ordre de 600 voix pour la reprise et de 200 voix contre. Et les 200 voix contre ont du mal à reprendre parce qu’ils voulaient aller au-delà. Juste un mot sur Recanati. Je pense que Recanati avait une extraordinaire qualité de dirigeant et a été projeté à un niveau de responsabilité énorme, et qu’il a explosé, tout simplement.
Intervenant dans la salle : Je crains qu’après l’intervention de monsieur, mes propos paraissent un petit peu trop abstraits et je m’en excuse à l’avance. Tous les films que j’ai vus depuis hier matin m’amènent à penser que l’interdiction de la mémoire rejoint quelque chose comme la peur du mouvement. J’ai été touché par la réaction de cette jeune femme sur Frères des frères. Cette idée du bégaiement selon laquelle on répète constamment l’histoire parce que toute répétition a un côté rassurant dans la mesure où ce qui va venir est connu, plutôt que de cesser d’avoir peur des mots et de raconter vraiment chacun son histoire, ce qui permettrait que quelque chose d’intéressant ait lieu. Ce film, Frères des frères, était particulièrement précis. Toutes les personnes qui intervenaient dans ce film coïncidaient avec ce qui se disait, il y avait une justesse dans le choix. Ils étaient fidèles au-delà de la trahison.
Jacques Hassoun : Je voulais rebondir sur la question du colonialisme. En effet, ce qui est tout à fait frappant, que ce soit dans le destin individuel de Goldman ou le destin de ces groupes, c’est la question du colonialisme, car elle a taraudé à la fois la société française et les individus. Juste une parenthèse : lorsque je parle de désir, cela va bien évidemment au-delà du désir sexuel. C’est comment remettre à l’ordre du jour le plaisir de se réinscrire dans le lien social. Quelque chose d’important a été un peu évoqué ce matin. Il ne suffit pas de légiférer pour que la société intègre un événement. Je prends un exemple tout bête qui va vous étonner. En 1790 et 1792 sont émancipés en France successivement les comédiens, les protestants, les Haïtiens et les Juifs. En 1922, Barrès, dans une revue lorraine, écrit : « L’antiprotestantisme et l’antijudaïsme sont une réaction de la France contre les étrangers » Même le cas des protestants qui avaient été émancipés et réintroduits dans la citoyenneté restait quand même une question pour l’ensemble de la population. Qu’est-ce qui fait répétition dans la civilisation ? Chaque fois qu’on a pensé qu’il suffirait simplement de faire une loi ou de faire un traité pour résoudre une situation, comme le traité d’Évian. On décolonise. Cela ne symbolise rien, cela n’empêche en rien le retour, la répétition.
Cette dernière grève est absolument étonnante. À ce moment-là, nous sommes tous requis de voir non seulement la part de répétition, mais aussi la part de nouveauté, à savoir la tentative de réparer le lien social. Il n’existe que parce qu’on reconnaît qu’à l’intérieur de la cité, il y a des luttes et des tensions, et c’est cet ensemble-là qui est remis au travail. Utopie ou romantisme ? Je crois que cela a été le double mouvement mis en jeu, le romantisme étant une espèce de protestation, et l’utopie, cette part qui périodiquement semble manquer (y compris aux syndicats) et dont l’introduction est pourtant nécessaire pour qu’il y ait du lien social. Le lien social suppose aussi l’utopie. Autrement, on en crève, on meurt d’asthme institutionnel.
Juste un point. Je ne peux pas dire si Recanati s’est suicidé ou pas, je n’ai pas assez d’éléments.
Antoine Spire : Je vais tenter d’analyser le plaisir que ces trois films m’ont procuré, à la lumière du concept de l’utopie, certainement très fécond.
Ce plaisir s’est manifesté de plusieurs façons ; d’abord, je me suis surpris à chanter des chants et à redire les slogans. Peut-être suis-je très narcissique à avoir pris du plaisir à ces chants et à ces slogans, sans doute est-ce une tendresse pour mon passé, mais je crois que cela va beaucoup plus loin, car déjà dans ces chants et ces slogans il y a autre chose. C’est justement une part d’utopie dans le réel qui se manifeste à travers eux. Ensuite, j’ai eu beaucoup de plaisir à écouter l’analyse rationnelle qui a été faite dans les trois cas. Pourtant, cette analyse avait pour point de départ un point de vue politique qui n’était pas le mien et qui ne l’est toujours pas. Au fond, cette analyse rationnelle est prise dans l’utopie, comme on dit d’un bateau qu’il est pris dans la glace. C’est peut-être cela la source du plaisir.
