Martine Markovits
Révolution Zendj de Tariq Teguia a été projeté à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, le 4 novembre 2014, dans le cadre de la programmation vidéo-cinéma, rencontres-projections explorant les liens entre les écritures du film et les problématiques à l’œuvre dans l’art contemporain, aux frontières du cinéma expérimental, du documentaire, et de la video, sous la responsabilité de Martine Markovits. Séance organisée en partenariat avec Les Yeux de l’Ouïe, réseau de diffusion et de création sonore et visuelle. La projection a été suivie du présent débat entre Tariq Teguia et le public. Transcription et mise en forme Martine Markovits.
Présentation avant le film
Tariq Teguia : Pour les plus courageux d’entre vous – ceux qui assisteront à la totalité de la projection je veux dire – j’espère que l’on en rediscutera après. Avant cela, je voudrais apporter une seule précision : ce film a été écrit et a commencé à être tourné avant que ne débutent ce qu’on a pour habitude d’appeler aujourd’hui les « révolutions arabes ». Cette précision non pour dire qu’avec mon frère Yacine, avec qui j’ai co-écrit le scénario, nous serions des devins, mais que les choses étaient là et qu’il fallait seulement les saisir. Il faut regarder ce film non pas à l’aune de ce qui se joue encore, mais de ce qui s’est déjà joué et qui continuera à se jouer. Disons donc que ce film n’est pas sur les révolutions arabes en cours, même si, malgré tout, il les traverse de part en part autant qu’elles le traversent. C’est tout ce que j’ai à dire pour le moment.
Débat
— Martine Markovits : C’est plus un conte philosophique… Peut-être juste pour démarrer… Comment s’écrit un film comme celui-ci ?
— Comment s’écrit un film comme celui-ci ? D’abord avant l’écriture il y a des déplacements, il y a des voyages, en Algérie évidemment, mais aussi au Proche-Orient, en Égypte, en Syrie, au Liban, puis en Europe, en Grèce. Et de ces voyages, quelques notes, quelques impressions et un premier texte, qui s’appelait, qui s’appelle toujours d’ailleurs « Figures dans un paysage ». Et à partir de ce texte, on écrit avec mon frère un deuxième texte qui a la forme classique d’un scénario. Je reprends alors la route pour affiner les choses, repérer un peu plus précisément et réécrire éventuellement. Puis, quand cela devient possible, nous tournons. Voilà, c’est donc beaucoup de déambulation, de marche, d’allers et retours entre les espaces et le texte, avec le souci d’être attentif à ce qui devient.
— Question du public :… [inaudible]
— D’où je viens ? Des études de philo, pas des études d’arts plastiques. La photo ? J’en ai fait un peu. Mais j’ai beaucoup regardé celles des autres. La photographie américaine en particulier. Mais j’espère ne pas encadrer, cadrer seulement, c’est important. En écrivant un scénario, nous ne cherchons pas un calque des formes classiques de narration. Ce n’est pas vraiment notre souci.
Le jeu des acteurs ? Les acteurs sont un des éléments du film et un des éléments du cadre.
Donc voilà, il faut faire un film avec tout ce qui tombe sous la main. Et il faut aller contre ce que nous dit le mode d’emploi de la caméra Panasonic que j’utilise. Il faut faire contre beaucoup de choses et je peux le faire aussi parce que je travaille avec mon frère qui est aussi le producteur du film. Avec assez peu d’argent finalement. On reste assez libres. Je travaille avec un directeur photo qui n’en est pas un, qui vient de la photographie de presse. Donc voilà, c’est peut-être aussi le résultat de notre insouciance.
(Rires)
— Martine Markovits : Un long cheminement ?
— Oui, un long cheminement comme je l’ai dit en préambule, même si, paradoxalement, le scénario proprement dit, celui présenté pour trouver de l’argent, a été écrit en un mois, guère plus. Je sais que les commissions de lecture et de financement des films veulent des formes assez particulières, reconnaissables. On fait ce qui est attendu à cette étape de la production, mais cela ne veut pas dire que le scénario est la forme définitive du film. Loin de là. Il y a plusieurs scènes dans Révolution Zendj, – mais c’était vrai aussi dans les précédents films – qui n’étaient pas dans le scénario et qui ont été tournées alors que le montage était très avancé. Des scènes qui sont devenues nécessaires à l’équilibre du film. Pas nécessairement en termes de narration – ce n’est pas ça en général mon problème – mais en termes de masse. Là, on parle d’arts plastiques – vraiment en termes de masse et de rythme. Et ça, je ne peux pas toujours le savoir à l’avance, et heureusement d’ailleurs. Ça m’ennuierait beaucoup, c’est vrai, d’avoir à – comment dire ? – juste mettre en boîte un scénario. Ce n’est pas ça la question. La question, c’est les formes. Et le discours vient des formes elles-mêmes. Et les formes je ne peux pas toutes les anticiper. Elles viennent de l’instant, souvent de l’improvisation mais l’improvisation, elle, demande une longue rumination. Il n’y a pas de story-board évidemment. Il n’y a rien de tout ça. Cela veut dire aussi – et je rappelle la chance que j’ai de travailler avec mon frère – qu’il faut savoir quelquefois dire « adieu » au plan de travail d’une journée ! Et puis je peux demander à retourner des choses. Il y a plein de choses que j’ai ratées. Il en subsiste certaines que je n’ai pas pu retourner, des choses que je n’aime pas. Mais quand je peux le faire, par tâtonnement, j’essaie autre chose jusqu’à trouver la forme qui dira le fond et qui sera le fond.