Troisième élément, l’analyse cinématographique. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans le traitement cinématographique, dans les efforts faits par les trois cinéastes pour dire cette articulation entre utopie et rationalité. Je perçois l’effort. Celui de Goupil est plus caché que dans le deuxième film. Il n’y a quasiment pas d’efforts dans Wonder et, finalement, il y a un effet technique cinématographique absolument remarquable. On perçoit infiniment plus l’effort dans le deuxième et dans le troisième, chez Goupil. L’utilisation technique de l’archive avec le mélange du portrait immédiat, le mélange du film traité il y a longtemps et du film traité aujourd’hui, s’articule chaque fois autour de ce problème : utopie et traitement rationnel du réel.
Alors, au fond, qu’est-ce qui féconde ce plaisir ? Sans doute quelque chose de fondamental comme la distance que nous avons quant au rapport entre utopie et réel. On prend de la distance, et on peut regarder de loin la première chose que nous avons dite, le rapport entre l’existentiel et le collectif, le rapport entre le sujet et le collectif.
Je voudrais terminer par ce qu’a dit Jacques Hassoun, qu’au fond, il se répète un certain nombre de choses que nous avons vécues dans ces films. Il y a des effets de répétition qui nous font plaisir. Ce que nous disons aujourd’hui est la preuve que c’est de la répétition et non du neuf. En effet, le neuf ne peut sortir que de la répétition. Tous ceux qui disent qu’ils peuvent créer du neuf à partir de rien sont des escrocs. Le neuf naît de la répétition. Et si nous disons aujourd’hui quelque chose de neuf sur 68 et sur la mémoire, c’est parce que nous avons répété quelque chose en voyant ces films, et qu’en le répétant nous avons trouvé du neuf.
Intervenant dans la salle : Je n’ai pas aimé les propos de Monsieur Hassoun sur le romantisme, dans la mesure où 68, c’est une histoire politique. Il n’y avait pas qu’une idéologie, il y avait aussi une culture politique. On aurait pu aussi parler d’arguments… Cela travaille le milieu intellectuel. J’étais resté comme cela et à la longue j’ai rattaché ce bout-là à ce que ce monsieur a dit à propos de l’utopie. Il parlait d’une répétition, d’un moment fort dans la grève. J’ai pensé que 68 et 95, c’est peut-être le retour non pas simplement du désir qui est individuel, ou le basculement dans le romantisme, mais le retour du politique. En 1995, on a fait un retour au politique, au débat politique. On a reparlé de l’assemblée générale, d’une culture politique qui date quand même du XVIIIe siècle (en Angleterre) et traverse l’ensemble des cinq continents. On a parlé aussi de la délégation de pouvoir, de ce qu’est la communication entre les différentes instances d’un pouvoir. 68, ce n’était pas simplement un romantisme du XIXe siècle, romantisme de pouvoir se parler les uns les autres et tous en même temps, dans les quartiers, dans les usines et entre les grilles. Le fond du problème était bien un retour du politique. Les films que nous avons vus hier sur les grèves étaient bien le balbutiement d’une volonté du retour du politique, et les films qui étaient les plus proches de la CGT étaient ceux où il n’y avait pas de politique, parce que c’était des films où l’idéologie des syndicats du parti communiste était inexistante. Les films qui sortaient de ce contexte reprenaient le sens politique. Il y a une culture politique en France que l’on cache, et quand il y a une fracture, elle réapparaît, même dans les pays européens, que ce soit en Italie, en Allemagne, en Angleterre. On est venu en France parce que l’on a redécouvert cette culture politique. Le romantisme ou l’utopie, c’est une chose, mais elle ne se bâtit pas sur rien. Cette répétition est la force de population concernée, dans un milieu de travail en rupture par rapport à leur condition de survie, et en mémoire. Je pense qu’historiquement, en 1995, un débat politique réapparaît.