— Question du public : Je m’interrogeais sur comment vous est venue cette idée de la révolution Zendj ? Comment c’est venu ?
— Eh bien, je n’en sais plus trop rien à vrai dire, ça pousse par le milieu, comme dirait l’autre. Donc je ne sais plus. Ce que je sais en revanche, c’est qu’après avoir terminé un second long métrage qui s’appelait Inland, qui lui-même en suivait un premier qui s’appelait Rome plutôt que vous, je voulais continuer à travailler sur l’Algérie, à questionner son histoire et sa géographie. Je voulais étendre la carte. Rome plutôt que vous s’interrogeait sur l’Algérie contemporaine, le contemporain de l’époque, c’est-à-dire la guerre civile, un road-movie au ralenti dans les rues d’Alger sous couvre-feu. Inland recourbait la ligne dans l’après-guerre civile. Plutôt que la recherche d’un passeport pour passer au Nord, c’était la plongée vers le Sud, la réinscription de l’Algérie sur son continent, c’est-à-dire l’Afrique. Et donc à chaque fois des cartes, à chaque fois un souci cartographique et même topographique, d’arpentage, de mesure, de travail sur les distances. Et là il me semblait assez évident qu’il fallait encore plus déployer les espaces. Et qu’est-ce qui nous restait, nous Algériens à explorer ? Il nous restait cette chose qu’on appelle le monde arabe, le sous-continent arabe – c’est une image de Fernand Braudel – et évidemment cet autre espace fondamental qu’est la Méditerranée, qu’on partage avec le Nord justement. Et donc quelles étaient les questions autour de ce monde arabe et autour de cette Méditerranée ? Ce qui m’a paru évident en voyageant, cela a été la question de la mondialisation, et la mondialisation de quoi ? Du capital. Et donc ma question c’était comment pouvait-on répondre à cette mondialisation là ? Qu’est-ce qu’on pouvait lui opposer ? Quelles luttes, quels contrefeux allumer ? Voilà comment les choses s’installent. Alors je pourrais trouver un autre angle mais cela a été à peu près ça. C’est comment étendre la carte et la question des luttes présentes et des luttes passées. Alors cette extension là elle est à la fois verticale, la révolution Zendj et sa profondeur historique mais elle a un écho singulier avec ce qui nous arrive aujourd’hui, ce qui va vous arriver, j’espère.
— Corinne Bopp : Merci pour ce très beau film, j’ai été très sensible à ce que vous dites, en regardant le film, c’est à dire les inscriptions dans les lieux, qui sont tous des lieux qui me sont absolument inconnus, je ne suis jamais allée dans les lieux dont vous parlez, seulement en Grèce.
— A Thessalonique ? Le Détroit de Thessalonique ?
— Corinne Bopp : Mais pas à Thessalonique… Du coup, la question que je me pose c’est, – excusez-moi la question est certainement très naïve – à la fin quand on est en Irak, je me dis : « Il faut qu’on soit en Irak. » C’est-à-dire que ces herbes, vous pourriez les trouver j’imagine dans beaucoup d’endroits mais moi, j’ai besoin qu’on soit vraiment en Irak, que l’herbe verte là au milieu de l’eau, pour que le film s’inscrive et que cela ait du sens, ma question est : est-ce que ça a vraiment été tourné là-bas ?
— À votre avis ?
— Corinne Bopp : Pour moi oui, mais je sais qu’il peut arriver qu’il y ait des impossibilités de tourner.
— Vous ne vous êtes pas posé la question de savoir si nous étions en Grèce, à Beyrouth, dans le Sud algérien, à New York ?
— Corinne Bopp : Non parce que j’ai reconnu, j’avais des éléments d’identification.
— De repère…
— Corinne Bopp : De repère. Et je n’en avais pas à cet endroit là.
— Eh bien, le Chott-el-Arab, c’est-à-dire l’estuaire du Tigre et de l’Euphrate, peu de gens en ont une idée claire. Moi-même avant de le voir, je ne savais pas. Alors, c’est du cinéma. Je ne dirai pas précisément comment on a fait les choses mais disons simplement que cela a été reconstitué. Alors pour quelle raison cela a été reconstitué ? Effectivement mon souci est de toujours essayer de tourner là où c’est censé être, là où la scène se passe telle qu’écrite dans le scénario. C’est vrai pour l’ensemble du film, excepté pour celle-ci. Je peux vous dire qu’après tout Coppola a filmé son Vietnam aux Philippines et l’immensité désertique des westerns américains est tournée sur 50 kilomètres carrés. On a demandé un visa pour l’Irak qui ne nous a jamais été accordé. Un refus signifié au bout d’une année et demie d’attente. C’est l’une des raisons – mais ce n’est pas la seule – qui a fait que ce film a été long et difficile à faire. On a donc été contraint de réinventer l’Irak. J’aurais pu me résigner à abandonner cette séquence, écrire autre chose. Je n’ai pas voulu le faire, malgré mon désir de toujours filmer là où doivent être les choses. Et au final, je crois que cette reconstitution contrainte est aussi juste que ce que peut être le vrai Chott-el-Arab.
— Corinne Bopp : Vous l’aviez vu, vous, dans vos pérégrinations dont vous parlez en repérage ?
— Aujourd’hui on regarde des images …
— Corinne Bopp : Vous y étiez allé ?
— Non, non, on n’a jamais eu de visa. Mais je me suis documenté, j’ai visionné d’autres films. Il y a un travail de recherche que je peux faire, et donc on a reconstitué les choses, en Égypte, et je peux vous dire que c’est vraiment, vraiment très similaire. Je crois aujourd’hui que si nous avions eu la chance d’avoir un visa pour l’Irak, on aurait eu d’énormes difficultés à tourner dans un pays toujours en guerre. Les conditions auraient été telles… D’une part, à cause du coût – quand il y a danger cela fait exploser les coûts – et d’autre part, il aurait été difficile de prendre le temps de cadrer, d’installer les plans, de réfléchir à ce que l’on faisait, de chercher et trouver l’espace adéquat, avec la lumière désirée. Il fallait poser la caméra – surtout à ce moment-là du film, le moment de la dérive, le temps de l’hébétude – et ce temps-là il ne nous a été donné que parce qu’on a pu reconstituer le Chott-el-Arab dans un lieu plus paisible. Dans un pays en guerre, cela aurait été très difficile.
— Corinne Bopp : Mais absolument et ce n’est en aucun cas une critique ou quoi que ce soit, voyez...
— Non, non.
— Corinne Bopp : Juste une sensation, la sensation bien sûr, pas seulement parce que je ne reconnais rien, que je n’ai pas d’indices, mais aussi parce que je sais les difficultés réelles, de la réalité pour y aller, c’est pour cela aussi que je me suis posé la question, mais en tout cas voilà.
— Je regrette Bagdad, si je dois regretter quelque chose. Même si les rives du Tigre sont là quand même.
— Corinne Bopp : Non mais parce que voilà cette inscription sensible est très importante, elle incarne les choses, elle leur donne des racines.
— Oui, bien sûr, et donc je peux vous dire que cela a été un déchirement. Mais je n’ai pas renoncé, donc on a fabriqué, avec beaucoup de difficultés aussi d’ailleurs, parce que là où on a filmé sur le Nil et son estuaire c’est aussi interdit ! Donc voilà.
— Corinne Bopp : Mais cela raconte quelque chose aussi cette histoire- là, l’histoire de la réalité du tournage.
— Absolument.
— Monique Bonaldi : Pour vous l’omniprésence des reflets dans le film, qui sont assez magnifiques d’ailleurs, la façon dont ils sont exploités, ça signifie quoi pour vous, pourquoi avoir autant ?
— J’ai une réponse mais la vôtre ?
— Monique Bonaldi : J’étais sûre que vous alliez me retourner la question.
— Oui, pour une raison simple, c’est que, évidemment j’ai une réponse, même plusieurs, mais ce qui m’intéresse c’est comment vous les avez reçus, comment vous les avez saisis ces reflets, ces réflexions ?
— Monique Bonaldi : C’est la complexité des situations, le fait que les choses ne sont pas aussi simples et frontales qu’elles ne semblent.
— C’est dit d’ailleurs à un moment dans le film, par un journaliste libanais qui affirme « N’avoir rien compris à Beyrouth. Les Arabes qui étaient à Beyrouth dans les années 70-80 n’ont jamais rien compris à Beyrouth, ils vivaient dans leur ghetto et nous-mêmes Libanais nous n’avons rien compris à Beyrouth ». Filmer Alger, je pense pouvoir le faire parce que c’est une ville que je connais. Le Sud algérien, le cœur du cœur du pays, c’était déjà un peu plus problématique, mais je pouvais le faire aussi. En revanche, aller filmer Beyrouth, cela devenait compliqué. Beyrouth et New York. Deux villes qui ont été beaucoup filmées, photographiées, et notamment New York, c’était une vraie question. Où ? Quelle distance ? Quel point de vue ? Où placer une caméra ? Dans quelle direction regarder ? Pour filmer ces villes qui ont été photographiées tant et tant de fois. Je me suis intéressé plus jeune à la photographie américaine. J’étais donc plein, trop peut-être, de ces images. Et pour Beyrouth, même chose, j’ai des amis cinéastes libanais et ils ont filmé cette ville. L’un d’entre eux joue dans ce film, Ghassan Salhab. Comment filmer une ville que je ne connaissais pas sans tomber dans la redite ou dans le cliché ou dans le déjà-vu ? Il faut passer par ses propres frayeurs sans doute et tenter de les dépasser. Les reflets sont donc une des manières de dire mon propre effroi face à cette ville insaisissable, devant la difficulté à voir les choses. Une autre raison du reflet, de la diffraction, tient à une autre question : comment filmer la matière des fantômes ? Il est beaucoup question de ça dans ce film. Au commencement du projet Révolution Zendj, la question était celle-là. Comment filmer des fantômes ? Les reflets sont une manière de leur donner, à un moment donné, sur la surface d’une baie vitrée, dans une porte qui s’entrouvre, une consistance, même éphémère. Un reflet est saisi, et dans ce saisissement, les fantômes apparaissent, pour disparaître, de nouveau.