Jacques Hassoun : Je comptais reprendre la question du politique. Ce que vous venez de dire me semble important dans la mesure où, c’est vrai, il y a des moments où, tout à coup, ce qu’on appelle l’effet palimpseste arrive. On écrit sur un manuscrit, puis on le badigeonne et on réécrit un autre message. De temps en temps, on peut acheter un tableau qui est une vraie saloperie et si on le passe à la lumière noire, on tombe sur une merveille introuvable. Je veux dire que c’est cela, les temps de crise : les temps de luttes font réapparaître toutes ces strates mises sous le boisseau parce qu’elles pouvaient mettre en danger, comme on l’a vu avec les braves bureaucrates du deuxième film et leur enrôlement consensuel. Tout à coup, tout cela apparaît, mais uniquement en temps de crise. C’est vrai que là, le rôle des intellectuels est une pétition qui circule. On peut continuer comme cela à l’infini, et puis la suite de la pétition consiste à repérer ces points et ne pas les laisser s’endormir.
Laurent Roth : En même temps, ce qui me semble très nouveau et perturbant dans les grèves de décembre, c’est que, d’une certaine manière, ce qui faisait autrefois la condition minimum, le consensus de départ pour revendiquer, c’est-à-dire d’être ensemble, a été fondamentalement perdu. On était ensemble à travers des organisations, des partis, des syndicats et on allait dans la rue en affichant sur ses banderoles des revendications. Là, c’est comme si le signifiant du politique avait été l’objet de la revendication, comme si, en suivant les paradoxes de la société du spectacle, cette inversion entre le médium et le message, comme si nous avions besoin de revendiquer que du médium soit possible sans pour autant l’emplir d’un contenu de revendications. C’est peut-être aussi le problème de la grève de décembre, quel est son avenir politique cette fois-ci ? Comment tout cela va-t-il se diluer à travers les forces vives de notre société ? Je crois que nous avons eu besoin de chanter, de réentendre un signifiant (« Tous ensemble ! »), mais maintenant il faut passer à la mise en parole et la mise en musique de ce signifiant. Cela me paraît la chose très originale et très particulière à cette grève.
Jacques Hassoun : Absolument. Juste pour faire une seconde de dialogue avec Laurent, il faut rebondir sur la répétition. Il n’y a pas d’ex-nihilo, mais par contre savoir comment partir de la répétition pour la subvertir ? La grève par exemple, c’est un mot connu, en fin de compte à chaque fois, les vraies grèves signifiantes sont celles qui apportent une manière nouvelle d’entendre cette question de grève. Une grève n’est pas équivalente à une grève. Le signifiant ne peut être pris que dans une chaîne.
Intervenant dans la salle : Je crois qu’il faut faire attention, vu l’ensemble des interventions, de ne pas jeter l’eau du bain avec le bébé, en quelque sorte. Il y a un retour du politique, cela commence à ne plus faire peur. Il faut faire attention dans nos analyses, surtout pour ceux qui ont connu 68, de ne plus mettre le politique de côté. Par exemple, on dit que Weber s’est suicidé, non, il a rejoint sa classe sociale. On peut faire une liste très longue de gens comme cela.
Intervenant dans la salle : La question de Goupil est importante. La fiction est ici importante. Quinze ans plus tard, Goupil est capable avec la fiction de faire un film politique qui n’est pas sur un sujet qu’il connaît bien, dans un circuit cinématographique particulier. On a une œuvre de cinéaste politique avec une réflexion qui manque totalement, peut-être, à celui-là. Ce film est d’une pudeur par rapport à son sujet qui fait date dans la réflexion sur les sujets aussi difficiles et aussi contemporains. Il y a peut-être des strates différentes de mémoire et de travail sur les archives.
Wonder, je suis d’accord avec vous, est un document extraordinaire. D’ailleurs, le cri de cette femme est repris dans la plupart des films de 68. Ce film-là fait archive en tant que tel, il est comme une feuille de papier journal, c’est une archive brute. A l’heure actuelle, nous sommes tout à fait en demande, nous avons envie de voir ces archives brutes, après tous les commentaires qui ont pu avoir lieu sur 68.