— Monique Bonaldi : Il y a même un jeu à un moment sur une projection, Il y a un faux-reflet, un reflet plus une projection, j’avais l’impression, quand ils sont face à face.
— Là, c’est une projection, un reflet plus une projection, oui, assez particulière, là, oui, puisqu’il s’agit de Ici et ailleurs de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville. Après on peut discuter !
— Monique Bonaldi : Pour les reflets, moi, ce que je trouve très beau, c’est que j’ai des morceaux de hors-champ dans le champ, et qui sont également inatteignables.
— Absolument. C’était l’un des enjeux par exemple de la scène de la danse dans l’appartement à Beyrouth. Dans le scénario, il était question d’un unique plan séquence. Sur le tournage et en post-production, cette idée de plan unique a été partiellement abandonnée car trop complexe techniquement et surtout inutilement affectée. Cette séquence comprendra au final plusieurs plans. En revanche, introduire les reflets de ce qui se passait dans l’autre immeuble a permis de capter un espace et son envers sans la contrainte et l’ennui d’un montage alterné. On allait pouvoir tout mettre dans le cadre : le champ et le contre-champ.
Godard dernièrement l’a fait, mais différemment, dans Adieu au langage tourné en 3D. Dans certaines séquences, l’œil gauche percevait un champ tandis que le droit voyait le contre-champ de la même scène. Pour visionner ces séquences sans trop de peine oculaire, il fallait ouvrir un œil et fermer le deuxième. De la 3D mais avec un seul œil, est-ce possible ? On avait le champ et le hors-champ mais il fallait fermer un œil. Mais dans Révolution Zendj non, avec les deux yeux ouverts, on voyait le champ et le hors-champ.
— Monique Bonaldi : Un clin d’œil à la Chasse au Snark… ?
— Je n’ai pas pensé à cela, ou pas à ce moment-là. Alors, ah oui, d’accord, un Snark aux allures de Boojum. Oui avec une carte justement, une carte privée de légende, et c’était bien cela le problème de ce reporter algérien qui partait déjà, on s’en souvient, en disant « je risque de ne rien trouver ».
— Monique Peyrière : Moi, ma curiosité porte sur les acteurs et sur la relation que vous avez avec eux. Qu’est-ce que vous leur proposez, comment est-ce que vous posez le cadre sur eux, comment vous les mettez dans le cadre, qu’est-ce qu’ils font, quelle est leur liberté possible d’évoluer dans le cadre et accessoirement, on revient à la question godardienne. Est-ce qu’il y a une filiation pour vous avec Godard ou c’est seulement une citation du film ?
— Alors ce n’est pas qu’une citation, je considère cette scène dans la galerie d’art à Beyrouth comme un dialogue avec ce film-là en particulier, où Godard et Miéville se posaient la question justement de la fin de la militance de gauche, de ses échecs répétés.
Il se trouve que c’est une question qui est reconduite constamment dans le film, et la question de la Révolution, de la Révolution française. Honnêtement ce film-là, cette séquence-là du film, oui. Mais je n’ai pas un très grand savoir sur le travail de Godard. Je connais mais ne suis pas si acharné et précis qu’on pourrait l’imaginer, cela reste très vague au fond, vraiment très vague. On pourra revenir là-dessus, mais je vais essayer de répondre maintenant à la première partie de la question, les acteurs. Les acteurs, beaucoup n’en sont pas, même si certains commencent à le devenir. Ce sont des amis, on a commencé à faire quelques films ensemble. Fethi Gares, qui joue le premier rôle, a joué dans Inland, il jouait dans le précédent aussi, dans les courts métrages, il est ingénieur, syndicaliste dans la vie, il n’est pas acteur. L’interprète de Nahla, Diana Sabri, jeune Palestino-grecque, est danseuse. Je pourrais multiplier les exemples. Il y a quelques acteurs. Les jeunes Grecs sont des acteurs, maintenant ils le sont, à l’époque du tournage ils étaient encore étudiants en théâtre. Ce que je leur dis, en général, il y a le texte, qu’ils reçoivent la veille, mais pas beaucoup plus tôt, et je pose la caméra et je leur dis de faire ce qu’est le texte, sans indication, il n’y a pas de précision du style « Tu es dans cet état-là », « Tu dois exprimer ceci ». C’est le texte, c’est la situation qui va générer leur jeu. Et moi, à partir de ce qu’ils proposent, le plus souvent, je vais leur demander d’enlever, il faut enlever. Ou alors, quand un geste m’intéresse, qui est le leur, on va le préciser. D’où que cela sonne juste. Mais je fais beaucoup de prises en général, beaucoup de prises, pas pour tout, mais souvent beaucoup de prises. Et c’est comme cela que j’affine, je recadre, je déplace. Ils respectent le texte, je fais en sorte que le texte soit respecté, mais pas toujours de manière très stricte, pas comme Straub par exemple.
Après ces premiers calages, on essaie, je ne dirais pas au millimètre, ce ne serait pas vrai, de trouver le rythme, la chorégraphie. Les choses se font petit à petit, en repositionnant, en ajustant. Voilà, je suis ouvrier ajusteur et c’est vrai, c’est comme cela que ça se passe. Des ajustements permanents jusqu’à arriver à une forme qui me semble correcte.
— Question du public : Je voulais vous demander, quand, ce sont les Mozabites je pense, qui les premiers dans le film parlent de Zendj, est-ce que c’est dans la mémoire algérienne ou dans la mémoire du peuple arabe ? Autre chose, j’aime particulièrement vos films, je les ai tous vus, je revois pour la deuxième fois ce film que j’ai découvert à Manosque, j’aime particulièrement la façon dont vous montez, il y a un contenu, très intéressant, et j’aime beaucoup la façon dont, là ces reflets, ces fantômes, cette poésie, cet art de l’image, et aussi cet espoir qu’il y a par rapport à la révolution et par rapport à la jeunesse, ce que vous dites dans le film. J’aime particulièrement ce contenu avec sa beauté particulière, qui est la vôtre.
— Ce ne sont pas que des questions ! Mais je vais quand même essayer de répondre à la première proposition. Le peuple arabe, les peuples arabes, les Mozabites d’ailleurs ne sont pas Arabes, mais Berbères, je pense que vous posiez la question de savoir quelle était la place de la révolution Zendj dans la mémoire collective du monde arabe. Alors, s’il est vrai qu’ici en Europe cette histoire n’est pas connue, il me semble qu’elle occupe dans le monde arabe une place très paradoxale pour des gens qui sont disons, pour faire court, relativement éduqués, historiquement et politiquement. La révolution Zendj a servi dans les années 70 et même plus tard comme modèle révolutionnaire possible. De la même façon que Spartacus a inspiré les révolutionnaires allemands Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg fondateurs de la Ligue spartakiste au moment de la révolution en Allemagne de 1918 à 1919. Voilà un peu la fonction qui a été assignée à la révolution Zendj dans le monde arabe par la gauche. Cependant, dans toute la littérature qui précède, chez les chroniqueurs musulmans, je pense ici en particulier à Tabarî qui évoque dans ses chroniques cette révolte, les Zendj étaient considérés comme le fruit d’une hérésie, le maître des Zendj était assimilé à un faux prophète, un usurpateur. La frange de la population en Algérie qui connaît l’histoire des Zendj à travers le récit de Tabarî et de ses suiveurs, n’en retiendra que la dimension hérétique. D’autres, qui s’appuient sur sa puissance de contestation révolutionnaire, vont l’utiliser comme modèle. Ce qui s’est passé dans les années 70 et 80 quand les gauches arabes à l’image des gauches dans le monde donnaient de la voix. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins le cas, donc à l’image de l’effondrement des utopies, dans le monde arabe, cela ne dit plus trop grand-chose.
— Question du public : Parce qu’il me semble que ce devait être à Ghardaïa, dans les propos des Mozabites, il y avait quelque chose d’un peu péjoratif « ils nous prennent pour des Zendjs ».
— C’est très ambigu, effectivement. Le jeune mozabite – de Berriane d’ailleurs plutôt que de Ghardaïa – dit « Ils nous prennent pour des esclaves » mais il ajoute « Nous sommes aussi capables de révolte ». C’est irrésolu je l’admets. De ce point de vue-là, nous n’avons pas voulu insister sur cette dimension religieuse. Les Mozabites eux-mêmes appartiennent à l’ibadisme, une branche très minoritaire de l’islam qui n’est ni le sunnisme, branche majoritaire, ni même le chiisme, mais une troisième voie dite, aux premiers temps de l’islam, kharidjisme, c’est-à-dire « ceux qui sont sortis ». C’est un terme péjoratif car il sous-entend que les tenants de cette doctrine ne sont plus des musulmans. Lorsque les Mozabites font référence à leur doctrine religieuse, ils parlent d’ibadisme. En plus des Mozabites, on trouve d’autres communautés ibadites à Djerba et je pense à Bahreïn. C’est un islam profondément égalitaire. D’où aussi dans Révolution Zendj ces plans du cimetière où l’on voit quelques tessons signalant une tombe. Quel que soit le statut du défunt, il ne subsiste que des traces modestes. Comme beaucoup de communautés berbères, la société mozabite est traversée d’un idéal égalitaire. Il y a des choses comme ça dans ce film, perlées, sur lesquelles c’est vrai, je n’insiste pas, pour lesquelles il faut peut-être faire aussi un travail personnel de recherche. Mais j’ai souhaité conserver en l’état ces allusions, sans trop les simplifier, sans vouloir non plus les éluder ou même, à l’opposé, trop les expliquer parce qu’après cela deviendrait du didactisme ou un autre film.
— Claudie Jouandon : J’ai beaucoup apprécié votre film, mais j’ai particulièrement apprécié une scène, c’est arrivé dans le désert, et c’est là que se trouvaient les pièces, cette simplicité, cette façon dont vous avez mis en scène ce moment, un retournement sur l’ensemble du film, parce qu’on cherche. Vous avez l’art de faire des images à la fois qui vous entraînent dans des réflexions philosophiques et des discours politiques et puis on passe parce qu’il y a dans vos images une espèce de porosité, de sensibilité, de sensualité, qui nous entraîne, puis à un moment, on se dit « Mais où est-on ? », on est paumés comme eux dans le désert. On voit les gens qui débarquent, qui risquent de nous attraper, on ne sait plus très bien où on est, et puis soudain cette scène que j’ai trouvée magistrale, d’une simplicité extrême, et là, on atteint quelque chose de très fort, on cherche quoi, on ne sait pas trop, et puis là, un face-à-face d’hommes, j’ai trouvé cela extraordinaire. Je ne sais pas comment l’idée vous a traversé. Le point d’orgue du film, les images sont sublimes. Cela nous arrête à la fois dans la sensibilité, et dans la philosophie, et dans la politique. Là j’ai trouvé quelque chose de très très fort.