Le deuxième film est simplement daté dans sa forme, si on enlève les encarts, cela devient aussi de l’archive brute. On en a besoin pour pouvoir en parler. Mais qui peut faire un film à l’heure actuelle ? Peut-être les acteurs doivent-ils passer par la fiction ? Peut-être seriez-vous les premiers à être moins durs avec Monsieur Weber si vous en taisiez un personnage de fiction ? Peut-être les acteurs ont-ils besoin de se déplacer dans l’irréel pour retrouver le sens de l’utopie et peut-être que d’autres peuvent se charger du récit et de la mise en scène pour aller vers quelque chose de transmissible de cette mémoire. Je rappelle quand même qu’un certain nombre d’historiens ont fait des enquêtes auprès des enfants de Mai 68, dont les parents ont fait 68. C’était au moment des grèves de 86, quand on demandait aux élèves grévistes si, selon eux, tout cela avait une connotation de Mai 68. Ils disaient : Non, sûrement pas, pas du tout, en Mai 68 de toute façon ils ne pensaient qu’à se battre, et nous on pense à refaire le monde. Il faut qu’il y ait vraisemblablement des passeurs qui ne soient pas forcément les mêmes personnes pour qu’il y ait à la fois possibilité d’une fiction et possibilité de retravailler les archives. Troisième chose (et je rappellerai le film de Najman) : s’autoriser une distance que seule une présence très personnelle peut trouver. Ce qui m’a gêné dans le film de Goupil, ce n’est pas qu’il est narcissique, c’est le ton du film qui est désagréable. Le mélange entre le commentaire et la voix de Goupil m’insupporte, alors que la conclusion dans le film de Najman est bien de faire en sorte qu’il y ait un travail sur la passation de l’esprit des morts. Penser l’esprit des anciens et faire confiance à une parole. Alors que Goupil ne fait confiance à aucune parole puisqu’il fait son commentaire off là-dessus.
Laurent Roth : Le mot d’archives brutes me hérisse toujours. C’est un non-sens et je voudrais rendre hommage à Pierre Bonneau qui dans son film est tout le temps à la bonne place avec sa caméra. Il est juste derrière vous et c’est lui qui a tourné le film. Tout l’objet de cette programmation, c’est aussi de dire qu’il ne peut y avoir de mémoire que sur des traces qui sont déjà signées par des auteurs. Alors, s’il y a des archives brutes, nous sommes les victimes de cette brutalité.
Intervenant dans la salle : Je vais essayer de me placer dans la continuation de ce qui vient d’être dit. Il me semble assez important d’essayer à l’heure actuelle, au moment de cette fin du débat que l’on sent proche, peut-être de repartir du début. Jacques Hassoun posait la question suivante : « Mais qu’est-ce qui a été détruit quand on s’est trouvé confronté à ces images ? » Nous avons tous une histoire avec ces images, que l’on appartienne ou non à la communauté juive. J’ai l’impression, dans la dramaturgie même de la présentation et sa sélection, qu’il y a quelque chose qui nous indique des possibilités de répondre. Najman est très présent dans son film, et à aucun moment on n’a eu le sentiment que c’était un effet de narcissisme. Pour peut-être réagir par rapport à l’idée qui a été soulevée de « Tous ensemble » , de la communauté et du retour du politique. Ce qui a été détruit, c’est la possibilité de construire la communauté. A l’heure actuelle, cela me paraît plutôt être un retrait du politique sous lequel on plie tous et, effectivement, quels sont les récits et quelles sont les images qui vont porter ces récits pour nous aider à nous tenir en face ?
Intervenant dans la salle : Il y a des suicides qui ont annoncé cela aussi… Le lapsus de l’action politique, et c’est bien là que se pose aujourd’hui la possibilité de parler encore de la communauté, d’en parler entre nous comme des individus confrontés à cette limite, face à notre fin. Cette fin-là est pour nous déterminante, d’où peut-être le film de Najman, car elle nous est signifiée par ceux qui n’auraient jamais dû en revenir.