— Ce n’est pas une question mais je vais quand même essayer de poursuivre ce que vous dites. Ce que nous recherchions et cela prolonge ce qui a été dit tout à l’heure à propos des reflets, des diffractions, de l’inconsistance de Beyrouth. Là, dans le Chott-el-Arab, dans l’estuaire du Tigre et de l’Euphrate, il fallait filmer une obstination, une persistance, des lueurs, des lucioles. Et c’est au fond de l’œil de cet homme qui se dévoile et qui nous dit « nous sommes là » que je l’ai trouvé. Voilà ce que j’ai voulu filmer. Il fallait que ça s’incarne, que ça se cristallise. C’est ce moment-là que j’ai tenté de saisir. Maintenant est-ce que c’est gagné ? Je n’en sais rien, mais enfin voilà ce qui était recherché, la permanence. Il m’a fallu m’y reprendre à plusieurs fois (trois fois si ma mémoire ne me trompe pas), retourner sur les lieux de tournage (avec les centaines de kilomètres de route que cela implique), il a fallu filmer plusieurs visages, sous différentes lumières. Epuisant mais nécessaire.
— Question du public : Ma question c’était de savoir si le prénom de l’actrice, donc Nahla, avait une filiation avec le cinéma de Beloufa.
— Oui effectivement, une filiation avec le film de Farouk Beloufa que j’aime énormément. Pour celles et ceux d’entre vous qui ne le sauraient pas, il y a un film algérien qui s’appelle Nahla, réalisé par Farouk Beloufa. Ce cinéaste n’a malheureusement fait qu’un long métrage, mais magistral, un film tourné en 1979 je crois. La guerre est installée au Liban depuis 1975. Un journaliste algérien se rend à Beyrouth et va rencontrer une chanteuse qui perd sa voix, Nahla justement. Il y croisera aussi Hind une militante palestinienne et Maha une journaliste. Révolution Zendj n’est pas à strictement parler une suite du film de Beloufa.
Avant de tourner, j’ai tout de même parlé de mon projet à Farouk. Notre personnage de Nahla est un peu la prolongation de celui de Beloufa, son extension, sa reprise, et de ce que j’ai dit un peu plus tôt à propos de la permanence, de l’obstination des luttes. On comprend dans Révolution Zendj que le personnage de Nahla est la fille de militants palestiniens, peut-être en un sens la fille d’un des personnages féminins – qu’elle se prénomme Nahla, Maha ou Hind – du film de Beloufa. Ce qui est aussi vrai de Diana Sabri l’interprète du rôle. Elle est la fille de militants palestino-libanais qui se sont battus dans les rues de Beyrouth et qui en 1982, au moment de l’invasion israélienne, ont quitté le Liban. Certains sont partis en Tunisie, en Jordanie, en Jordanie, en Algérie, mais aussi quelques-uns en Grèce. J’ai rencontré Diana Sabri après avoir écrit le scénario. C’était extraordinaire de trouver cette fille-là à Athènes. Donc voilà on continuait une histoire personnelle, familiale, amicale, une histoire de militants engagés dans des luttes. Lesquels, malgré la quantité absolument considérable, astronomique d’échecs, ne désespèrent jamais totalement. Si le pessimisme est là, il essaie de rester actif.
— Monique Peyrière : Je voudrais réagir à ce que vous venez de dire parce que pour moi au contraire ce qui est de plus collectif et de plus partageable, c’est vraiment le souvenir de l’échec. C’est-à-dire que s’il y a une filiation, s’il y a une mémoire collective, c’est celle-là et c’est parce qu’il y a eu, parce que l’on peut partager le souvenir même de l’échec des révolutions, l’échec des rébellions, que l’on peut faire peuple, il n’y a pas d’autre peuple que cela.
— Oui, oui. Je ne pense pas avoir dit autre chose.
— Monique Peyrière : C’est un peu différent de l’espoir, le film se termine bizarrement. Pour moi la séquence de fin pourrait commencer le film pour s’interroger sur qu’est-ce qui fait qu’on est encore capable de faire cela, et ce qui fait qu’on est encore capable de faire cela, c’est précisément qu’on partage ensemble un échec qui devient un échec que l’on se transmet.
— Mais en même temps cela ne peut pas être que des échecs. Ceci dit, qu’appelez-vous un échec ? Par exemple on me dit que ce qui s’est passé aujourd’hui dans le monde arabe est un échec. Au final, on se retrouve avec des militaires en Égypte, une guerre civile et internationale en Syrie. En Tunisie, finalement, qu’est-ce que c’est ? La conjonction du vieux système recyclé en libéraux associés avec des islamistes. Peut-être qu’on pourra me corriger là-dessus mais c’est à peu près cela le résultat. Mais le fait même d’avoir défait un tyran, même cet échec là, qu’on constate, il est aussi partagé avec autre chose. Pour moi il n’y a pas que la défaite.
— Monique Peyrière : Non, non, non. L’échec et la défaite ce n’est pas la même chose. Le sentiment de l’échec, la mémoire qui se transmet de l’échec c’est ce qui se gagne malgré les échecs.
— Voilà, il s’est gagné quelque chose. Il s’est gagné dans le cas de la Tunisie et de l’Égypte cet exemple extraordinaire de la chute. Et on en voit encore les effets il y a quatre jours (1er novembre 2014). C’est que les Burkinabés se sont dit, ils n’ont pas été effrayés ou apeurés en pensant « Finalement on ne va pas le faire parce que de toute façon on va avoir pire après avoir sorti Blaise Compaoré ». Je ne suis pas sûr de bien comprendre la distinction que vous faites entre échec, défaite, les nuances que vous apportez. Je ne suis pas certain de saisir là où vous placez le curseur.
— Monique Peyrière : Une autre façon de dire les choses c’est que peut-être que dans ce film, moi, qui ne suis pas de l’autre côté de cette Méditerranée mais de ce côté-ci de la Méditerranée, cela me fait plus penser aux échecs de la Commune, aux échecs de 48, aux échecs divers et variés, dont je me sens complètement à la fois collectivement responsable.
— Oui, d’ailleurs Révolution Zendj – je devrais le préciser plus souvent – n’est pas seulement un film sur le monde arabe. C’est aussi un film sur la Méditerranée. Et donc la Grèce est là pour ça, pour rappeler ce qu’on partage avec l’Europe, et que cette histoire qui se joue aujourd’hui dans le monde arabe, elle concerne aussi ce qui se passe en Europe du Sud en particulier. Paradoxalement, alors que cette continuité/contiguïté des luttes m’apparaissait évidente, elle ne l’était pas pour les acteurs grecs avec lesquels j’ai travaillé. Lors de nos premières rencontres, ils ne comprenaient pas quel lien nous voulions faire avec leurs luttes du moment (contre les plans d’austérité imposés par l’Union européenne) et le monde arabe. Pourquoi cette mise en relation ? Et pour quelle raison ? A quel titre ? Ils ne le voyaient pas au moment de la préparation du film au printemps 2010. Je vous rappelle que les révolutions arabes ne démarreront qu’en décembre 2010 en Tunisie. Le premier jour de tournage de Révolution Zendj a eu lieu à Athènes lors d’une manifestation le 17 novembre 2010. Cette manifestation s’est déroulée normalement c’est-à-dire sur la forme d’une très longue procession d’étudiants venus commémorer la mémoire des victimes de la répression du régime des colonels le 17 novembre 1973 (en Grèce, ils ont aussi la mémoire de luttes).
Sauf que quelques mois plus tard – en mars 2011 – quand je suis revenu tourner avec les jeunes acteurs grecs, notre projet de film leur apparaissait sous une autre lumière. Pas seulement à eux d’ailleurs. L’été 2011, j’ai filmé des manifestations en Grèce qui ne se déroulaient plus selon la forme habituelle des longues processions finissant invariablement avec des charges hargneuses de la police. Les Grecs ont commencé à occuper des places, notamment la plus grande d’entre elles à Athènes, Syntagma. L’Espagne a connu le même phénomène avec l’occupation à Madrid de la Puerta del Sol. Même chose à New York avec le mouvement Occupy Wall Street. Leur modèle à tous, c’était l’occupation de la place Tahrir au Caire au moment de la révolution en Egypte. Donc voilà, je tentais de montrer comment ces choses-là étaient en relation, comment – et c’était important, je ne sais pas si c’est la première fois, mais c’est quand même une occasion assez unique – le Nord pouvait aller reprendre son souffle, de l’énergie pour ses propres luttes, une inspiration au Sud. Je me souviens de ce manifestant égyptien qui disait qu’avant la révolution, il prenait des nouvelles du monde en regardant la télévision. Lorsque le processus révolutionnaire a démarré dans son pays, c’était le reste du monde qui regardait l’Égypte en révolte. Pour finir sur ce jeu de miroir, précisons que les derniers mots du film « La ville a le pavé chaud Mademoiselle », proviennent d’un poème de Rimbaud à propos de la Commune. Les luttes, perdues, gagnées ne s’oublient pas. Elles servent à d’autres, sous d’autres cieux.