Jacques Hassoun : Écoutez, ce que vous ouvrez comme question est énorme à cette heure-ci… Je me souviens de l’époque où existait un bulletin dans l’éducation nationale qui s’appelait L’école émancipée. Il a été un temps important de la pensée qui existait dans l’Éducation nationale. Ce que vous avez dit m’a fait penser à une réflexion d’un collègue qui vivait aux États-Unis — il est décédé — et disait qu’en fin de compte, la société nord-américaine nie la mort. Il a fait toute une réflexion sur la façon dont on prépare le mort dans ces espèces de lieux où l’on met le cadavre, on le pomponne, on lui dessine un beau sourire, bref, il est plus que vivant et pourtant c’est du cadavre. C’est peut-être contre cela que nous avons à nous élever, contre ce simulacre de politique auquel nous sommes confrontés depuis un certain nombre d’années et qui ne fait que témoigner de la chose la plus épouvantable qui soit, c’est-à-dire la défaite des liens sociaux. On ne peut pas comprendre, et là on déplace la question. On ne peut pas comprendre ce qui se passe dans les banlieues si on ne comprend pas l’éclipse du politique. Je m’explique. Toutes les immigrations précédentes de ce siècle et du siècle dernier étaient immédiatement, pour la plupart d’entre elles, reprises en compte par une série d’associations branchées sur des mouvements politiques, et ce que l’on appelait en yiddish les associations originaires. Il y a une pensée complètement nouvelle qui est la pensée de l’ethnicité du rejet, d’avoir la haine, qui vient remplacer complètement une pensée politique. Ces sas d’intégration se sont absentés, ils n’existent plus. Peut-être que cette question d’immigration, soulevée par cette pétition qui circule entre nous, fait que l’humanité revient prendre la place, ou que je ne sais pas trop quoi vient prendre la place. La vraie question c’est : comment refaire du lien social, comment refaire du tissu social ?
Antoine Spire : Est-il possible que ce soit une analyse rationnelle qui aille plus loin que ce texte ? Une analyse qui soit suffisamment féconde pour essayer de répondre profondément à la question de façon rationnelle, et pas seulement en y répondant de façon humanitaire. Y répondre de façon humanitaire, c’est faire l’impasse sur le politique, ce qui revient à faire l’impasse sur la mémoire. Est-ce que c’est faire l’impasse sur ces sas d’intégration ? C’est faire l’impasse, au fond, sur ce qui a permis à ceux qui nous ont précédés de s’intégrer, donc de faire la société française. Si on refuse le passage par le politique, si on fait un court-circuit par l’humanitaire, eh bien, il n’y a rien de pire. Il n’y a rien de plus grave que cette idéologie des droits de l’homme imbécile sans fonction politique, sans vision critique et sans analyse du contexte socio-économique dans lequel ces droits sont bafoués.
Laurent Roth : Je voudrais juste signaler que nous empiétons sur la séance de signature des livres d’Antoine Spire et de Jacques Hassoun. Je proposerais de terminer volontiers sur leurs deux interventions. Je voudrais aussi répéter combien pour moi cette parole partagée autour des films est le gage d’une réussite, parce qu’il faut que les objets soient parlés entre quelques-uns, avant d’être communiqués à un public qui lui-même a envie d’entrer dans le cercle. En mon nom propre et en votre nom, je voudrais remercier très chaleureusement Antoine Spire et Jacques Hassoun pour le temps qu’ils ont consacré à cette programmation.
Rencontre organisée à Lussas par Laurent Roth
Débat transcrit par les États généraux du documentaire et mis en forme par Gaëlle Hermant.
- A Painful Reminder: Evidence for All Mankind | Brian Blake, Lord Sidney Bernstein | 1985 | 38’
- Citroën-Nanterre | Guy Devart, Édouard Hayem | 1968 | France | 1h03
- Falkenau, vision de l’impossible | Emil Weiss | 1988 | France | 1h02
- L’Enclos | Armand Gatti | 1960 | France | 1h45
- La Longue Route | Alfréd Radok | 1949 | Tchécoslovaquie | 1h48
- La Mémoire est-elle soluble dans l’eau ? | Charles Najman | 1996 | France | 1h35 | 35 mm
- La Reprise du travail aux usines Wonder | Jacques Willemont | 1968 | France | 10’
- Les Derniers Marranes | Frédéric Brenner, Stan Neumann | 1990 | France | 1h30
- Les Yeux brûlés | Laurent Roth | 1986 | France | 59’ | 35 mm
- Lumière | André S. Labarthe | 1995 | France | 52’ | Vidéo
- Mourir à trente ans | Romain Goupil | 1982 | France | 1h35
- Shoah | Claude Lanzmann | 1985 | France | 9h30
Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 9, 4e trimestre 2000)