— Kamel Regaya : Cette histoire d’échec ou de réussite je pense qu’il n’y a pas d’échec ou de réussite à partir du moment où on peut mettre la révolution à un autre niveau qu’au niveau d’une simple action conjoncturelle. Parce que la Commune, on en parle encore, ce n’est pas un échec pour moi. Cela continue, elle est présente, et elle est encore active, même dans les discours des uns et des autres. Du coup c’est quand même quelque chose qui perdure beaucoup plus que d’autres choses qui ont réussi et qu’on a complètement perdues ou oubliées. C’est pourquoi les révolutions – et le film se place à ce niveau-là – les révolutions ce n’est pas juste une conjoncture de prise d’État ou de prise de pouvoir. Dans ce qui se passe en Algérie ou en Tunisie ou ailleurs, il y a toujours le jeu politique, comme dans toutes les démocraties aussi, un jeu politique de prise de pouvoir, de rapport de forces. Mais la révolution, elle, est ailleurs. C’est ce qui est tout le temps actif dans le désir des uns et des autres. Et le film est une cartographie mais ce n’est pas une cartographie ou une topologie de l’espace, même s’il y a de l’espace ou du territoire. C’est une vraie cartographie des désirs des uns et des autres. Le personnage va chercher son propre désir. Il part avec la révolution des Zendj. Ce n’est ni la révolution, ni les faits qu’il cherche à trouver. Il cherche à trouver un nom propre, une identité, un visage, le sien, en quelque sorte. Et c’est la rencontre… Cela se voit d’ailleurs dans la séquence assez intéressante du mur où on a les trois personnages. Cette scène est une reprise renouvelée de celle de Rome plutôt que vous, parce qu’on a cette scène-là, aussi dans Rome, cette scène de hitisme 1 (de hayt : mur en arabe), scène assez forte avec ce jeu d’entrée et de sortie de champ.
— D’accord apparition/disparition.
— Kamel Regaya : Apparition/disparition où même quand ils se parlent, il n’y a pas encore cette articulation du regard des uns et des autres. C’est pour cela que, est-ce que l’Algérie, la Tunisie, – l’Égypte je pense que c’est complexe –, ceux qui ont fait la révolution si on peut parler de révolution en Tunisie – puisque je suis tunisien je peux en parler – n’a rien à voir avec le jeu politique qui se fait actuellement. Cela continue, parce que ce qui a changé profondément, c’est la relation des uns et des autres, y compris dans les familles, et c’est cela qui est actif. Et tous les régimes, même renouvelés, ne peuvent rien y faire, parce que cela continue et cela continuera.
— Absolument, même le rapport à l’Etat est différent. Aujourd’hui, on peut effectivement se dire que nous assistons à un retour du même, puisque – sans que le cas tunisien nous occupe trop – ce sont des Ben Ali déguisés qui reviennent. En même temps non. Le rapport à l’Etat et à la répression qu’il a exercée depuis cinquante ans ne sera plus jamais le même. La parole a été prise, la figure du citoyen s’affirme. Donc la ligne de fracture est là. Appelons cela comme on voudra, mais c’est cette persistance là, cette relance perpétuelle qui m’intéressait. C’est peut-être de l’archéologie mais une archéologie qui ne chercherait pas des pièces mais une lueur dans un regard comme tu l’as bien fait remarquer.
— Monique Peyrière : D’ailleurs au moment où il cherche les pièces et où il est supposé trouver l’endroit, il y a juste une parole qui se dit, qui est « Nous sommes là » ou « Je suis là ».
— « Nous sommes là ».
— Monique Peyrière : Il y a juste cette ambiguïté, mais pour reprendre les histoires de révolution, je suis tout à fait d’accord pour dire que ce n’est pas le factuel qui est important mais l’idée même que l’on a pu échouer, si elle arrive à se transmettre, elle est la possibilité même de recommencer quelque chose de différent.
— Martine Markovits : Suspens… À suivre...
Tu veux ajouter quelque chose ?
— Je vous avoue que j’accompagne le film dans pas mal d’endroits, y compris à l’étranger et très souvent, les questions qui me sont posées ou les remarques qui me sont faites, tournent autour de : « La révolution, qu’est-ce-que vous en pensez ? » – arabe évidemment – et j’ai toujours le sentiment de devoir m’expliquer, de devoir faire des propositions. Je ne suis pas géopoliticien ou expert en je ne sais quoi. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a eu des salles quelquefois – cela dépend des pays, en Italie du Sud par exemple – où les questions concernaient la matière du film. Ce soir, je me réjouis d’avoir eu à répondre à des questions sur les formes. Là est mon souci. Je ne dis pas que les formes puissent être là pour elles-mêmes, cela s’appellerait du maniérisme. Les formes transportent quelque chose. Les formes c’est du fond remonté à la surface. Je sais qu’il est toujours difficile d’articuler dans une même question les enjeux de la forme et du fond.
C’est bien que cela se soit produit ce soir. Merci. Et voilà, j’ai une dernière requête si je peux me permettre. Ce film va être projeté ce vendredi soir, le 7 novembre au Ciné 104 à Pantin. Et il va sortir je l’espère en mars prochain, le 6 mars en France. Et il sera au Centre Pompidou en mars. Donc si cela vous a intéressés, parlez-en autour de vous. Merci. Je fais la promo !
Fiche technique
Acteurs principaux : Ghares Fethi, Diana Sabri, Ahmed Hafez.
Photographie : Hacène Ait Kaci, Nasser Medjkane.
Distribution commerciale en France : Zendj, société de production et de distribution.
Distribution réseau non commercial pour la France : Eclectic, Montreuil (France)
- Kamel Regaya fait ici allusion à une expression (et une pratique) algérienne et maghrébine désignant les chômeurs qui passent leur journée, adossés au mur, hayt en arabe, phénomène appelé « hitisme », et les personnes, « hitistes ».
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Révolution Zendj (Thwara Zanj)
2013 | Algérie, France, Liban, Qatar | 2h13
Réalisation : Tariq Teguia
Production : Le Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains, Neffa Films
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 51, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0051, accès libre)